Rock & Folk

THE BEATLES

1970. L’année où les Beatles se sont séparés et ont produit la plus belle musique de leurs carrières

- Léonard Haddad

1970, il y a un demi-siècle. Pleins de barbes et de rancoeurs, les Beatles se séparent, comme pour officialis­er la fin des années 1960. Une fin qui marque aussi quatre débuts : ceux de carrières solos cinq étoiles, elles aussi entrées dans l’histoire pop. Avec pas moins de neuf 33-tours à eux quatre sortis en dix mois, 1970 est moins un chant du cygne qu’un ultime feu d’artifice, peut-être bien le plus grand millésime Beatles jamais vu.

C’EST JOHN LENNON QUI A COMMENCE. Quand les camarades d’école du Beatle à lunettes caftaient, ils ne se doutaient pas qu’ils proféraien­t une vérité historique — et même plusieurs. Car c’est un fait, Lennon a commencé beaucoup de choses dans sa vie, et pas que des bagarres à la récréation : fondateur du plus grand groupe pop jamais entendu, et des délires d’ego qui vont avec, il est aussi responsabl­e de la séparation et des carrières solos, les vraies, pas seulement les pochettes à poil (“Two Virgins”, en 1968) ou les stridences expériment­ales (“Life With The Lions”, 1969) mais celles avec des chansons, des tubes, la ferme intention de montrer au monde entier de quel bois on se chauffe et aucune intention de revenir en arrière. La date peut se discuter. Il y a le premier single, “Give Peace A Chance” en août 1969, encore crédité “Lennon/ McCartney” sur les 45-tours d’époque, par erreur, par contrat ou par provocatio­n. Si ça ne suffit pas (trop bed in, trop acoustique, trop “hymne engagé qui n’engage justement à rien sur le plan de la carrière pop”), ce sera “Cold Turkey”, sorti un mois après “Abbey Road”, fin 1969. Entre-temps, John Lennon s’est produit live (peace) à Toronto et, à son retour à Londres, a annoncé aux autres qu’il quittait les Beatles. Dans la salle de réunion d’Apple, tout le monde accuse le choc, mais le manager margoulin (Allen Klein) ne se démonte pas et lui demande de ne rien ébruiter pour le moment, histoire de ne pas faire capoter le deal sans précédent qu’il est en train d’obtenir d’EMI. Il reste trois mois aux années 1960 pour rendre leur dernier souffle, mais le 20 septembre 1969, les Beatles sont d’ores et déjà séparés, si ce n’est officielle­ment, du moins entre quatre murs — ce qu’ils sont en train de devenir les uns pour les autres sur le plan affectif et émotionnel.

Paul : en solitaire

Début janvier 1970, Ringo enregistre un album de standards US, John cartonne avec “Instant Karma!” sur lequel joue George, qui revient à peine d’une tournée avec Delaney & Bonnie… Cloîtré dans son domicile de Cavendish Avenue, à deux pas des studios d’Abbey Road, Paul n’en mène pas large. Il n’est plus le Beatle mignon mais le Beatle triste, le seul qui ne se sente pas libéré mais désoeuvré par la mort (pas encore) annoncée du groupe. La barbe a repoussé, les cheveux sont gras (un très mauvais signe pour lui qui les lave habituelle­ment plusieurs fois par jour), il s’est même mis à boire. Il dira : “C’est comme un divorce ou un licencieme­nt, tu ne sais plus quoi faire de ta peau, tu restes au fond de ton lit, au fond du trou.” Pour se dégourdir les idées, il branche un ampli dans le salon, la guitare directemen­t dessus, et balance des demi-chansons et des instrument­aux branlants, sans savoir qu’il est en train d’inventer la lo-fi et l’esthétique défouloir bricolo des années 19902000. Il teste son quatre-pistes (les quarante secondes gazouillan­tes de “The Lovely Linda”), ressort des compositio­ns de ses seize ans (“Hot

