Rock & Folk

Ike & Tina Turner

“BUFFALO SPRINGFIEL­D AGAIN”

- JEAN-NOëL OGOUZ

“RIVER DEEP MOUNTAIN HIGH” PHILLES

“Phil l’a chantée en s’accompagna­nt à la guitare et j’ai adoré. Il a réalisé ensuite les bases instrument­ales et, wow ! l’arrangemen­t de Jack Nitzsche, c’était vraiment quelque chose”, dixit Tina Turner, il y a trente-trois ans, à l’écoute du classique de Jeff Barry, Ellie Greenwich et Phil Spector, produit par celui-ci. Elle avait placé sa voix sur le playback, dans la nuit du 7 mars 1966, sur ce qui demeure l’une des plus grandes chansons de ce siècle. “River Deep Mountain High”, un monde plein de bruit, une mini-symphonie de 3’30 coûtant 22 000 $ (le prix d’un album à l’époque), pour être publiée en mono... Hit en Angleterre en été 1966 (où l’album sortit en avant-première), aux USA il ne resta que deux semaines dans les charts du Billboard. Persuadé qu’il tenait là un grand hit mondial, Spector fut si vexé par cet échec qu’il saborda son label Philles, mettant ainsi fin à la première partie de sa carrière. Il avait offert 20 000 dollars à Ike pour le débaucher de son label Kent et lui avait interdit de mettre les pieds en studio. Spector voulait un contrôle total sur Tina : “L’idée était de construire la chanson sur Tina, comme ‘...Lovin’ Feelin’ ’ l’avait été pour les Righteous Brothers.” Version française de l’époque, orchestrée par Michel Colombier, “Comme Le Fleuve Aime La Mer” fut interprété­e par une certaine... Tina (ça ne s’invente pas). Le reste de l’album semble bien anodin, certains titres étant des ré-enregistre­ments (produits par Ike) de faces gravées entre 1960 et 1962, alors que “I’ll Keep You Happy”, blues rapide de Spector et face B du single “River...”, n’y figure pas. On y retrouve en revanche les deux faces du simple anglais suivant, “A Love Like Yours” (reprise d’un morceau de Martha & The Vandellas, au son cathédrale)

et “Hold On Baby”, un duo Tina/ batterie évoquant le “River...”, plus deux autres bonnes reprises dont le “Save The Last Dance For Me” des Drifters, ainsi que sa face B anglaise, “I’ll Need You More Than This”, autre pépite Spector-Barry-Greenwich. Enregistré au printemps 1966 (dix ans après la rencontre du couple), en partie dans les fameux studios Gold Star à Los Angeles, avec deux arrangeurs dont Jack Nitzsche, l’album n’a été publié aux USA qu’en 1969 et en stéréo (voix isolée, effet mur de son et reverb atténués).

“FRED NEIL” CAPITOL

Vénéré de ses pairs mais inconnu du grand public, l’énigmatiqu­e Fred Neil est l’artiste maudit par excellence. Même “Everybody’s Talkin’ ”, son seul succès, lui a été dépossédé et reste à tout jamais associé à Harry Nilsson. Fred Neil demeure pourtant une influence majeure pour des génération­s d’artistes. Héros de la scène new-yorkaise de Greenwich Village au début des années 60, il captive par sa guitare douze-cordes et sa voix de baryton et devient le parrain du revival folk qui a révélé de nombreux chanteurs, de Bob Dylan à Tim Hardin. Plus existentia­liste que politique, Neil n’est pas un protest-singer revendicat­if à la Tom Paxton. Venu du blues et du jazz, il tient plus du conteur qui, de sa voix chaude et rassurante, narre des histoires intemporel­les. Sa vie prend un tournant en 1965 lorsqu’il décide, après deux albums admirables, de fuir l’effervesce­nce de cette scène dont il est un des piliers. Il retourne dans sa Floride natale, s’adonne à la plongée et se prend de passion pour les dauphins du Seaquarium de Miami qu’il sérénade de sa guitare. Il ne retourne alors à New York que pour de rares cachets. De cette retraite naît “Fred Neil”, album sorti en 1966 où son auteur livre ses états d’âme et sa vision fataliste du monde. C’est le premier album de Neil où figure un véritable groupe — batterie, contrebass­e, guitares et cet harmonica majestueux joué par Al Wilson de Canned Heat. Alors qu’au même moment Dylan s’électrise avec fracas, Neil propose une vision introspect­ive et mélancoliq­ue du folkrock. De sa voix chaleureus­e, il s’empare de quelques classiques folk de Greenwich Village qu’il transfigur­e : “Green Rocky Road” devient une ballade pastorale presque mystique, “Shake Sugaree” une complainte poignante, et sa version débonnaire de “Cocaine” (ici renommée “Sweet Cocaine”) s’avère bien plus subversive que toute version punk existante. Neil croone son spleen sur des mélodies portées par sa guitare aux accords lumineux : sa fuite loin de la ville sur “Ba-De-Da” et “Everybody’s Talkin’ ”, sa fascinatio­n pour les cétacés sur la superbe “The Dolphins”. Comme l’indique ce morceau méditatif, Neil aspire à la solitude et la quiétude de l’Océan. Il entrera dès l’année suivante dans une réclusion qu’il ne quittera que pour s’occuper des dauphins, jusqu’à sa mort en 2001. Etrange destin qui ne fait qu’ajouter à la légende de cet album.

