The 13th Floor Elevators
“FOREVER CHANGES”
“THE PSYCHEDELIC SOUNDS OF...” INTERNATIONAL ARTISTS
En 1965 à Austin, Roky Erickson chantait au sein de The Spades, groupe pour qui il venait d’écrire “You’re Gonna Miss Me”, hymne garage porté par une suite d’accords implacable et son chant hurlé. En le voyant sur scène, Tommy Hall, étudianten philosophie adepte du LSD-25, perçut en lui le prophète capable de diffuser les préceptes mystiques de Timothy Leary. Il parvint à convaincre Erickson de monter un projet avec lui et, accompagnés de musiciens du groupe local The Lingsmen, ils formèrent les 13th Floor Elevators et réenregistrèrent “You’re Gonna Miss Me” qui devint un succès national. S’il reste le classique du groupe, ce tube n’est pas vraiment représentatif du style trippant des13th Floor Elevators qu’on retrouve plus sur “Tried To Hide” ou “Reverberation”, titres guidés par la guitare hypnotique emplie de reverb de Stacy Sutherland, les textes de Tommy Hall, le feulement de Roky Erickson et cette jarre électrique qui crée des oscillations étranges. L’instrument fut inventé par Hall pour générer des sonorités cosmiques à une époque où le synthétiseur n’existait pas et reste la signature sonore du groupe. Manifeste lysergique sorti en 1966, le premier album du groupe frappe dès sa pochette : au recto, l’illustration représente l’explosion kaléidoscopique que provoque l’acide sur la perception visuelle, et au verso, un texte prosélyte (où figure pour la première fois le terme psychédélique appliqué à une musique) vante les bienfaits du LSD sur la santé mentale (!). A l’origine, l’album avait été conçu comme le voyage d’un néophyte vers l’illumination : inexpérimenté sur “You Don’t Know (How Young You Are)” et “Thru The Rhythm”, il prend son premier acide (“Rollercoaster”), voit un incendie exploser dans sa tête (“Fire Engine”), remet toute son existence antérieure en question (“Reverberation”) et finit par vivre dans la félicité de cette renaissance sensorielle (“Kingdom Of Heaven”). Le label International Artists brouilla le message en modifiant l’ordre des chansons pour placer le single à succès “You’re Gonna Miss Me” en ouverture. Un méfait typique de ce label incompétent — qui s’avéra incapable de vendre correctement le disque et précipita le groupe vers son destin tragique fait d’insuccès, de folie, de prison et de mort brutale – mais qui n’altère en rien la puissance hallucinatoire de cet album.
“THE DOORS” ELEKTRA
Un premier album tel que celui-ci, peu de groupes en réaliseront. C’est probablement le meilleur des Doors, le seul où il n’y ait rien à jeter. Onze chansons superbes, les classiques que sont “Break On Through”, “Soul Kitchen”, “Light My Fire” et “The End”, bien sûr, mais également deux reprises parfaites, issues de deux cultures qui résument de manière idéale leurs influences, un classique du blues écrit par Willie Dixon et précédemment interprété par Howlin’ Wolf, “Back Door Man”, super sexuel, et “Alabama Song”, de Kurt Weill et Bertolt Brecht, qui n’étaient en 1967 pas aussi branchés dans le petit monde du rock qu’à l’heure actuelle. La grande force de cet album réside aussi dans la qualité de ses titres mineurs, de véritables petites merveilles pop comme “I Looked At You”, “End Of The Night”, magnifique de tendresse, ou “The Crystal Ship” qui donne l’occasion à Jim Morrison de prouver, si besoin était, quel grand chanteur de ballades il était, un véritable crooner, et Manzarek un pianiste génial. “Twentieth Century Fox” est tout aussi superbe, avec cette guitare de Robby Krieger, totalement ailleurs. Ce que révèle ou rappelle cet album, c’est que l’un des plus grands groupes de rock du monde n’en était tout simplement pas un, et c’est ce qui fait encore (surtout) aujourd’hui son charme et son originalité : John Densmore était un batteur de jazz, Jim Morrison un poètecinéaste, Robby Krieger un guitariste classique branché sur l’Orient et les espagnolades, et Ray Manzarek un organiste ébouriffant de lyrisme, sans égal sur terre, qui jouait les parties de basse de la main gauche... Ce qui fait qu’on n’a jamais entendu une seule reprise valable d’un titre des Doors. Personne ne peut faire revivre la musique de ces quatre hommes-là. Heureusement qu’il nous reste les disques.
