Rock & Folk

Du Tom Waits féminin, post-punk, et surtout sans pantomime Anita Lane

Ignorés ou injuriés à leur sortie, certains albums méritent une bonne réhabilita­tion. Méconnus au bataillon ? Place à la défense.

- PAR BENOIT SABATIER

“DIRTY PEARL” Mute

EGERIE, NON MERCI. MUSE ? SANS FAÇON. Anita Lane n’a jamais voulu se fondre dans les pires rôles patriarcau­x — encore moins groupie, ou bobonne. Elle fut la petite amie de Nick Cave, mais refusa d’être un objet de décoration : elle a écrit, a joué et vocalisé des chansons qu’il a signées, participan­t concrèteme­nt, musicaleme­nt, à la reconnaiss­ance de son compagnon. Sachant que tout ça, c’était avant, avant qu’un des morceaux de l’Australien ne soit utilisé dans “Harry Potter”, avant qu’il n’enregistre les “Pensées” de Pascal — elle était son amante quand Nick Cave était punk et junkie. Et surtout, Anita Lane, affranchie, a enregistré des disques solos particuliè­rement impression­nants. Camarade de lycée de Rowland S Howard, cheveux rouges, elle rencontre Nick en intégrant les Beaux-Arts de Melbourne, à dix-sept ans. Elle écrit plusieurs textes pour The Birthday Party, avec souvent le mot dead dans le titre, puisque l’atmosphère a viré piquouze mortifère. Quand Cave se sépare de son groupe, elle aussi choisit la séparation — elle le largue. Pourtant, elle accepte d’être une Bad Seeds, coécrivant le meilleur morceau du premier album solo de Cave, “From Her To Eternity”, laissant un autre texte, “Stranger Than Kindness”, avant de fuir Berlin. La voilà enfin peinarde en Australie. Mais le toxicon’ arrête pas de lui passer des coups de fil, la suppliant de revenir. Elle cède, plaque tout. Pour s’apercevoir, à peine débarquée, que la crapule fréquente une certaine Bunny. Pas si grave : récupérant les Bad Seeds, elle enregistre en 1988 son propre EP, “Dirty Sings”. “If I Should Die” avec Barry Adamson, “Sugar In A Hurricane” avec Mick Harvey, Nick Cave participan­t, pour se rattraper de ses conneries, aux deux meilleurs morceaux : le fabuleux “I’m A Believer” (avec, au son, Chrislo Haas, le génie de Liaisons Dangereuse­s), et une reprise hallucinée du “Lost In Music” de Nile Rodgers et Bernard Edwards. Mute sort l’affaire au même moment que “Tender Prey” : ce qui se fait de mieux cette année-là. Anita et Nick se sont remis ensemble. Il part en cure de désintoxic­ation. Sobre, il est encore plus insupporta­ble : séparation définitive. Anita Lane peut s’atteler à la finition de “Dirty Pearl”. Un vrai-faux album : le disque, “enregistré à Berlin, Londres, Sydney et Melbourne entre 1982 et 1993”, compile ses quatre premiers titres, plus un morceau pour Einstürzen­de Neubauten, un pour Die Haut et un tiré de la BO de “Ghosts… Of The Civil Dead”, plus sept inédits. Malgré les groupes disparates, les époques

différente­s, la valse des ingénieurs, les producteur­s hétéroclit­es (même si Mick Harvey chapeaute les trois quarts), ce qui saute aux oreilles, c’est l’unité de l’ensemble. Car Anita Lane n’a rien de la poupée interchang­eable. Elle possède un univers fort et singulier, comme Lydia Lunch, Ludus, Hermine ou The Raincoats. L’industrie veut des marionnett­es sexy ? Sans elle. Anita dirige, et pas seulement des Bad Seeds — Alexander Hacke, Warren Ellis, des musiciens de The Triffids, Crime & The City Solution et The Cruel Sea participen­t. On retrouve donc les fascinants “I’m A Believer” et “Lost In Music” et, pour continuer dans le rayon reprises, une version méconnaiss­able de “Sexual Healing”. Marvin Gaye, obsédé par les dessins sado-masochiste­s de Georges Pichard, voit le sexe comme une addiction, la baise comme désintoxic­ation. Qu’une femme s’approprie ces mots, “Sois

là pour me soulager”, “Ouvre-toi et

laisse-moi m’introduire”, rajoute une bonne dose de subversion. Pour cette reprise, comme pour la plupart des autres chansons, Lane tord la colonne vertébrale des mélodies pour construire autre chose, des fictions rampantes, envoûtante­s, sans formulaire ni twist, avec une voix qui feule, parle, s’agace, miaule, un chant qui entre deux phrases peut passer de l’innocence à la lassitude, de l’irritation à la tendresse, de la sensualité à l’apathie. Sans minauderie­s, sans surjouer la ravagée, elle livre à l’occasion des chansons pop aussi charmantes qu’étranges — “Jesus Almost Got Me” et surtout “The World’s A Girl”, qui fait office de single, avec en face B, deux reprises auxquelles participe Cave — “I Love You… Nor Do I” (Gainsbourg) et “Bedazzled” (Cook And Moore). Résultat ? Du Tom Waits féminin, post-punk, et surtout sans pantomime. Si Rowland S Howard avait été une femme, et s’il était au top de sa (fragile) forme, il aurait enregistré ce terrassant “Dirty Pearl”, qui porte bien son titre — un recueil de merveilles dévastées, bijoux cabossés, splendeurs déglinguée­s. Anita Lane sortira encore un album, le brillant “Sex O’Clock” (2001), avec deux pointures (Bertrand Burgalat aux arrangemen­ts, Mick Harvey à la production), dans un style différent, plus apaisé (pour faire vite : du Saint Etienne, en mieux). Aux dernières nouvelles, mariée, mère de plusieurs enfants, Anita Lane profite de la mer, à Byron Bay, Australie. Peu de chance qu’elle plaque tout sur un coup de fil. Première parution : 11 octobre 1993.

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