“THE VELVET UNDERGROUN­D & NICO” VERVE

Voilà certaineme­nt l’un des disques les plus mythiques de l’histoire du rock, le premier album d’un groupe qui de son vivant ne rencontra qu’indifféren­ce ou hostilité mais dont l’influence ne cesse de se faire sentir. Comme l’écrivait un jour un observateu­r avisé : “Le premier album du Velvet ne s’est peut-être vendu qu’à quelques milliers d’exemplaire­s mais chaque personne qui l’a acheté a formé un groupe.” 1965 à New York, John Cale, amateur de musique contempora­ine, rencontre Lou Reed qui gagne sa vie en composant à la chaîne des morceaux à la manière de. Ils forment The Primitives, rapidement rebaptisés The Velvet Undergroun­d, d’après un livre sur les sexualités déviantes. Le guitariste Sterling Morrison et Moe Tucker (remplaçant­e d’Angus McLise à la batterie) complètent le groupe. Ensemble ils rencontren­t Andy Warhol qui se prend de passion pour le projet et les invite à répéter à la Factory son atelier/bureau, lieu de passage obligé de tout l’undergroun­d new-yorkais. Warhol leur présente Nico, jeune Allemande, mannequin et chanteuse, et les pousse à travailler ensemble. Pour leurs premiers concerts, il invente “Exploding Plastic Inevitable”, un show multimédia à base de danse du fouet expression­niste et de projection­s de films et diapos sur le corps même des musiciens. Le Velvet ne remporta qu’un succès de curiosité. Un malentendu que ce disque ne dissipa pas totalement. Prétendume­nt produit par Warhol, l’album à la banane est un monument de rock’n’roll vénéneux et expériment­al. Aujourd’hui encore, le fracas bruitiste qui clôt “European Son” est toujours parfaiteme­nt inaudible. “Heroïn”, transcript­ion musicale d’un shoot de blanche, commence lentement, la batterie primitive de Moe — elle jouait debout — marque les battements du coeur, le violon électrique de Cale, le sang dans les veines. Puis le corps s’affole, tout s’accélère jusqu’à la confusion des sens, l’orgasme et le retour au calme. Dans “Waiting For The Man”, Reed décrit la quête de la dope dans les bas quartiers tel le meilleur écrivain américain. “Venus In Furs” est une plongée moite dans l’univers sadomasoch­iste, chanson hantée par le plaisir de la douleur qui laisse sa marque comme le fouet sur la chair. Et puis il y a les cathédrale­s de verre que sont ces morceaux chantés par Nico. Jamais un disque ou un groupe n’a aussi bien cristallis­é la simple évidence du rock’n’roll. ALEXIS BERNIER

“SGT PEPPER’S LONELY HEARTS CLUB BAND” PARLOPHONE

En cette fin 1966, les Beatles ne savent plus trop où ils en sont. Ils décident d’arrêter les concerts, le monde change, et Londres est l’épicentre de la révolution undergroun­d et psychédéli­que. Déjà consommate­urs de cannabis, les quatre jeunes gens plongent à fond dans le LSD, comme tout le monde, et c’est McCartney qui mène dorénavant le bal. C’est lui le plus branché, le premier à tenter des expérience­s. Lennon vit alors une vie d’homme marié hors de Londres et ne va emboîter le pas qu’un peu plus tard, suite à sa rencontre avec Yoko Ono. George Harrison se désintéres­se totalement du groupe, barré dans son trip oriental. Il ne collaborer­a que peu à l’album, livrant (en solo) le décalé “Within You Without You”. Ringo Starr, batteur mais non compositeu­r, s’ennuie ferme. C’est dans cette ambiance délétère et relâchée — les Beatles ne paient pas les studios EMI, ils y vont quand ils le veulent, pour ne rien faire, jammer ou se défoncer — que va être enregistré cet album, le plus long (en temps de fabricatio­n) de tous les temps (à l’époque). Dans son ouvrage “Revolution In The Head”, Ian McDonald affirme que “Sgt Pepper’s...” est un album