As Sun”), improvise un ersatz de générique d’émission de télévision (Momma Miss America, forte d’une belle ligne de basse circulaire à la… McCartney), avec le parquet qui craque sous ses pantoufles, comme s’il se foutait royalement de tout. Des vraies chansons ? Une ou deux ballades (“Junk”, “Teddy Boy”) datent du séjour indien des Beatles en 1968. “Oo You”, une gueulardis­e saignante (au sens où ça crie pas mal sans être tout à fait assez cuit) aurait pu remplacer “Why Don’t We Do It In The Road?” sur le “White Album”. Sinon, il y a une espèce de blues lent avec des percussion­s de bouche (“tchika-pchiii, tchakatcha­ka-pchiii”) intitulé “That Would Be Something”. Mais la tournure des événements Beatles (et notamment la sortie d’ “Instant Karma!”) change la donne. Paul envisageai­t “McCartney” comme un projet récréatif en attendant de voir, il comprend d’un coup que le point de non-retour est franchi et qu’il s’agit en réalité du premier disque du reste de sa carrière. Plus question de je-m’en-foutisme, il loue Abbey Road (sous pseudo) et y enregistre notamment “Man We Was Lonely”, son autoportra­it country en Beatle éconduit, ainsi que “Every Night” et “Maybe I’m Amazed” (le même jour !), deux chansons qui ne rigolent pas et établissen­t son standard solo, longtemps immuable : quand ce type veut, il peut… mais faut vraiment qu’il soit obligé. Un demi-siècle plus tard, le disque est devenu tellement emblématiq­ue (ses cerises confites, sa photo barbue avec le petit bébé Mary dans la fourrure, ses fragments semi-improvisés) qu’il peut en célébrer l’héritage en sortant aujourd’hui en fanfare “McCartney III”, un épatant album de lockdown joliment inscrit dans le sillage de ce qui, avec le temps, a pris des dimensions légendaire­s.

Le 23 mars, disque en boîte, Paul envoie les bandes à Apple avec instructio­n de sortir le 17 avril. Dans les bureaux du 3 Saville Row, les mouches volent bas, secrétaire­s et comptables rasent les murs et les couloirs. Ringo Starr, l’homme des bons mots et des bons offices, se porte volontaire pour aller chez Paul lui remettre en main propre une lettre intitulée “From us, to you” dans laquelle John et George lui demandent de bien vouloir attendre quelques semaines avant de sortir “McCartney”, histoire de ne pas concurrenc­er “Let It Be”, enregistré quinze mois avant mais dont la sortie est calée quinze jours après. “Comprends bien que ça n’a rien de personnel.” Signé : “John & George, Hare Krishna.” Paul racontera : “Ringo m’a donné la lettre et… ça ne s’est pas super bien passé.” Le batteur sera plus précis : “Il s’est mis à hurler en brandissan­t le poing : ‘ah vous voulez me niquer ? C’est moi qui vous niquerai tous !’ Et il m’a foutu à la porte.”

Le 10 avril, l’annonce “Paul quits the Beatles” en guise de campagne promo suffit à propulser “McCartney” vers la première place des charts US, dont “Let It Be” viendra — ironiqueme­nt ? — quand même le déloger au bout de deux semaines. S’il ne les a pas “niqués”, Paul a fait passer le message. Même à trois contre un, ils ont intérêt à se méfier. Hare Krishna à vous aussi…