“SMILE” CAPITOL
Que l’on parle de l’album de 1967 (ce chefd’oeuvre annoncé des Beach Boys que Brian Wilson abandonna en cours d’enregistrement), de la version de 2004 (bouclée par Wilson avec l’aide des Wondermints, son dévoué groupe de scène) ou du coffret de 2011 reconstituant avec les bandes d’époque l’album tel qu’il aurait dû être, l’affaire “Smile” demeurera pour l’éternité un sacré bordel. Exactement comme son contenu, fruit étrange de l’imagination d’un Brian Wilson en plein bouillonnement créatif. L’histoire est très connue : l’aîné de la fratrie Wilson avait avec “Smile” l’ambition de réaliser l’album pop ultime. Au printemps 1966, “Pet Sounds” vient de paraître, mais Brian Wilson veut aller encore plus loin. La concurrence avec les Beatles lui chauffe le cerveau, il veut carrément concevoir “une symphonie adolescente adressée à Dieu”. Un single est d’abord enregistré en 18 séances (un record) : ce “Good Vibrations” qui en effet touche au sublime. C’est avec un parolier, Van Dyke Parks, jeune et bizarre poète à lunettes rencontré par l’entremise de David Crosby, que Wilson entreprend cette suite dérangée de “Pet Sounds”. Que se passe-t-il pour qu’en mai 1967 le projet soit abandonné pendant des décennies ? Est-ce sa fragilité ? la pression ? les traumatismes familiaux qui ressortent ? les rames A3 de buvards LSD ? On ne sait pas précisément. Ni pourquoi Brian Wilson déambulait dans le studio torse nu avec un casque de pompier. On est sûr en revanche qu’il dispose des meilleurs studios, musiciens (le Wrecking Crew), choristes (les Beach Boys). Sur son piano, il n’a d’ailleurs pas perdu l’influx, inventant encore des mélodies renversantes, enfantines, terrifiantes, ces “Cabin Essence”, “Do You Like Worms”, “Surf’s Up”, “Heroes And Villains” ou l’intro a cappella “Our Prayer”. Toutes ou presque paraîtront sur les albums bricolés après le naufrage mental du maestro. Reconstitué sur les récentes “Smile Sessions”, l’album remplit trois faces de vinyle (une hérésie puisque Capitol avait imprimé des pochettes simples) et comporte logiquement des longueurs (la suite des Elements sur la fin du projet se révélant par exemple assez duraille). C’est un disque magnifique aux deux tiers, 100 % déglingué (même à l’échelle Beach Boys), mais aussi un authentique fantôme qu’aucun coffret ne saura jamais vraiment matérialiser...
BASILE FARKAS
“THE PIPER AT THE GATES OF DAWN” COLUMBIA EMI
Ce premier Pink Floyd ne contient pas les premiers simples du groupe, comme c’était d’usage à l’époque. C’est bien dommage car des morceaux comme “Arnold Layne”, “See Emily Play” ou “Apples And Oranges” sont de pures merveilles, supérieures à bien des morceaux de cet album... On les retrouvait en vinyle sur des compilations laides (par le look) et bancales (par le choix des titres) comme “Relics” ou (mieux) “Masters Of Rock”.