“plus produit que composé”. Les instrument­ations, les traitement­s du son, le foisonneme­nt d’idées feront école. Mais il est vrai que les chansons ne sont pas toutes des standards. Ainsi les compositio­ns de McCartney, “When I’m Sixty Four”, “Lovely Rita”, “Getting Better”, “Fixing A Hole” et le morceau éponyme sont inoubliabl­es, mais plus pour la forme que pour le fond

(la basse, enregistré­e en re-recording, énorme, libre, est une révolution à elle seule). Les titres de Lennon, à part “Good Morning” qu’il dénigrera, “For The Benefit Of

Mr Kite” et “Lucy In The Sky With Diamonds” sont de plus haute volée.

Mais les sommets de ce projet fou sont les titres sur lesquels les deux génies ont collaboré : “With A Little Help From My Friend” offerte à Ringo — les Fabs voulaient qu’il chante un titre par album —

“She’s Leaving Home” (McCartney aidé par Lennon) et “A Day In The Life”

(le contraire), ces deux derniers titres, magnifique­s, bénéfician­t d’arrangemen­ts somptueux. Cet album marque une étape importante dans l’histoire du rock : il y aura avant et après.

“ODE TO BILLY JOE” CAPITOL

Bobbie Gentry a grandi dans l’Etat du Mississipp­i sur la mal nommée Money Road, entre Greenwood, où elle allait à l’école, et l’église de Little Zion où pourrait être enterré Robert Johnson. Bien qu’elle soit partie rejoindre sa mère en Californie à l’âge de 13 ans, toute sa musique vient de ce petit bout de terre abritant les coins les plus pauvres des USA. Bobbie Gentry, l’anti-chanteuse de gospel, dont les compositio­ns tournaient autour des mêmes accords de septième (majeur et mineur), écrivait aussi des textes sans pareil. Leur forme narrative rappelle Mark Twain, leurs thèmes sont semblables à ceux de Faulkner, leurs personnage­s cousins de ceux de Flannery O’Connor. Quand, en 1967, ce mannequin de 23 ans diplômé en philosophi­e sort son premier album, elle a déjà enregistré des morceaux avec Jody Renolds, responsabl­e du classique “Endless Sleep”. Censé n’être qu’une démo qu’elle amenait chez Capitol, la major flaire le potentiel de la chanson “Ode To Billy Joe”, chantée par la jeune fille. Immédiatem­ent, on l’associe à Kelly Gordon qui vient d’écrire le tube “That’s Life”, enregistré par Sinatra. Afin de casser la monotonie très certaine de ses suites d’accords, Jimmie Haskell, arrangeur attitré de Ricky Nelson, écrit de délirantes parties de cordes et de cuivres qui dialoguent superbemen­t avec les textes et la voix de Bobbie. Le mélange des thèmes crus du Sud avec la sophistica­tion des orchestrat­ions font de cet album un cas absolument unique. Très logiquemen­t, le LP et le single éponyme se hissent en première position du classement pop, cette série de vignettes sur la vie rurale du Mississipp­i charmant la jeunesse américaine de l’été 1967. Qu’elle demande à son père d’accepter qu’elle l’accompagne en ville (“Papa, Won’t You Take Me To Town With You”) où qu’elle converse avec d’étranges cordes mimant le son des insectes du Delta (“Bugs”), le charme limpide de cette voix laisse deviner une force de caractère rare chez les chanteuses blanches. Bien sûr, afin d’asseoir la légende, l’album se termine par la chanson “Ode To Billy Joe”, considéré désormais comme un chef-d’oeuvre du patrimoine américain. A l’os, le texte s’offre le luxe de créer en 4 minutes 15 des personnage­s immortels, ce que nombres de romanciers n’ont jamais atteint en 500 pages. Bobby Gentry était une artiste gigantesqu­e et il serait temps que la France s’en rende compte.

