ALEX CHILTON
Il y a soixante-dix ans, le 28 décembre 1950, naissait celui qui allait devenir un musicien légendaire. Le chaos de son parcours a été soigneusement conçu par l’artiste en personne. Mais son oeuvre et ses chansons resteront à jamais.
ALEX CHILTON, L’HOMME AUX MILLE VIES… DONT NOMBREUSES ONT éTé SACRIFIéES PAR L’ARTISTE EN PERSONNE. Sa biographe, Holly George Warren, a intitulé son livre magistral “A Man Called Destruction”, du nom de l’un de ses derniers albums. Initialement, Chilton avait prévu d’écrire son autobiographie avec elle, et avait trouvé un autre titre “I Slept With Charlie Manson” (nous y reviendrons), mais n’en a pas eu le temps. Dans sa biographie, un musicien de la scène Paisley Underground explique son admiration : “Il défie toutes les catégories. N’est-ce pas cela la définition même du rock’n’ roll ?”
Une star avant d’être majeur
Il n’a pas tort. Chilton a connu plusieurs carrières : la blue eyed soul des Box Tops, la pop nerveuse et hyper mélodique de Big Star, la phase punkoïde de “Like Flies On Sherbert” (qui devait initialement s’intituler “Like Flies On Shit”) ou du mythique single “Bangkok”, sa découverte des Cramps qu’il a produits, comme les Gories, sa participation aux Panther Burns de Tav Falco, sa descente aux enfers, puis sa renaissance plus tard lorsqu’il s’est transformé en jazzman délicat. La pluralité de ses goûts explique ce parcours en zigzag, trop tortueux pour être compris du grand public, sans aucun réel fil rouge : même sa voix a changé à plusieurs reprises. Ce natif de Memphis, Tennessee, guitariste phénoménal, aimait évidemment la soul, la country et le rockabilly. Mais il adorait également le jazz, les crooners, toute la British Invasion, les Byrds, les Beach Boys — qu’il a bien connus —, les girls group, le Velvet Underground, “Here Come The
Warm Jets” de Brian Eno, “Off The Wall” de Michael Jackson, les Sex Pistols, “Freak Out” de Frank Zappa, Suicide, Bach, Haendel, Chopin, et plus tard certains de ses élèves, dont Teenage Fanclub, les Posies ou les Replacements. A côté de lui, David Bowie passe pour un monomaniaque. Il fut une star avant même d’être majeur, puis s’est retrouvé adulte à faire la plonge ou le taxi pour survivre. Lorsque sa légende fut de retour, il n’a pas vraiment eu le temps d’en profiter, laissant en 2010, à l’âge de 59 ans, ses nombreux fans orphelins.
Une nuit avec Charles Manson
Alex Chilton naît à la fin de l’année 1950. Ses parents habitent un quartier bourgeois de Memphis, ils sont démocrates et progressistes. Les deux aiment lever le coude, le père joue du piano et écoute du jazz, de Thelonious Monk à Chet Baker en passant par Miles Davis ou Charlie Parker. Tous les jazzmen qui jouent à Memphis passent chez les Chilton et se lancent dans des jams sans fin. La musique et l’alcool sont omniprésents à la maison, les artistes aussi (dont le grand photographe William Eggleston, qui réalisera la pochette du deuxième Big Star comme celle de “Like Flies On Sherbert”), et le jeune Alex se trouve sa première idole vocale : Chet Baker.
