Ce que l’art rock est devenu aujourd’hui
“The Show Must Go On: The Queen + Adam Lambert Story”
Netflix et YouTube
En 2012, Steven Tyler déclarait à Joe Perry venu lui souhaiter son anniversaire sur le plateau du télécrochet “American Idol” : “Je suis beaucoup trop jeune pour être si vieux.” Certes, comme Mick Jagger, le chanteur d’Aerosmith paraît plus juvénile que ses artères, ce que confirment ceux qui l’ont vu en action. En revanche, la participation de Tyler, en tant que juré, à cette émission qui tire l’art du chant (et le public) vers l’infiniment bas (et dont la France, pauvre d’elle, est friande des équivalents), avait fait grincer des dents les amateurs de la formation originaire de Boston. Avec le temps, Aerosmith est devenu une machine à fric, mais sa crédibilité rock n’avait jamais été mise en doute. Jusqu’à “American Idol”. Brian May et Roger Taylor, les deux survivants de Queen encore en activité (John Deacon, le bassiste a mis bas les médiators à la fin des années 1990) ont poussé le bouchon un peu plus loin et un peu plus tôt. En effet, dès 2009, ces vassaux qui font leur âge, visiblement en mal d’activité scénique, ont accepté, le temps d’une version de “We Are The Champions”, d’accompagner deux participants à la huitième saison du télécrochet. Le gagnant, ce soir-là, a été Kris Allen, mais le perdant, Adam Lambert, n’a pas tout paumé. Car bien incapable d’exprimer précisément ce qu’ils ont ressenti, May et Taylor ont eu l’impression de retrouver un peu de ce quelque chose qui caractérisait leur relation artistique (en vérité, elle n’a jamais été davantage…) avec Freddie Mercury. Laissés comme de vulgaires ronds de flan au décès prématuré de leur chanteur et principal songwriter, les membres de Queen ont pris le temps avant d’oser, non pas remplacer Mercury, mais remonter sur les planches de manière à remettre en lumière le répertoire qui n’attendait que ça, avec au chant quelqu’un de tout à fait apte à remplir cette mission. Ainsi, plus de deux ans après la disparition de Freddie, entre 2004 et 2009, Paul Rodgers, un des meilleurs vocalistes à avoir surgi de l’embouchure de la Tees, a tenu le royal micro sans se brûler un seul doigt. Queen a enregistré un album studio avec l’ex-Free (et ex-Bad Company) et surtout tourné en grande pompe un peu partout dans le monde, fournissant ainsi de la matière pour des disques live et des DVD. De qualité bien que sans la majesté de celles avec Mercury, ces prestations n’étaient qu’une parenthèse dans le parcours musical de l’un et des autres et, même s’il est arrivé à Rodgers d’évoquer, par la suite et en public, la reprise éventuelle de cette cohabitation, elle n’a jamais été effective. Et pour cause. Brian May et Roger Taylor, après un (très court) instant de réflexion ont recruté Adam Lambert. Sympathique gamin d’Indianapolis, performer doué et incapable de faire dans la demi-mesure lorsqu’il s’agit de pousser la chansonnette, il n’a pas refusé, parallèlement à une carrière solo pop (actuelle) sans grand intérêt, l’opportunité de partir en tournée(s) (européenne puis mondiale) avec les deux aînés, requinqués par sa présence et, à les en croire lorsqu’ils s’expriment à son sujet dans ce documentaire à la gloire de leur association, bluffés par ses talents. Le pire dans tout ça, c’est qu’on n’a même pas envie de douter de leur parole. Le guitariste et le batteur de Queen ont l’air sincère lorsqu’ils affirment que sans remplacer (non plus) Freddie Mercury (le duo tient, une nouvelle fois, à la juxtaposition de son nom avec celui du jeunot), Adam Lambert leur fait souvent penser à lui. Certes, il est gay comme un pinson et ne manque pas d’allure lorsque, tel un jeune