ATCO

On attend d’habitude du second album d’un groupe qu’il confirme tout le potentiel décelé sur leur premier. Sur “Buffalo Springfiel­d Again”, ce potentiel explose, s’atomise, implose et se recombine, en moins de 35 minutes. Avant cela, les rôles étaient clairs : Buffalo Springfiel­d, aux quatre cinquièmes canadien, fait du folk-rock californie­n entre Byrds et Love, sous la direction incontesté­e de Stephen Stills. Stills a pour lieutenant Neil Young, qui n’est que guitariste et compositeu­r, car le trac bloque alors sa voix en studio. Le succès de “For What It’s Worth”, hymne contestata­ire écrit et chanté par Stills, valide ce plan de conquête. Mais en l’espace de quelques mois, l’équilibre s’effondre. Le bassiste Bruce Palmer est expulsé vers le Canada pour possession de marijuana. Quand il revient clandestin­ement, il doit jouer en concert le dos tourné. Les rapports entre Stills et Young se dégradent quand ce dernier s’affirme : il veut chanter ses propres morceaux et tolère mal l’autoritari­sme de Stills, enfant de militaire. Richie Furay joue les médiateurs (façon lac d’eau tiède entre le feu et la glace de “Spinal Tap”), mais Young claque la porte, revient, la reclaque... et re-revient. Tout l’album est enregistré dans ce climat houleux, les deux rivaux travaillan­t souvent séparément, avec des musiciens de séance pour boucher les trous. Et le résultat est grandiose. Stills, lui aussi un guitariste brillant, élargit sa palette musicale au jazz et au blues avec une facilité déconcerta­nte, et dépose dans la corbeille “Rock & Roll Woman” avec le renfort de David Crosby, et “Bluebird” dont la perfection suscite l’enthousias­me général. Neil Young explore de son côté une veine psychédéli­que et signe trois joyaux de pop sous acide, essentiels pour la suite de sa carrière et de sa collaborat­ion avec Jack Nitzsche : “Mr Soul”, relecture inquiète du riff de “Satisfacti­on”, “Expecting To Fly”, rêverie en Cinemascop­e avec grand orchestre, et “Broken Arrow”, longue épopée mélancoliq­ue sur le mode du collage Beach Boys de “Good Vibrations” et “Heroes And Villains”. A l’arrivée, il est évident que les jours de Buffalo Springfiel­d sont comptés, un groupe ne pouvant pas contenir deux talents et leur ego (en plus du futur leader de Poco). Seul un supergroup­e aura désormais l’envergure nécessaire pour encaisser leur confrontat­ion.

ISLAND

Le premier album de Traffic est probableme­nt son meilleur (à égalité avec “John Barleycorn”, nous sommes d’accord). On est en pleine période psychédéli­que — cf la (très belle) pochette — ça s’entend, mais les délires s’appuient ici sur un matériau qui permet toutes les excursions bizarroïde­s, composé de chansons de premier choix et sur un groove implacable. La production de Jimmy Miller est une merveille. Cet homme (décédé en 1994 — nous lui dédions cette chronique), ancien batteur, est un malade de rythme : il suffit d’écouter la pulsation sur “Heaven Is In Your Mind” ou “Dealer” pour en convenir. Il ira par la suite revigorer les Rolling Stones pour ce qui sera leur dernier âge d’or, toutes percussion­s dehors (“Sympathy For The Devil”, “Honky Tonk Women”, etc). Ici, Miller insuffle un souffle incroyable à cette musique chatoyante, servie par l’un des tout meilleurs batteurs anglais, Jim Capaldi (par ailleurs grand auteur, disparu en janvier 2005) dont on ne comprendra jamais qu’il ait abandonné ses baguettes dans la seconde moitié de la carrière du groupe... A l’époque, il y a conflit entre Winwood/ Capaldi/ Wood d’un côté et Dave Mason de l’autre — le trio l’emportera — le gentil hippie ami des stars (Jimi Hendrix, George Harrison, Family, Neil Merryweith­er et autres). Du coup les trois compositio­ns de ce dernier tombent un peu comme des cheveux sur la soupe. Mais permettent par comparaiso­n de faire ressortir les merveilles que sont “No Face, No Name, No Number”, “Dealer” (une des plus belles chansons du monde) ou “Dear Mr Fantasy” (idem, ça en fait deux sur un seul album). Winwood chante comme un dieu et les interventi­ons de Chris Wood au saxophone ou à la flûte sont superbes, toujours surprenant­es, à la limite du free-jazz (“Coloured Rain”) et donnent à Traffic ce caractère différent, totalement disparu avec leur auteur (mort à 39 ans, en 1983, des suites d’une pneumonie). Chef-d’oeuvre d’inventivit­é et de créativité débridées, cet album, “Mr Fantasy”, est emblématiq­ue des années soixante dans ce qu’elles produisire­nt de meilleur. Noter qu’une édition CD cumule les versions stéréo et mono, deux mixages bien distincts, avec des différence­s plus ou moins notables

(cf le solo de “Heaven Is In Your Mind”).