En CD, espérons seulement qu’il ne faut pas se payer un coffret de dix albums pour les récupérer... Cela dit, ne crachons pas dans la soupe, ce “Piper...” vaut le coup d’oreille, bien sûr. Il fut pourtant assez mal accueilli lors de sa sortie par les branchés londoniens qui avaient l’habitude de voir le groupe livrer de longues improvisations complètement freak out
dans les clubs de l’underground psychédélique d’alors, et qui trouvaient le disque trop propre
(Pete Townshend dira lui-même que cet album était “une honte”). On retrouve en deux occasions ce type de morceaux, instrumentaux, signés collectivement : “Pow R Toc H” et “Interstellar Overdrive” et, ma foi... On aurait plutôt tendance à penser l’inverse : ce qui subsiste aujourd’hui de meilleur, ce sont les petites chansons. Pas si petites que ça quand même, toutes à une exception mineure (signée Waters, pas encore maître du monde) griffées de la plume du mythique Syd Barrett, qui quittera le groupe peu après la sortie de cet album. Génie cintré, leader irresponsable, il imprime à celui-ci un esprit et un son qu’on ne retrouvera jamais par la suite : comme si le Floyd post-Barrett était un autre groupe. Des changements harmoniques pour le moins surprenants (“Astronomy Domine”, “Lucifer Sam”), une façon de chanter inimitable et une poésie terriblement personnelle font de ces compositions des espèces d’ovnis dans le monde du rock. Certaines nous entraînent vers ce que produira Barrett ultérieurement en solo sur ses deux albums hantés et magnifiques que sont “The Madcap Laughs” et “Barrett”, ainsi “The Gnome” ou “Flaming”. D’autres, comme “Chapter 24” et surtout “Matilda Mother”, sont de petits miracles pop pleins de ruptures et de surprises, rappelant parfois les Beatles, les Who ou les Beach Boys, mais avec ce petit quelque chose en plus. La folie, peut-être.
“BORN UNDER A BAD SIGN” STAX
“Né sous une mauvaise étoile... Je suis plombé, depuis mes premières années/ Si ce n’était la malchance, je n’aurais pas du tout eu de chance.” Peu de disques de blues dans ce numéro, constat terrible : le médium du genre reste le single et nulle discothèque ne sera complète qui ne se réfère au R&F 314 (octobre 1993) dans lequel nous recommandions les meilleures compilations de Howlin’ Wolf, Muddy Waters, Clarence Gatemouth Brown, Hound Dog Taylor ou BB King. Des trois rois, Albert est celui qui influença le plus les rockers blancs. Clapton vient immédiatement à l’esprit mais également Stevie Ray Vaughan, Mike Bloomfield, Gary Moore ou Jimi Hendrix. Pourquoi ? La voix du roi Albert excellait dans une plainte brumeuse, sorte de gémissement hivernal de l’homme qui a définitivement trop souffert. Son jeu de guitare était par contraste d’une violence rare. Le Roi était un slasher, comme Buddy Guy, Otis Rush ou Albert Collins mais, là encore, le tirant de ses cordes (qu’on imagine de la taille de câbles de bateau) va lui permettre, par la technique du bending, d’inventer un second gémissement, une sorte de mélopée de la misère que crache son invraisemblable Gibson Flying V. L’effet final est celui d’un bébé qui sanglote... en tripotant un AK 47 chargé. La légende raconte que Jimi Hendrix pouvait chanter note pour note certains solos d’Albert King, ce qui devait drôlement égayer le Swinging London. Ce disque précis, enregistré pour Stax avec Booker T & The MG’s, section rythmique d’Otis Redding, de Sam & Dave et de Neil Young, reste un maillon important de l’histoire du blues moderne, Albert King étant le bluesman qui laisse le plus d’albums incontournables de sa catégorie. Dès le deuxième titre, “Crosscut Saw”, Albert ouvre le tir avec un monologue parlé qui expédie Snoop Dogg et Ice Cube dans leurs cordes, rayon nains de jardin. Méchanceté, impact, volonté de toujours garder la main... Honteusement plagié par Stan Webb et son Chicken Shack, ce titre est un monument du blues moderne. Tout l’album sera une promenade le long des musiques du Sud, fleurant tour à tour le poulet frit, la limonade et le gumbo. La tranquille assurance du géant faisant le reste. Le fameux “Laundromat Blues”
(en plage 9) sera un traumatisme total pour tous les petits Blancs du blues.
Un voyage à la source, quelqu’un ?