Elvis Presley glam, vêtu de strass et sous la mitraille lumineuse de spots aimantés par sa personne, il parade fièrement, tel un poulet élevé au grain bio, et fait siennes les chansons que “Bohemian Rhapsody” a récemment révélées à un jeune public. On rappelle que le film de Bryan Singer, loin de faire mal aux yeux, notamment grâce à la présence de Rami Malek dans la peau de Freddie Mercury, est un ramassis de bêtises sur le plan factuel. Piloté par l’entreprise Queen (coproduit par Jim Beach, le manager historique du groupe), “Bohemian Rhapsody” revisite la saga à l’avantage de Brian May, Roger Taylor et John Deacon (et fait peu de cas de la vérité) ce qui, de l’avis des proches qui ont gravité autour d’eux à la grande époque, est de bonne guerre. Souvent ingérable, parfois autoritaire voire dictatorial, Freddie Mercury, à partir des années 1980, a fait baver des ronds de chapeaux aux autres et qu’ils aient souhaité maquiller la réalité subie n’est, finalement, même pas surprenant. Le problème, c’est que du coup, “Bohemian Rhapsody”, à des milliards de kilomètres, sur le plan de l’audace artistique, de ce qu’ont été la chanson et un certain nombre de celles contenues dans les premiers albums de la formation, est une coquille terriblement vide. Tout comme ce regroupement des anciens et du petit nouveau. Avec Paul Rodgers, Queen restait un groupe d’âge mûr (blet, persiflent ses détracteurs), mais cohérent et, quoique certains insinuent, rock. Avec Adam Lambert, c’est un peu comme si Brian May et Roger Taylor emmenaient leur rejeton faire des pâtés dans le bac à poussière d’étoiles synthétiques. Solides en live avec lui, ils le regardent s’ébrouer et enfiler les tubes avec l’aisance de ces cyclistes professionnels qui, quand le Covid ne terrorisait pas la planète, dévalaient les cols alpins. Adam Lambert, pour eux qui ne se font peut-être pas changer le sang aussi régulièrement que d’autres, est un peu l’élixir de jouvence, l’alibi — inespéré pour ne pas écrire miraculeux — pour continuer. Oh, pas pour l’argent : il faut être totalement crétin et méconnaître la réalité financière d’un groupe de cette stature (ça vaut également et par exemple pour Aerosmith, U2 ou Depeche Mode) pour penser ça. La Queen Enterprise les a mis (et John Deacon aussi), depuis longtemps, à l’abri de leurs besoins, même de milliardaires. La motivation de ces classic rockers, c’est la seule drogue qu’ils s’autorisent : la scène. L’adrénaline qu’elle fait encore monter et la possibilité qu’elle offre de s’approcher au plus près de leurs souvenirs de jeunesse, également immortalisés par des pochettes de disques devenus iconiques, des milliers de photos auxquelles ils ressemblent de moins en moins (aussi présentes dans des livres, traduits avec les pieds chez nous, biographies à lire avec des pincettes, dont une sur le nez). Si le rock s’est mué en flash-back permanent auquel se raccrochent la plupart des mélomanes (pour des raisons finalement assez similaires à celles de leurs idoles), certains musiciens ont eu le bon goût de s’éclipser avant qu’il soit trop tard. Les “sans âge” continuent de s’illustrer en donnant plus ou moins le change (Bob Dylan, Paul McCartney, Neil Young, Alice Cooper, Bruce Springsteen…), mais le coup du hurleur de façade issu d’un télécrochet, personne, avant Queen, n’avait osé. A quelques jours de Noël et après une année cauchemardesque pour la musique live, inutile d’en rajouter, mais ce documentaire de Christropher Bird et Simon Lupton, malgré les efforts déployés pour rendre l’affaire crédible (la parole est copieusement donnée au Foo Fighter Taylor Hawkins et au Def Leppard Joe Elliott) ne parvient pas à cacher la misère. Son seul intérêt est d’illustrer pleinement ce que l’art rock, phagocyté, est devenu aujourd’hui : une caverne d’Ali Baba en passe d’être totalement immergée par le tout-venant et l’ineptie musicale. Pour un peu, on postulerait, avant qu’il soit trop tard, pour être le quarante-et-unième voleur.