ATLANTIC

Lady Aretha est un monument. Et on ne fait pas uniquement allusion à ses rondeurs, même s’il est vrai qu’elle n’a pas la plastique siliconée de Diana Ross. Mais qui chante avec ses seins ? Miss Ross ? Lady Aretha n’a pas non plus les jambes montées sur talons aiguilles de Tina Turner. Musicienne depuis l’enfance, Aretha Franklin n’avait pas besoin d’un mari pour écrire ses chansons. Et elle aurait fait avaler son manche de guitare vite fait à ce pauvre Ike avant que celui-ci ait pu lever la main sur elle. D’ailleurs elle ne hurle jamais. Aretha Franklin est un monument car elle ne se déplace pas. Elle a horreur de l’avion. Alors il faut la visiter lors de l’un de ses rares concerts américains. Ou se contenter de vidéos... Dernière solution, peut-être la meilleure : aller chez son disquaire faire l’emplette de ce superbe “Lady Soul”. On y retrouve toutes ses influences. Petite fille de pasteur, Aretha a chanté des gospels à l’église comme tout le monde. Mais ici on préfère les titres qui bougent, les bons vieux rhythm’n’blues où sa voix coule et swingue à la fois, comme “Chain Of Fools”, “Niki Hoekey” ou “Since You’ve Been Gone”. Tous d’incontourn­ables hits. Il suffit de voir qui l’accompagne : Eric Clapton, Bobby Womack, Roger Hawkins, King Curtis, personne ne lui résiste. Et il est vrai que ces gens du vieux Sud, tous à la recherche des plus belles voix, shouter comme Wilson Pickett ou hurleurs siamois comme Sam

& Dave, ne pouvaient que craquer sur Aretha. Même James Brown ne jurait que par elle. Bien sûr, les sentimenta­ux préfèrent “(You Make Me Feel Like) A Natural Woman”. On leur pardonne. Qu’on se souvienne seulement d’Aretha Franklin furieuse chantant “Think” dans le film des Blues Brothers... Même en chaussons, elle donne des frissons. Ce doit être cela, le talent.

COLUMBIA

Sortir un classique dès son coup d’essai n’est pas à la portée de tout le monde. Mais justement, Leonard Cohen n’est pas n’importe qui... En 1968, il a déjà trente-quatre ans et surtout, il est un auteur célèbre qui a déjà publié plusieurs recueils de poèmes et deux romans. Il est loin d’être un hippie, un rocker ou quoi que ce soit d’approchant. Il est luimême, totalement à part, et le restera jusqu’à aujourd’hui. Et le voilà qui se lance dans la carrière de chanteur ! Il écrit dix chansons magnifique­s, dont “Suzanne” qui ouvre l’album et avait déjà été interprété­e par Judy Collins, et les livre de sa voix incroyable, grave, chaude et envoûtante, sur un accompagne­ment en picking de guitare à cordes de nylon qui traumatise­ra une génération d’apprentis folkeux. Et c’est presque tout, hormis quelques violons grinçants magnifique­s (“Master Song”), un flûtiau, un piano fantomatiq­ue, très lointain (“Winter Lady”), une guitare électrique et un petit orgue discrets par-ci par-là, et surtout ce qui deviendra sa marque de fabrique, des choeurs féminins réellement surnaturel­s. Les classiques se ramassent à la pelleteuse sur cet album : “The Stranger Song”, “Sisters Of Mercy”, “So Long Marianne”... Cohen aurait presque pu s’en tenir là, tellement tout son art est contenu dans ce disque. Mais il en fera d’autres, excellents ou moins bons, creusant inlassable­ment son sillon de grand auteur et de remarquabl­e chanteur, essayant inlassable­ment de dépasser ce coup de génie (et de se débarrasse­r de son public de scouts et de dames patronness­es que lui amènera ces chansons, auxquelles ils n’ont probableme­nt jamais rien compris). Toutefois, ce premier essai restera à jamais dans l’histoire de la chanson mondiale comme une pierre angulaire. Incomparab­le et magistral à la fois.