“Etre Lennon ou McCartney est à la portée de n’importe qui” George Harrison

George : en majesté

Au premier trimestre de la nouvelle décennie, George Harrison est en forme, bourré d’idées, rempli à craquer de bonnes vibrations et de grandes chansons. “Here Comes The Sun” et “Something” ont fini de le décomplexe­r. A vingt-sept ans, il a décidé “qu’être Lennon ou McCartney est à la portée de n’importe qui.” Une façon élégante (?) de dire qu’il se sent désormais leur égal. Désinhibé, il coécrit le plus beau tube de Ringo (“It Don’t Come Easy”, qui ne sortira qu’un an après), produit deux albums de Billy Preston, un de Doris Troy, un de Jackie Lomax, ainsi que le somptueux single mantra “Govinda”, crédité au Radha Krsna Temple. Rien de tout ça ne restera gravé dans l’Histoire, mais ça réchauffe l’hiver londonien. En mars, il emménage dans son manoir de Friar Park, un lieu enchanteur conçu par un architecte excentriqu­e qui a designé un entrelacs de jardins, étangs et rivières, avec des ponts et des tunnels secrets, entre “Le Tour D’Ecrou” d’Henry James et un film de Guillermo del Toro. Son sanctuaire jusqu’à la fin de sa vie, qui servira de cadre à ses photos de pochette, à nombre de ses enregistre­ments, à la réunion des Threetles en 1994 et à l’attaque au couteau dont il sera victime en décembre 1999.

Le 27 janvier, c’est lui qui embarque Phil Spector dans le taxi pour jouer de la guitare sur “Instant Karma!”, plaçant le producteur caractérie­l au coeur du jeu Beatles pour les deux ans à venir (sur la période, il gérera “Let It Be”, trois albums de John Lennon et deux triples de George Harrison, dont le “Concert Pour Le Bangladesh”). De passage à New York, George, qui ne doute plus de rien et surtout pas de lui, donne des interviews sans langue de bois sur le film “Let It Be” (“C’était déjà suffisamme­nt désagréabl­e à vivre, je ne vois pas pourquoi on aurait envie de s’infliger de regarder un truc pareil. Bref, j’ai pas aimé”),

sur McCartney (“‘That Would Be Something’ et ‘Maybe I’m Amazed’ sont super. Le reste, je suis pas sûr d’avoir compris”), sur les Beatles en général (“C’était bien tant que ça nous ouvrait des portes, beaucoup moins depuis que ça nous met des bâtons dans les roues”).

Dans la foulée, il passe quelques jours avec Bob Dylan. Contrairem­ent à ses collègues Beatles, His Bobness ne le traite pas comme un petit frère agaçant mais comme un être profond et un musicien accompli. George en revient avec la confiance à son zénith et deux chansons (“If Not For You” et “I’d Have You Anytime”) à ajouter à ce qu’il décrira comme “une véritable diarrhée artistique, après des années de constipati­on forcée” — sa façon très imagée de dire qu’un flot salvateur de musique sort alors de lui. Appelé à codiriger les séances à partir de la fin mai, Harrison et Spector voient grand. Ils convoquent deux douzaines de musiciens, des cuivres, des claviers (dont le cinquième Beatles Billy Preston), des guitar heroes (dont Clapton, qui en profite pour coucher avec Patti, la femme de George, et pour recruter les futurs membres de Derek & The Dominos), plusieurs batteurs (dont Ringo), un groupe entier (Badfinger) pour jouer les nappes de guitares sèches et de tambourins qui transforme­nt le son de l’album en cathédrale, le bassiste Klaus Voormann, des choristes (en fait essentiell­ement lui, George, overdubban­t des couches et des couches d’harmonies sous le nom des George O’Hara Smith Singers), bref, de quoi peindre une fresque monumental­e sur le Wall of Sound de Spector.

L’orgie de musique doit s’interrompr­e quand George se rend au chevet de sa maman malade (elle meurt en juillet), puis lorsque Phil Spector, qui carbure à dix-huit cocktails avant de commencer à bosser, fait une chute en studio et se casse le bras. Il “produira” la fin du disque par mémos (notamment le délire bombastiqu­e de “Let It Down”), laissant George et l’arrangeur John Barham aux commandes. Revenu sur place pour le mix, il prouvera qu’il ne s’appelle pas Phil Spector pour rien, en tartinant tout ça d’une ahurissant­e couche de réverb’, qu’un nouveau “mix 2020” en instance de sortie a retirée, si l’on se fie à l’avant-goût (le morceau-titre) publié le mois dernier.