ELEKTRA
Rarement dans l’histoire du rock les disques d’un groupe auront été autant prisés par les critiques tout en restant aussi totalement ignorés du public. A Love, tout était pourtant promis. Un des premiers groupes de rock de Los Angeles (après les Byrds), signé par le label Elektra, indépendant (à l’époque, et Love fut son premier groupe de rock, avant les Doors) et avec le vent du folk-rock en poupe (1966), officiant en un lieu d’activité idéal (le Sunset Strip), entouré de bons musiciens, de la crème des techniciens avec la paire imparable Paul Rothchild (producteur)/ Bruce Botnick (ingénieur), affublé d’un patronyme universel, d’un leader charismatique surdoué pour le chant et l’écriture, Arthur Lee. Sans même évoquer les chansons. On les redécouvre dans les années 80 — via la reprise des Damned de “Alone Again Or”. “Forever Changes” fut salué comme l’un des meilleurs albums de l’année et est à juste titre considéré comme un chef-d’oeuvre. Lui non plus n’a pas une ride. Il est d’une grande richesse, mêlant arrangements inouïs (pour l’époque) à des mélodies pas moins surprenantes. Des idées à la seconde, des morceaux concis — un titre dans l’album précédent occupait toute une face — et un savoir-faire le rendent passionnant de bout en bout. “Forever Changes” débute avec quelques mesures de guitare folk suivies, en un rythme latino, d’harmonies vocales en crescendo qui retombent pour mieux rebondir sur des cuivres mexicains du plus bel effet : “Alone Again Or”. Le ton est donné. Pour oser une comparaison, on retrouvera certaines constructions (crescendo-decrescendopause-explosion) dans... Led Zeppelin.
Les arrangements de cordes, discrets et bienvenus, un clavecin judicieux ont-ils peut-être à l’époque rebuté les rockers.
Les trois morceaux suivants sont un régal : “A House Is Not A Motel”, “Andmoreagain”, “The Daily Planet” (le quotidien de Superman dans le civil). On a parlé d’album thématique, tant les titres s’assemblent sans se ressembler. Et la voix de Lee, aérienne, un brin mystérieuse, un Black dans le premier groupe de rock mixte, chantant des chansons de Blancs... Il a écrit neuf des onze morceaux et co-produit avec le futur ingénieur du son des Doors, Bruce Botnick (Neil Young, pressenti, s’était désisté). Pour la petite histoire, on doit également à Arthur Lee d’avoir convaincu Jac Holzman, le boss d’Elektra, de signer les Doors.
PHILIPS
Proto-stoner, proto-grunge ou proto-metal, les étiquettes affluent dès que l’on se penche sur le cas Blue Cheer. Une chose est sûre : alors que certains en étaient encore à empiler des pistes de violons, ce power trio du genre lourd et corrosif avait plus d’un temps d’avance. Managé par un Hell’s Angels répondant au doux nom de Gut, Blue Cheer semblait avoir pour mission de créer une bande-son idéale pour les motards, portée sur la fureur, les rugissements et de bonnes giclées de fuzz. A cette image, le célèbre single “Summertime Blues”, étonnant succès de l’époque et premier titre de “Vincebus Eruptum” (“Nous Contrôlons Le Chaos”). Celui-ci démarre par un riff inspiré de “Foxy Lady” avant de se lancer dans une ravageuse relecture du classique d’Eddie Cochran : voix éraillée, parties de guitares éruptives utilisant force larsens et tremolos, roulement de toms incessants, basse surpuissante, Blue Cheer assimile les apports de Jimi Hendrix et de Ginger Baker, en y ajoutant un côté rude, incisif, agressif. Le blues lent de BB King, “Rock Me Baby”, se voit maltraité de la même façon, Dickie Peterson s’y déchirant particulièrement les cordes vocales. Ce dernier signe ensuite la première composition de l’album, “Doctor Please”, une ode aux tranquillisants de plus de sept minutes et l’un des sommets du disque : pendant que Paul Whaley cogne à tout rompre sur ses fûts, Leigh Stephens usine un riff fruste, oppressant, puis laisse sa six-cordes déraper sur de multiples soli, supernovas incandescentes et distordues. Dans cette même veine de psychédélisme dissonant et brutal, suit “Out Of Focus” avant la reprise balaise de “Parchman Farm” (inspiration évidente de Cactus) dont la section centrale est dominée par une ligne de basse épaisse et sinistre qui évoque “Sunshine Of Your Love”. Enfin, “Second Time Around” est l’obligatoire rave-up de clôture basé sur un riff simple et efficace, laissant à chaque instrumentiste la possibilité de briller une ultime fois, et contenant donc un (court) solo de batterie du soudard Whaley. En seulement six titres telluriques, ces bikers aux longues tignasses montraient qu’une autre voie était possible pour le rock and roll, forgeant un son destructeur, râpeux, inédit pour l’époque. C’est ce qui permettra à “Vincebus Eruptum” de devenir, au fil des ans, une sorte de monolithe noir du heavy rock, précurseur et hiératique.