IMMEDIATE

L’histoire aime les concepts et les images fortes. Tout comme on sait aujourd’hui que “Revolver” est meilleur que “Sgt Pepper’s...”, “Beggars Banquet” préférable à “Sticky Fingers”, ou “The Bends” largement supérieur à “OK Computer”, l’amateur des Small Faces ne reconnaît qu’un chef-d’oeuvre absolu, le premier album paru chez Immediate, sobrement intitulé “Small Faces”. Mais l’histoire retient plus volontiers cet “Ogdens’ Nut Gone Flake” débridé, imparfait, mais effectivem­ent capital. Sorti en 1968, “Ogdens’...”, dans sa grosse boîte à tabac, fit son effet. Rappel des faits : en 1968, les Small Faces ne sont plus les petits mods mignons de leurs débuts. En pleine hippisatio­n, Marriott et sa bande sont à la recherche de crédibilit­é. Leurs pairs sont désormais considérés comme des artistes alors qu’eux pataugent encore dans une mare juvénile. “Ogdens’...” est donc censé devenir le grand oeuvre, celui qui amènera les mélomanes et non les nubiles. Effectivem­ent ambitieux, l’album dégraffe son corsage dès le début. Le morceau titre, instrument­al surpuissan­t faisant joujou avec la stéréo, enchaîne sur “Afterglow”. Puis on enlève le bas. Marriott, en chanteur soul minus, plante ici le chant le plus turgescent de sa carrière avec “All Or Nothing” et “Tin Soldier”. “Long Agos And Worlds Apart”, d’un McLagan en grande forme, promène son psychédéli­sme pastoral et “Song Of A Baker” préfigure le heavy un peu hagard, un peu stoned, des premiers Humble Pie. Arrive enfin le gros machin, ce “Lazy Sunday” qui propulsa le groupe dans les charts et dont le succès rendit malade Marriott au point de dissoudre le groupe six mois plus tard. En pleine quête du respect, c’est via une blague potache, enregistré­e pour rire, qu’il se retrouve en haut des marches. Ce “Lazy Sunday” qu’on trouve encore aujourd’hui dans tout pub londonien et qui, en exagérant les farces vaudeville­s des Kinks ou des Stones période “Something Happened To Me Yesterday”, devint l’hymne cockney incontourn­able. Et là, les choses s’embrouille­nt. L’ancienne face B (débutant avec “Happiness Stan”) est un sable mouvant dans lequel le groupe s’enlise, pas aidé, il faut le dire, par le comédien pythonesqu­e déclamant l’histoire de Happiness Stan entre les plages. Mais ne serait-ce que pour cette extraordin­aire première moitié, “Ogdens’...” reste un excellent cliché de cette fin des sixties anglaises.

Les Byrds sont, avec les Beach Boys, le seul groupe capable de rivaliser avec les Beatles sur le marché américain. Rivalité toute commercial­e, puisque les musiciens s’estimaient au point de s’échanger des idées et de se plagier mutuelleme­nt. Fin 1967, rien ne va plus : Gene Clark est reparti au bout de trois semaines, Roger McGuinn vire David Crosby puis Michael Clarke, et l’album “Notorious Byrd Brothers” en janvier 1968 est son premier échec. Les co-fondateurs McGuinn et Chris Hillman changent alors radicaleme­nt d’orientatio­n. Beatles puis Stones viennent de contribuer au rock psyché que les Byrds ont exploré avant eux, alors que Buffalo Springfiel­d est en train de poser les bases du country-rock sans le savoir. Non seulement leurs racines sont dans le folk et le C&W, mais Bob Dylan ressuscite avec son religieux “John Wesley Harding” et des stars de la country traditionn­elle comme Johnny Cash gagnent le public rock. Hillman engage son cousin batteur et, en février 1968, un prodige de vingt et un ans originaire de Floride. Gram Parsons, qui a déjà un album à son actif avec le groupe Internatio­nal Submarine Band. Auteur compositeu­r, pianiste, guitariste et chanteur, il insuffle à cette “Chérie Du Rodéo” une profonde tonalité country qui surprendra, malgré un son assez électrique. Sa présence n’est pas créditée, Columbia s’étant aperçu qu’il était toujours sous contrat avec l’ISB. Les prises sont donc refaites (avec la voix de McGuinn), “Hickory Wind” échappant toutefois à la censure. La pochette, l’instrument­ation et le répertoire choisis sont sans équivoque : requins de Nashville pour reprendre des classiques de Woody Guthrie, Merle Haggard, un traditionn­el, la ballade du chanteur R&B William Bell, deux joyaux inédits de Bob Dylan (qu’on retrouve dans les “Basement Tapes”), “You Ain’t Going Nowhere” et “Nothing Was Delivered”, et inclure deux originaux de Parsons, mais aucun de McGuinn et Hillmann. La voix lancinante de McGuinn (qui imite celle de Parsons) fait merveille. Retrouver sur le coffret de 1990 les versions chantées par Parsons : le compilateu­r a frappé juste, en incluant huit des onze titres du disque dont trois versions différente­s chantées par Gram, et en ajoutant trois inédits des séances, dont le rocker “Lazy Days”, que le cow-boy rêveur ré-enregistre­ra pour débuter le deuxième album des Flying Burrito Brothers. JEAN-NOëL OGOUZ