Reverb ou pas reverb, la qualité des compositio­ns est insensée. “Ballad Of Sir Frankie Crisp” (sur le créateur de Friar Park), “Run Off The Mill” (sur la fin des Beatles), “Wah-Wah” (sur les migraines que lui donne Paul McCartney), “Behind That Locked Door” (sur la réclusion volontaire de Bob Dylan), “Beware Of Darkness”, “What Is Life”, “Awaiting On You All” et “My Sweet Lord” (sur l’amour de Dieu) ou encore “All Things Must Pass” (sur la fin des Beatles, des migraines et de toute chose) sont ce qu’il a fait (et fera) de mieux dans sa vie. L’hydre à deux têtes nommée John&Yoko passe lui rendre visite et ressort du studio “époustoufl­ée” selon des témoins. Mauvais joueur (jaloux comme un pou), John Lennon se contentera en interview d’un “oui, pas mal ; pas trop mon style de musique, mais pas mal…” L’album sort triomphale­ment le 27 novembre 1970. C’est un double transformé en coffret triple par un horrible disque bonus de jam sessions, qui font partie des meilleures preuves enregistré­es que l’abus d’alcool et de drogues ne fait pas (que) du bien à la musique.

Sur la pochette noire et blanche, George est assis sur un tabouret au milieu de la pelouse de Friar Park, entouré de quatre nains de jardin dont il n’est pas très difficile de deviner les prénoms…

Ringo : en fractionné

Pendant les sixties, entre ses prises de batterie, Richard Starkey buvait du thé et faisait des réussites. Sans sessions Beatles à l’horizon, c’est l’occasion de ne plus s’ennuyer. Pas encore jet-setter, pas encore alcoolique, Ringo débute 1970 sur les chapeaux de roues, avec les séances de son premier album solo, “Sentimenta­l Journey”, un disque de reprises de standards américains qui lui permet de penser à autre chose qu’au psychodram­e Beatles. George Martin produit, faisant appel à un arrangeur différent par titre (et pas n’importe qui : Maurice Gibb des Bee Gees, Quincy Jones, Elmer Bernstein ou Paul McCartney — on vit dans le luxe). C’est assez kitsch, même mauvais, mais ce n’est qu’un début. Ringo vient de vendre sa maison à Stephen Stills, ça crée des liens, il passe donc lui prêter main-forte sur son premier disque solo (comme Eric Clapton et Jimi Hendrix). En tant que l’un des quatre “directeurs” d’Apple, il fait signer le tout jeune compositeu­r religieux John Tavener sur le label, puis passe des mois à peaufiner “It Don’t Come Easy”, destiné à être son premier single pop (il ne sortira que début 1971, carton mondial à la clé). Sa quasi-bagarre chez McCartney l’a mortifié. Quelques jours plus tard, le 1er avril, il est le dernier des quatre à participer à une session Beatles, jouant ses parties de batterie de “Across The Universe”, “The Long And Winding Road” et “I Me Mine” avec l’orchestre réuni par Phil Spector. Pour l’Histoire, le dernier Beatle, c’est bel et bien lui…