ABC DUNHILL
La vie sauvage ou le bruit du moteur avant le hurlement du loup des steppes. Plus que le livre de Hermann Hesse, Steppenwolf restera à jamais associé à ces héros méconnus aux guidons de choppers Harley dans le générique d’ “Easy Rider”. L’histoire commence avec une poignée de Canadiens en Californie. John Kay, chanteur d’origine prussienne, rencontre au sein de The Sparrow Dennis Edmonton, peu avant que celui-ci ne devienne Mars Bonfire et que le groupe se transforme en Steppenwolf. Le guitariste quitte rapidement la formation, dans laquelle joue également son frère Jerry à la batterie, mais il a tout de même le temps de lui léguer plusieurs titres, dont le “Born To Be Wild”. Lorsque Steppenwolf entre au studio American Recorders pour y enregistrer son premier album à l’automne 1967, le groupe qui avait beaucoup répété avant l’enregistrement sonne sûr de lui, incroyablement fort et puissant. Ce monument graisseux de rock acide, de blues et de hard rock s’ouvre avec une reprise salace et stylée de “Sookie Sookie”, chanson de Don Covay et Steve Cropper, avec laquelle Steppenwolf va d’abord envahir les ondes des radios soul, qui croient le groupe noir, et aident à largement diffuser la musique. Deux hommages au label Chess avec une version baveuse de “Hoochie Coochie Man” de Willie Dixon et l’hommage à Chuck, “Berry Rides Again”, viennent corroborer l’idée. Mais c’est bien avec l’hymne à la liberté individuelle “Born To Be Wild” que le groupe invente le terme “heavy metal”, impressionne The Rolling Stones et annonce le temps des Dirigeables. Bande-annonce emblématique de la contreculture américaine, la chanson sera reprise par des groupes comme Blue Öyster Cult ou Rose Tattoo, The Cult ou Kim Wilde. La machine Steppenwolf tourne aussi à plein régime sur la fin de l’album avec une version prémonitoire de “The Pusher”, titre anti-drogue du compositeur folk Hoyt Axton, qui met en garde contre un dealer incarné par Phil Spector dans la scène d’ouverture du film de Dennis Hopper. Wyatt et Billy, les deux motards défoncés de “Easy Rider”, sont assassinées par les beaufs du café hard rock et ne se suicident pas. Qu’importe alors le point de vue des révisionnistes de 1968, époque dont ce disque incarne plus que n’importe quel autre l’esprit. “Steppenwolf” donne envie d’être vivant et d’en profiter pour l’éternité.