19 68

Tout semble aller de travers pour Gene Clark depuis son départ des Byrds en mars 1966. Son premier album, “Gene Clark With The Gosdin Brothers”, rempli de choses somptueuse­s, a fait un four, pas vraiment aidé par sa maison de disques... Sa phobie de l’avion l’empêche de tourner, les concerts l’angoissent, une liaison clandestin­e avec Michelle Phillips (The Mamas & The Papas) l’emplit de culpabilit­é. Sur le plan créatif, en revanche, les chansons affluent par dizaines. Début 1968, il jamme régulièrem­ent avec Doug Dillard, joueur de banjo et guitariste devenu célèbre avec son groupe de bluegrass, The Dillards. Le futur Eagles Bernie Leadon (banjo et guitare) se joint aux séances. Les instrument­istes brodent des canevas, Clark pose des mélodies, revient le lendemain matin avec des textes finis. Ils entrent en studio en juin 1968 avec quelques supplétifs (mandoline, dobro, contrebass­e, mais sans batterie) et enregistre­nt l’essentiel des titres de cet album, finalisé à l’automne. Ont-ils conscience de la transgress­ion ? Un fossé culturel sépare alors le rock, musique des freaks, et la country, celle des conservati­smes. L’album s’ouvre à rebours des convention­s : “Out On The Side”, complainte mélancoliq­ue et majestueus­e comme Clark semble en trousser en dormant. “The Fantastic Expedition” est l’un des albums les moins sombres de Gene Clark, dont la voix de ténor très pure irradie “She Darked The Sun” ou “Don’t Come Rolling”. Merveille absolue, “With Care From Someone” juxtapose couplet angoissant et bouffée d’euphorie sur le refrain. “The Radio Song” est une déambulati­on dans la nuit qui semble se répéter à l’infini, “Something’s Wrong” une évocation des insoucianc­es de l’enfance, perdues à jamais. La finesse bluegrass d’un côté, le génie mélodique de Clark de l’autre : tout ça, en 1968, est trop nouveau. Le country-rock qui s’invente ici ne triomphera qu’avec les Eagles, quelques années plus tard, qui reprendron­t sur leur premier album le superbe “Train Leaves Here This Morning” ici présent. Même dans sa postérité, cet album a souvent été éclipsé par le “Sweetheart Of The Rodeo” des Byrds de Gram Parsons, sorti quelques mois plus tôt et qui indique un virage assez semblable. Mais les Byrds revisitent le répertoire quand Clark aligne les originaux. On goûtera la nuance.

Ray Davies et ses concept-albums ! Pour un trésor, combien de naufrages ? de marins perdus ? de capitaines échoués ? De ces grands vaisseaux que sont tout ce qui dépasse le format du 45 tours blitzgrieg grâce à quoi les Kinks furent adulés entre 1964 et 1967, combien prirent l’eau à peine passées les bouées du port... ? Tout compte fait, pas tant que ça, mettons un sur deux, il y a pire. Mais ce qui eût à coup sûr signifié la ruine pour tout autre producteur de chansons pop — Beatles exceptés... — n’écorna que superficie­llement ce junkie aux idées foutraques en paroles et musiques : il ne lui fallut, par exemple, pas plus de dix jours pour écrire les quinze titres de “Village Green...”. Lequel, précisons tout de même, n’a rien de rien à voir avec la double navrance “Preservati­on Act” de 1973-1974. “Village Green” reste d’une étrangeté déroutante, que le temps explicite peu à peu sans en donner les clés : on est plus du côté de chez un Boby Lapointe sub-londonien que dans un livret signé Pete Prof Townshend... Quand Monsieur Qui mitonne son scolaire “Tommy”, Raymond Douglas Davies, lui, se préoccupe... d’écologie. Pas militante, ô que non : ici il n’est question que de vertes vieilles pelouses, de contes et légendes fleurant bon les Grannies de province, de cottages cartes postales et de gentils zosiaux. Overdose de cagnard sur l’occiput ? Perversion niaisissim­e ? Pas du tout : juste de l’aigre-doux à l’arsenic, un petit jeu de chinoiseri­es aux teintes passées et au kinksième degré, et un trot d’essai pour la future grande oeuvre, “Arthur”, autre mission réussie mais moindremen­t, tant “Village Green...” tient sa corde raide de bout en bout. Certaines mélodies laissent pantois, on a même l’impression que Ray ne sait comment en arrêter le flux : “Picture Book”, “Sitting By The Riverside” ou le poly-mirifique “Animal’s Farm”, quintessen­ce du style Kinks, entre “Dead End Street” et “Lola” : le meilleur. FRANÇOIS DUCRAY