Les temps changent : arrivent les sixties et le rayonnement des groupes britanniques. La ville d’Elvis comptabilise plus de deux cents garage bands copiant les cadors anglais. Alex Chilton en est, croise de temps à autre un jeune homme nommé Chris Bell, fait des concerts amateurs où sa voix enrouée hallucinante fait des miracles : il chante comme un soulman de trente ans alors qu’il en a quinze. Un homme avisé le repère et lui conseille de devenir le chanteur de Ronnie & The
DeVilles, rapidement renommés The Box Tops. L’organe d’Alex impressionne Dan Penn, songwriter de légende qui travaille aux mythiques studios American de Memphis. Penn a en tête pour le groupe une chanson écrite par un certain Wayne Carson, dégage les musiciens des Box Tops du studio, impose ceux, grandioses, d’American, et fait enregistrer à Chilton “The Letter”, moins de deux minutes de perfection s’achevant avec le bruit d’un jet qui décolle. C’est un hit mondial instantané, Alex a seize ans et devient une star, une “teen idol”. Le tube emballe même les charts R&B et les DJs noirs sont stupéfaits de constater que le chanteur est blanc. Les Box Tops sortiront quelques albums entre 1967 et 1969, à rebours de tout ce qui se pratiquait à l’époque (psychédélisme, rock heavy, etc.), connaîtront encore quelques tubes (“Cry Like A Baby”, “Soul Deep”), tout reposera sur le même principe : Penn choisira pour Alex les chansons, et imposera ses musiciens. C’est de la blue eyed soul phénoménale (voir les reprises de “I’m Your Puppet”, écrite par Dan Penn et Spooner Oldham — sans doute les deux Blancs qui ont le mieux compris et le plus aimé la musique noire —, popularisée par James et Bobby Purify, ou de “Trains And Boats And Planes” de Burt Bacharach, popularisée par Dionne Warwick), sublimement jouée (la guitare sitar Coral de Reggie Young, qu’Elvis en personne réclamera plus tard). Le groupe tourne sans cesse, y compris avec les Beach Boys : Alex sympathise particulièrement avec Carl et Brian Wilson, il se retrouve à passer une nuit avec eux et se réveille le lendemain avec Charles Manson dormant contre lui. Mais Chilton, pas encore majeur, se lasse vite : il commence à composer ses propres titres et les influences des Byrds, des Kinks et des Beatles lui donnent envie d’ouvrir d’autres portes… Il dissout les Box Tops, part à New York, se passionne pour la guitare acoustique et la scène folk alors qu’elle est désormais obsolète, puis retourne chez lui, à Memphis, où il croise Chris Bell, qui lui propose de rejoindre son groupe pour monter un tandem de compositeurs façon John Lennon/ Paul McCartney, avec le génial John Fry des studios Ardent dans le rôle de George Martin. Contre toute attente, Alex accepte. C’est le début de Big Star. Groupe culte s’il en est, que l’on peut rapprocher par bien des côtés au Velvet Underground : trois uniques albums avec, à chaque fois, un personnel différent, des critiques dithyrambiques, zéro ventes, mais une lente infusion qui durera deux décennies avant d’influencer certains des groupes les plus importants des années 1980 et 1990.
Il chante comme un soulman de trente ans alors qu’il en a quinze
L’album génial est absent des bacs
Le premier, au titre à double sens, “# 1 Record” (1972), est une merveille montrant la complicité unique entre Bell et Chilton. Alex a désormais une voix de ténor très pure, loin de celle des Box Tops qui aurait fait passer Rod Stewart pour un castrat, John Fry fait un travail remarquable : l’album sonne monstrueusement, les guitares en