REGAL ZONOPHONE
En 1965, après un concert avec son groupe Davy Jones And The Lower Third, David Bowie rencontre le bassiste Ace Kefford et le guitariste Trevor Burton et leur conseille de rassembler les meilleurs musiciens de Birmingham et de former leur propre groupe. Le reste, c’est dans les livres d’histoire. Du moins, ça aurait dû l’être. Complétés la même année par le génie introverti Roy Wood, Carl Wayne et Bev Bevan (après qu’un certain John Bonham décline l’invitation), The Move sont prêts à tourmenter la deuxième partie des sixties. En 1968, un an après s’être faits remarquer avec leur single “Night of Fear”, mélange de pop psychédélique et de L’“Ouverture 1812” de Tchaïkovski, les maîtres du Brum Beat sortent leur premier album homonyme. Rock psyché, sunshine pop à la Beach Boys, expérimentations plus baroques (prémices des compositions du groupe qui naîtra des cendres de Move, Electric Light Orchestra), “Move” est aussi complexe que son compositeur, Wood. “Flowers In The Rain” est le premier morceau joué sur la nouvelle radio de la BBC, Radio 1, en 1967 et titille le sommet des charts british. Mais ce qui aurait dû se transformer en baraka pour The Move se rapproche de la guigne quand leur manager Tony Secunda (futur manager de T Rex et Motörhead) imagine un gros coup pour la promo du single : sans prévenir les membres du groupe, il envoie à la presse un dessin qui met en scène Harold Wilson, le Premier ministre de l’époque, dans une situation compromettante avec sa secrétaire. Wilson les traîne en justice et les royalties du single lui sont reversées pendant des décennies, faisant perdre des millions au groupe. Plutôt que de s’arrêter là, Secunda pousse ses poulains à jouer la carte provoc’ (Malcolm McLaren en prendra de la graine) durant leurs concerts : les Brummies terrorisent avec des explosions, destructions de guitares, télévisions ou voitures et se font bannir des salles de concerts. Un air de 77, dix ans plus tôt. C’est d’ailleurs au sixième morceau de “Move”, “Fire Brigade”, que Glen Matlock pense très fort quand il compose “God Save The Queen”. Mais trop tout, trop tôt, The Move perd de la hauteur. Rejoint par Jeff Lynne en 70, le groupe mute à la vitesse de la lumière en Electric Light Orchestra. Pour Roy Wood, le départ pour les sphères du glam et de la gloire avec Wizzard est imminent, avant une carrière solo aussi riche que les royalties qu’il n’a jamais touchées.
REPRISE
Randy Newman, l’un des personnages les plus ambigus (à première approche) et les plus inclassables de ces dernières décennies. Compositeur, parolier, orchestrateur, pianiste, chanteur et individualiste impénitent, il débute dans le showbiz en 1968 avec un album... invendable. Qui balance entre une musique symphonique rappelant Igor Stravinsky et chansonnette de bas étage, d’où émerge la voix à l’accent pataud d’un pauvre mec à moitié futé : c’est à la fois touchant, énervant et somptueusement dérisoire. Ce contraste entre le beau et le laid constituera le fil d’Ariane de sa carrière. Randy Newman décrit le monde — en particulier l’Amérique profonde — non pas tel qu’on le souhaiterait, mais tel qu’il est : tantôt touchant, tantôt exaspérant. Newman en incarne les personnages, frondeurs, naïfs, dévots, vicieux ou racistes. Ce qui évidemment ne manque pas de soulever l’indignation d’auditeurs incapables de lire entre les lignes. “Political Science”, “God’s Song” “Short People”, “Red Necks” autant de chefsd’oeuvre dans lesquelles Newman traite de sujets délicats, laissant à l’auditeur le soin de prendre position. Mais il n’y a pas que de la provoc’ : “I Think It’s Going To Rain Today”, “Cowboy” (une version orchestrée et une live en solo), “Baltimore”, “Old Man On The Farm” et tant d’autres sont des oeuvres musicales et poétiques d’une incontestable beauté qui, si elles n’ont jamais acquis le statut (douteux) de tubes, restent des pièces musicales en deçà du temps et des modes. Toutes les gloires de la pop et de la soul des années soixante, aussi extraordinaires fussentelles à l’époque, ont fini par s’épuiser, se répéter, voire disparaître. Randy Newman lui, allègrement remet ça, comme en atteste son “Faust” de 1995. Tout au plus a-t-il cédé certains rôles chantés à d’autres interprètes. Mais les orchestrations somptueuses, les thèmes envoûtants sont toujours présents. Il est bien entendu difficile de faire un choix parmi les albums de Newman : tous, sans exception, contiennent plusieurs plages indispensables. Si l’on retient ici son tout premier, c’est qu’il est passé inaperçu à l’époque. C’est sans doute le plus proche de la musique classique et il peut surprendre l’auditeur non averti. Il suffit d’être accroché par “Cowboy” ou “I Think It’s Going To Rain Today” pour que les portes s’ouvrent au royaume de Randy Newman.