D’ici à la fin 1970, il sera de tous les combats. Sur “All Things Must Pass”, il partage la batterie avec Jim Gordon, mais dans le sens spectorien du mot partager : ils jouent ensemble, pour que ça sonne deux, trois fois plus lourd (le break introducti­f de “What Is Life”, dément). D’un coup d’avion, il entraîne le virtuose de la pedal steel Pete Drake à Nashville pour un week-end d’enregistre­ments country à la bonne franquette, qui constituer­ont son second album solo “Beaucoups Of Blues”, avant de revenir accompagne­r George, qui n’a même pas eu le temps de réaliser qu’il s’était absenté, puisque Jim Gordon continuait de cogner sur sa batterie comme si de rien n’était. “Beaucoups Of Blues” sortira en septembre, dans l’indifféren­ce générale. Pas grave, à peine le temps de souffler et il enchaîne sur le projet “Plastic Ono Band” pour John et Yoko… A l’heure des comptes, le score est sans appel : sur les neuf 33 tours Beatles sortis en 1970 (trois Harrison, deux du groupe, deux Lennono, deux Starr et un McCartney, sans compter les compiles), seul celui de Paul n’a pas Ringo au générique.

John : en thérapie

Le matin du 27 janvier 1970, au saut du lit, John Lennon écrit l’un des meilleurs singles de sa vie, “Instant Karma!”, dans un état d’impatience fébrile quasi délirant. Le jour même, il l’enregistre et le mixe, livrant le produit

Le dernier Beatle, c’est bel et bien Ringo

fini à quatre heures du matin. L’instant single sera dans les bacs dix jours plus tard. Pour l’occasion, John a ressorti le chewing-gum narquois de “All You Need Is Love”, ainsi que la qualité de refrain ouragan qui va avec. “And we all shine on/ Like the moon/ And the stars/ And the sun…” Dévastateu­r, irrésistib­le, mais seulement numéro trois dans les charts US et numéro cinq en Angleterre, comme si les fans tenaient à ne pas trop l’encourager à voler de ses propres ailes. N’empêche : tout laisse à penser que l’année sera lennonienn­e ou ne sera pas. Notoiremen­t bipolaire (ses variations de poids, entre boulimie et héroïne, ses appels à la paix gâchés par ses montées de colère et d’aigreur narcissiqu­e, ses singles parfaits bouclés en quelques heures avant de longues périodes de page blanche), Lennon passe en quelques semaines du high de “Instant Karma!” au low de la dépression. Yoko Ono enchaîne les fausses couches et le couple va mal. Un bouquin arrive par la poste. Signé du psychologu­e américain Arthur Janov, il détaille sa thérapie du cri primal (qui donnera aussi l’époustoufl­ant “The Hurting” de Tears For Fears treize ans après). Lennon a appris à se méfier de son propre attrait pour les gourous et les solutions toutes faites, mais il plonge, entamant un mois de thérapie à domicile avec Yoko, à l’issue duquel Janov les envoie poursuivre les soins dans sa clinique de Los Angeles. Le couple y restera quatre mois, à régresser émotionnel­lement et à tout laisser aller, le poids, les larmes, les cris, l’inspiratio­n… La musique écorchée, vive, dénudée, de “John Lennon/ Plastic Ono Band” en sera le reflet. Pour l’enregistre­ment, qui débute en octobre, “Zelig Ringo” est là, évidemment. Comme Klaus Voormann, le bassiste connu à Hambourg. A eux trois, les musiciens vont faire sonner ce disque comme aucun autre ni avant (personne n’aurait eu l’idée), ni depuis (personne n’aurait le culot). Tout y est rêche, coupant, anxiogène, entre cellule de prison et cellule capitonnée d’hôpital psychiatri­que. Phil Spector est encore crédité à la production, mais il n’est présent qu’à la fin des séances, le temps de jouer le piano de “Love” et de s’occuper du mix. En son absence, John Lennon pleure sa maman et soulage sa rage dans une dizaine de chansons presque gênantes d’intimité, alternant la vulnérabil­ité (“Look At Me”, “Hold On”, “My Mummy’s Dead”, “Love”) et l’agressivit­é (“Well Well Well”, “I Found Out”, “Mother”) de l’animal blessé, parfois au sein d’une seule et même performanc­e (“Working Class Hero”, “Remember”, “Isolation”, “God”). Klaus Voormann dira : “Ce n’était plus le John que j’avais connu”, racontant les crises de larmes et les hurlements à la mort en pleine prise. Enregistré en parallèle par les trois mêmes musiciens, le disque miroir “Yoko Ono/ Plastic Ono Band” est tout aussi dérangeant, avec les cris stridents de la Dame aux cheveux noirs et Lennon, déchaîné, qui les imite (ou les encourage) à la guitare. Le 9 octobre, George passe lui offrir l’épouvantab­le “It’s Johnny’s Birthday”, un chant alcoolisé qu’il a concocté avec Ringo pour ses trente ans. Eh oui, John Lennon a trente ans… Une bonne raison de reprendre l’héroïne (et/ ou la coke) et de massacrer le monde entier dans son interview fleuve accordée à Rolling Stone. Les Beatles sont des bâtards, il n’achèterait les disques solos des trois autres à aucun prix, surtout celui de Paul (“rubbish”), George Martin n’a jamais servi à rien, les sixties n’étaient qu’un mythe mercantile… Chacun de ses faits et gestes étant désormais un élément de performanc­e art au bord du vide, l’interview se lit comme la version sombre de sa façon de chanter “The dream is over/ What can I say?” dans “God”, avec une tendresse inouïe, juste après avoir hurlé “I Don’t Believe In Beatles” comme on crache son venin. L’album, fulgurant, se classera numéro six des charts US (huit en Angleterre), loin de “McCartney” et “All Things Must Pass”.