particulier, dont ce son de Stratocaster cristallin, souvent en position “hors phase” (la quatrième sur le sélecteur). Les compositions font frémir : “Thirteen”, “The Ballad Of El Goodoo”, “In The Street”, “Feel” … Mais Stax, qui distribue Ardent Records, se montre incapable de s’occuper d’un groupe de rock : le disque est introuvable dans le monde entier, mais surtout aux Etats-Unis. Bell fait une dépression puis s’en va. Alex, qui a connu la gloire avec les Box Tops, ne se laisse pas démonter et décide de poursuivre l’aventure en trio, avec les fidèles Jody Stephens (batterie) et Andy Hummel (basse). Le deuxième album, qui contient encore quelques titres coécrits avec Chris Bell, est une nouvelle déflagration : “Radio City” (1974) est gavé de chansons inoubliables, dont “O, My Soul”, “Life Is White”, “You Get What You Deserve”, “Mod Lang”, ou “September Girls”, l’un des plus grands chefs-d’oeuvre pop de tous les temps, dans laquelle Alex, féru d’astrologie, évoque ses liaisons éphémères avec des jeunes femmes toutes nées en septembre (il s’est déjà marié et a eu un fils, avant de quitter le foyer, ne s’occupant plus jamais de son rejeton.) “Radio City” reçoit lui aussi des critiques élogieuses mais, encore une fois, Stax n’assure pas, et l’album génial est absent des bacs. C’est l’échec de trop : Hummel quitte le navire, Chilton vacille, boit, gobe des Quaaludes comme des Smarties, et sniffe de la cocaïne à tout-va. Avec l’aide de son vieil ami Jim Dickinson, employé chez Ardent, et Jody Stephens à la batterie, il enregistre plusieurs titres sublimes et désespérés. Il s’agit globalement de démos que le sorcier Dickinson se charge de mettre en forme. Ce patchwork génial fait de dentelle et de rapiéçage débouchera plus tard sur l’album “Third”, refusé par toutes les maisons de disques, qui ne sortira qu’en 1978 de manière très confidentielle — plusieurs rééditions suivront dans les années 1980, puis au début des années 1990, jusqu’au magnifique coffret sorti en 2016, “Complete Third”. Les chefs-d’oeuvre y sont innombrables :
“Stroke It Noel”, “Kangaroo”, “Holocaust”, “Jesus Christ”, “Big Black Car”, “Dream Lover”, “Thank You Friends”… Ce n’est plus vraiment Big Star, mais qu’importe, c’est un déluge de beauté. La suite sera, évidemment, très chaotique.
A moitié clochard
Alex est une ruine, comme son compte en banque. Il file à New York où il se passionne pour la scène punk bourgeonnante. Il vit dans la misère et doit sporadiquement retourner à Memphis pour que sa mère lui paye des chemises. Il joue au Max’s Kansas City ou au CBGB’s pour des cachets dérisoires, monte parfois sur scène en pyjama, ne se lave plus, a à peine de quoi se nourrir, sort le grandiose single “Bangkok” en 1978 et travaille laborieusement — l’enregistrement s’étalera sur plusieurs mois — sur un album encore plus chaotique et dégénéré que “Third”, une fois de plus mis en boîte par le grand Jim Dickinson, qui récupère un morceau tous les trois mois. Ce sera “Like Flies On Sherbert”, disque semblant directement sorti d’un hôpital psychiatrique, alignant reprises obscures déconstruites (“La désintégration est un concept qui m’intéresse beaucoup”, dira-t-il à un journaliste”) et compositions fascinantes (“Hey! Little Child”, “My Rival”). Les fans de Big Star ne suivent pas, comme une grande partie de la critique. Il s’entiche des Cramps, produit pour eux plusieurs titres à Memphis dans les nouveaux studios de Sam Phillips, qui sortiront plus tard sous le titre “Gravest Hits”, puis leur premier album. Ensuite, il se met à adorer Gustavo “Tav” Falco, dont il devient le guitariste, expliquant que le rôle de leader ne l’intéresse plus et que celui de guitariste lui convient parfaitement, mentionnant qu’il adorerait “accompagner quelqu’un comme JJ Cale”. A la même époque, il décide de reprendre sa vie en main, devient sobre, et s’installe à la
Nouvelle-Orléans, qu’il adore, en particulier pour la musique qui y est omniprésente. Mais la chute est longue : il est à la plonge dans un restaurant pendant un an et demi (après avoir été chauffeur de taxi à Memphis), puis élague les arbres le long des câbles téléphoniques, avant de se faire virer, ce qui lui inspirera sa chanson “Lost My Job”. Il vit dans un taudis, n’a plus de guitare ni de téléphone. Un jour, Steve Wynn et le Dream Syndicate viennent jouer dans un club et le repèrent en train de nettoyer le sol avec un seau et une serpillère. Alex Chilton, l’ancienne star des Box Tops, le génie de Big Star, est désormais à moitié clochard.