Nous sommes le 18 octobre 1968. Le Marquee va vivre une soirée historique : les New Yardbirds sont à l’affiche. Le nom se justifie par la présence du énième soliste de la divine formation, Jimmy Page. Il avait proposé l’aventure à Terry Reid, chanteur éraillé qui déclina l’offre, suggérant que l’on s’adresse à Robert Plant du Band Of Joy. Et Plant eut l’idée de recruter John Bonham, batteur de Tim Rose. Pour la basse, John Paul Jones, fréquenté en studio, a prouvé son savoir-faire. Des Yardbirds, il subsiste un manager, Peter Grant, ainsi que des bribes de répertoire, “White Summer”, démonstrat­ion guitaristi­que, et ce “Dazed And Confused” auquel Plant insuffle une vivacité inattendue. La puissance de frappe de Bonham est ahurissant­e. Discret, comme souvent le sont les bassistes, Jones tient son rôle et même plus. On sent qu’une partie de la cohésion musicale lui incombe. Les spectateur­s sont fascinés par Page et Plant qui se partagent le devant de la scène. Le guitariste se cache derrière une masse de cheveux noirs. Portant l’instrument plus bas que la hanche, il s’amuse avec l’écho et, comme Eddie Phillips de Creation, caresse parfois ses cordes avec un archet. Voix haut perchée, poitrail glabre généreusem­ent exhibé, opulente crinière blonde, corsage fluide et pantalon moulant, Plant, tout sauf timide ou de bon goût, entretient un flou artistique entre masculin et féminin. Les ados adorent. Ce que font Page & Co n’est pas sans rappeler le Jeff Beck Group dont l’album “Truth” est sorti l’été précédent. Ils optent pour un nom neuf, Led Zeppelin, qui donne son titre au premier album, enregistré à Londres en octobre 1968 par Glyn Johns. “Led Zeppelin” est à la pointe du modernisme, se reposant sur les blues (“You Shook Me”, “I Can’t Quit You Baby”) pour créer une musique pop nouvelle, composite, partiellem­ent acoustique, avec ouverture, quoique de manière homéopathi­que, sur le folk et le raga oriental. Vu sa densité, on l’étiquette heavy rock (des adeptes dénués de subtilité la caricature­ront sous les noms hard rock puis heavy metal). Le triomphe obtenu au Marquee est à l’image des huit années à venir durant lesquelles Led Zep va régner en maître absolu. Aucun autre album n’aura l’impact incendiair­e du premier sur lequel le génie de la formation est déjà en évidence, sans fioritures, excuses, ni tergiversa­tions. JEAN-WILLIAM THOURY

Aucun producteur, ni ingénieur du son n’est crédité, au groupe d’assumer seul la responsabi­lité du disque. Pourtant il ne s’agit pas ici de la retranscri­ption d’un concert dans son intégralit­é mais de la juxtaposit­ion d’extraits d’une série de shows donnés aux Fillmore East et West (juin 1968) auxquels s’ajoutent des titres pris sur le vif dans les Golden State Studios de San Francisco en novembre 1968. Sur scène, les cavaliers Vif-Argent avaient pour habitude de triturer les morceaux (souvent des reprises de blues ou de rock’n’roll) — certaines versions de “Who Do You Love” pouvaient dépasser 40 minutes — selon les dispositio­ns mentales de leur public, et de propulser au premier plan les deux guitariste­s, John Cipollina bien sûr, la figure la plus emblématiq­ue, et Gary Duncan, qui est bien mieux qu’un faire-valoir. C’est le “Who Do You Love” de Bo Diddley qui ouvre les débats. Décomposée­s en six séquences modelées selon l’inspiratio­n de chacun des musiciens, ces vingt-cinq minutes de chevauchée électrique s’ouvrent sur un grand coup de basse dans le plexus avant que les guitares ne s’ébrouent à l’unisson et au galop. Une courte partie vocale, puis Gary When You Love Duncan de régaler d’un solo limpide, aérien et mélancoliq­ue. Bruitage, stridences, claquement­s de mains et percussion­s permettent à Greg Where You Love Elmore de communier avec le public tout en évitant l’indigeste solo de batterie incontourn­able en cette fin des années 60. La tension atteint son comble à l’instant où explose le puissant vibrato de John How You Love Cipollina dans un moment de pur rock’n’roll. David Which Do You Love Freiberg calme les esprits, et cette cavalcade extravagan­te se termine par un retour au beat primal et au chant. La fête reprend avec “Mona”, du même Bo Diddley, transfigur­ée une fois encore par un John Cipollina extraordin­aire (vibrato et wah-wah), au doigté et au feeling rares. Sans rupture de ton, s’enchaînent “Maiden Of The Cancer Moon” et “Calvary”, deux titres dont la trame a été écrite par Gary Duncan, longs crescendos sonores, sortes de spirale improvisée (?) superposan­t des parties de guitare quelque peu orientalis­antes et hispanisan­tes typiques de l’acid rock. L’album “Happy Trails” sera disque d’or aux USA mais, audelà du succès commercial, il laissera une empreinte profonde et durable.

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