Il est tentant (on a souvent tenté) de lui reconnaîtr­e un mérite supérieur. Mais les trois disques se complètent, se répondent, se mesurent, comme s’ils étaient encore reliés à la matrice, chacun des trois génies faisant exister les autres dans leur absence même, comme en rémanence. Lequel des trois disques est le plus séminal, le plus influent, le plus historique ? Chacun à sa façon, ils quadrillen­t le terrain pour les cinq décennies suivantes de carrières solos et de side projects dans le rock. Les albums faits à la maison saupoudrés d’avant-garde, les superprodu­ctions avec des stars de niveau mondial à chaque poste, les chansons trop crues pour être proposées au groupe… Si l’on ajoute le disque de reprises du “Great American Songbook” et l’album country, à eux quatre, une fois de plus, les Beatles ont fait le tour de la question.

And in the end…

Il y a ce moment saisissant, à la mi-octobre 1970, où John, Paul, George et Ringo sont tous en studio. Pendant que Harrison termine les overdubs de “All Things Must Pass” à Trident et que Lennon pleure à Abbey Road, Starr s’éclipse pour finaliser “It Don’t Come Easy” (qui porte bien son titre) et enregistre­r “Early 1970”, une charmante chronique de la séparation des Beatles, avec un couplet dédié à chaque copain. Au même instant, McCartney est à New York et lance les sessions de “Ram”, sans doute les plus productive­s et inventives de toute sa carrière, qui s’étireront jusqu’à fin novembre. Trois jours après le premier passage du film “A Hard Day’s Night” à la télévision britanniqu­e, le bassiste gaucher, de retour à Londres, attaque ses trois faux frères en justice pour dissoudre leur partenaria­t. La date qu’il a choisie ? Le 31 décembre 1970. Ce qui s’appelle avoir avec un sens aiguisé du symbole et du timing. Le soir même, Ringo Starr est au Ronnie Scott’s Club, qu’il a privatisé pour le réveillon. Autour de lui, il y a Charlie Watts, Bobby Keys, Georgie Fame, Eric Clapton, Maurice Gibb, Klaus Voormann… On joue, on boit du champagne et on chante jusqu’au bout de la nuit. Quand le batteur émerge, au petit matin, c’est fini. 1970 est passée et ne reviendra plus. L’année où les Beatles se sont séparés et ont produit la plus belle musique de leurs carrières. Comme si leurs vies futures en dépendaien­t.

John Lennon écrit l’un des meilleurs singles de sa vie

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