REM fait sa promotion
Sa légende renaît dans les années 1980, alors que le collectif This Mortal Coil reprend “Holocaust” et “Kangaroo”, et qu’une nouvelle génération découvre, fascinée, l’oeuvre de Big Star (plus tard, Primal Scream ira enregistrer aux studios Ardent avec Dickinson, pour ces raisons précises). Les Replacements, managés par un admirateur de Chilton, Peter Jasperson, le rencontrent. Alex est fan et pressenti pour produire l’album “Tim”, mais Sire, qui vient de signer le groupe, lui préfère un ancien Ramones. Paul Westerberg signera plus tard un hymne à son idole, enregistré chez Ardent avec Dickinson à la production, sobrement intitulé “Alex Chilton”. Lequel produira les Gories et se mettra à tourner en trio avec un batteur de jazz, ses cachets grimpant en flèche à la suite de ce récent retour de notoriété. Sauf que le public attend des chansons de Big Star et qu’Alex s’obstine à reprendre de la country, du R&B ou de la soul New Orleans. Lorsque les Bangles reprennent “September Gurls” sur leur deuxième album qui est un succès mondial, il gagne assez d’argent pour mieux se loger, dans le quartier de Treme, s’acheter une voiture ainsi qu’un terrain entre Memphis et Nashville, où il s’installe une tente pour aller y “camper comme un vieux hippie”. Son trio assure plusieurs premières parties de groupes alors connus, REM fait sa promotion inlassablement, il travaille avec Chris Stamey et Peter Holsapple, futurs dB’s. Patrick Mathé, éternel sauveur des musiciens américains en perdition, garantit sa survie en le signant en France (un autre deal sera trouvé aux Etats-Unis) sur son label New Rose — ce sera le début d’une amitié indéfectible entre les deux hommes — et lui avance
de l’argent pour qu’il puisse enregistrer son premier album depuis longtemps, “High Priest”. Puis les sirènes se mettent à chanter : on lui propose de reformer les Box Tops pour des tournées nostalgiques réunissant d’anciennes stars oubliées des sixties. Alex saute sur l’occasion, s’amuse sur scène, exécute cinq chansons et gagne plus d’argent en quelques minutes qu’en plusieurs mois avec son trio.
La légende est relancée
Enfin, arrive l’inconcevable : une réunion de Big Star avec Jody Stephens et ses grands admirateurs, les Posies, alors que le musicien avait déclaré à plusieurs reprises que seuls trois morceaux de son deuxième groupe tenaient la route et qu’il trouvait Big Star “très surestimé”... Les concerts s’accumulent, l’argent se met à couler, la légende est relancée (au début des années 1990, Ryko ressort en CD “Third”, renommé “Sister Lovers”, ainsi qu’une collection de chansons inédites et sublimes de Chris Bell, sous la bannière “I Am The Cosmos”. Bell s’était tué dans un accident de voiture en 1978, ce qui avait dévasté Chilton. Ces deux “albums” connaîtront un retentissement mondial). Les musiciens de Teenage Fanclub, qui ont explosé les compteurs avec “Bandwagonesque”, le rencontrent et lui avouent leur admiration sans borne pour son travail — le groupe écossais sonnait comme un décalque de Big Star, sans la nervosité ni la finesse ni le sens de l’espace, mais avec la même sensibilité mélodique. Chilton les adore, dit beaucoup de bien de leur musique et passe des vacances chez eux, à Glasgow.
En vieillissant, bien qu’encore très jeune, Alex Chilton, comme tout le monde, se penche sur son enfance et enregistre des albums (“Feudalist Tarts”, “Blacklist”) revisitant des musiques oubliées, jusqu’à publier “Clichés”, des reprises de jazz sur lesquelles il se met à chanter comme sa première idole, Chet Baker, qu’il écoutait chez ses parents. La boucle est bouclée. Il sort en 1995 “A Man Called Destruction”, puis participe à un trio réunissant son ami Ben Vaughn et son héros Alan Vega (“Cubist Blues”, 1996), continue à tourner, survit à l’ouragan Katrina en 2005 : son quartier de Treme est trop élevé pour que les flots ne le submergent, puis meurt d’une crise cardiaque le 17 mars 2010. Il avait cinquante-neuf ans et en paraissait quarante. Il est probable que beaucoup de musiciens parleront encore de lui pendant longtemps.
Steve Wynn et le Dream Syndicate viennent jouer dans un club et le repèrent en train de nettoyer le sol avec un seau et une serpillère