Nous sommes en 1968 et le seul moyen de se tenir informé des nouveautés qui arrivent d’outreAtlantique est d’écouter, vers 22 heures sur France Inter, le Pop Club de José Artur qui présente tous les soirs un disque import sélectionné par Lido Musique, disquaire mythique installé sur les Champs-Elysées. L’animateur annonce l’album en indiquant simplement qu’il s’agit d’une séance et que le morceau est la reprise d’un titre de Donovan, “Season Of The Witch”. La claque est magistrale et dès le lendemain, il ne reste plus qu’à foncer vers les Champs pour se procurer cette petite merveille. Qui sont ces trois musiciens capables d’atteindre un tel degré de perfection ? Comme l’indiquent les notes de pochette, les grands moments arrivent souvent à l’improviste, lorsqu’un bassiste rencontre un batteur qui connaît un guitariste, qu’il est tard et que l’on commence à jammer dans un petit club ou avant la fermeture d’un studio. Al Kooper qui dirige et produit l’enregistrement, accompagne Mike Bloomfield qui, tout au long de la première face, assure un jeu de guitare d’une fluidité rarement égalée. Des blues d’une intensité exceptionnelle. Il suffit d’écouter les dialogues orgue/ guitare sur “Albert’s Shuffle” ou “Really” pour s’en convaincre. Rappelons que nous sommes en 1968, période psychédélique et c’est un peu de cette couleur qu’introduit Stills sur la deuxième face. Son solo de guitare wah-wah sur “Season Of The Witch” est un morceau d’anthologie. L’amitié qui le liait à Hendrix a dû lui servir pour aboutir à une telle maîtrise de l’instrument. Le morceau dure plus de onze minutes mais, à la fin, on en redemande encore. L’album connaît un tel succès que Kooper et Bloomfield décident de renouveler l’expérience, cette fois sur les planches du Fillmore West en invitant Elvin Bishop et Carlos Santana. Ce dernier y fait sa première apparition scénique. Le concert est enregistré et paraît sous la forme d’un double album intitulé “Live Adventures” avec une superbe pochette signée Norman Rockwell. “Super Session” a été enregistré de façon spontanée par des musiciens heureux d’être ensemble et de communiquer leurs émotions. Les cuivres n’ont été ajoutés qu’ensuite. Cet album est, pour certains, l’un des plus beaux jamais réalisés. Il n’a pas pris une ride, preuve que lorsque la musique est de qualité, le temps n’a plus cours.
GEORGES FANGON
19
68
Fini le Cirque. Les guitares qui s’enflamment, les murs d’amplis qui s‘effondrent en grondant dans les tonnerres d’étincelles. Ici, tout est seulement... éventré. Jimi s’éloigne peu à peu de l’Experience. Le format du trio se resserre comme un carcan d’acier, un épais et insupportable blindage qui étouffe, bat contre le rêve. “Rainy Day, Dream Away” sera ainsi le tout premier titre enregistré sur lequel n’apparaissent ni un Noel Redding qui fulmine en studio contre le perfectionnisme hendrixien, ni Mitch Mitchell. “Electric Ladyland” double album marmoréen, sera donc un concept-album. Grand mot. La bataille d’un Hendrix guerrier contre les étoiles. Improvisations. Gerbes de guitares folles, domptage aux doigts du chaos... Comme ce chant de L’Enfant Voodoo, transe de guitares en prise sur l’autre monde, grand flot d’électricité effilochant les brumes gothiques qui filtrent de l’orgue de Stevie Winwood... Oublions les signes. On comprend vite que “Electric Ladyland”, manigance sorcière et voodoo est un inattaquable sommet. Hendrix s’enferme, jamme comme un démon propulsant le vieux blues terrien du delta dans les profondeurs galactiques. Ce qu’on entend sur ce disque, de “Voodoo Chile” à “1983”, en passant par “All Along The Watchtower” ou “Crosstown Traffic”, c’est le son aigu des villes du futur. Un percussionniste ghanéen comparait ainsi le beat inné dévidé par Jimi au rythme surnaturel des grandes cérémonies noires et magiques... En fait, ce disque est un dramatique accident pour le rock des années suivantes. Que l’on se rende compte : désormais c’est à cette aulne que devront se mesurer à mains nues les enchanteurs de guitare. Avec un doute terrible... Car après l’intermède du Band Of Gypsys (1970), une fantastique suite à la Lady Electrique était prévue. “The First Rays Of The New Rising Sun”, éparpillé post-mortem sur de multiples albums nécrophages, des années avant d’être dignement publié dans sa conception d’origine. Reste pour l’éternité cet “Electric Ladyland”, album enregistré au Terminal Des Dieux. FRANCK ROY
Pourquoi “Beggars Banquet” ? Parce que cet album du retour au rock’n’roll, plutôt méconnu dans l’oeuvre stonienne, est une fantastique mise sur orbite, l’exploitation hystérique d’une surexcitation totale. Et pas seulement pour l’effarant “Sympathy For The Devil”, transe possédée, diabolique monument de guitares hérissées et plus grande chanson rock jamais publiée, ou le lapidage en règle de “Street Fighting Man”. Car quelque part, ce Banquet des Mendiants est le premier disque enregistré par des Stones aux yeux braqués sur le Sud américain, pays cru au lustre clinquant. Il faut dire que l’entrée de Keith et Mick aux studios Olympic se fit sous une énorme pression, une chape de plomb dont le plus grand orchestre anglais risqua de ne pas se relever. Les Stones n’avaient pas obtenu de numéro 1 depuis “Between The Buttons”, et les chamailleries psyché de “Their Satanic Majesties Request” avaient placé Mick et Keith dans l’inconfortable position de suiveurs angloanglais des Beatles. Le génie de Brian Jones est alors sous camisole de force. Sale histoire. En studio, l’ange blond s’effondre, se relevant seulement pour donner trois parties de slide d’un lumineux venin (sur le magnifique “No Expectations”, incartade country et décalée, “Jig-Saw Puzzle”, plus le sitar métallique sur “Street Fighting Man”). On l’aura compris, “Beggars Banquet” est avant tout la démoniaque machine d’un Keith Richards dont la créativité carbure à plein. D’abord, Keith se remet à étudier la guitare, plonge dans le noir, ressort triomphant avec ses fameux open-tunings (enseignés selon lui par Ry Cooder) et surtout remet Mick sur les vieux rails rouillés du blues... “Parachute Woman” avec la voix presque voilée, menaçante de Jagger, l’harmonica ronflant et les guitares de Keith, grondantes, ramassées, qui ne reculent jamais, “Prodigal Son” (seule reprise de l’album, un titre datant de 1929) et “Stray Cat Blues”, chaos de riffs et de percussions, resserrent un formidable étau sonore. A l’image de l’album qui s’achève sur la ferveur hallucinée et païenne de “Salt Of The Earth”. Ici, les Stones, qui venaient de se prendre la gifle du premier album du Velvet Underground en pleine gueule, remettent de la viande dans le broyeur. Une chose restait sûre : la suite promettait d’être terrible. FRANCK ROY
Est-il réellement important que l’album qui nous occupe soit qualifié un peu partout d’opéra rock ? A moins d’être Julien Clerc, la réponse est non. Ce qui compte dans ce quatrième Pretty Things tient plutôt dans son abondance de bonnes idées, de trouvailles. “SF Sorrow” est longtemps resté un truc d’initiés, moins révéré que les iconiques “Sgt Pepper’s...”, “The Piper At The Gates...” ou “Ogden’s machinchose”. Fin 1967, alors qu’il commence à enregistrer aux studios EMI (Abbey Road, NW8), le sauvage quintette londonien a quatre ans d’existence et déjà connu pas mal de désillusions. En avril de la même année, le groupe est arrivé au bout de son contrat chez Fontana avec “Emotions”, splendide chose enluminée de cuivres
(sans le consentement du groupe) qui fit un flop exceptionnel. Nouveau départ chez EMI donc, avec un album construit autour d’une histoire inventée par le guitariste Phil May. Il est question d’un personnage nommé Sebastian F Sorrow, de sa quête initiatique, de la guerre, d’un certain Baron Samedi. Une fantaisie anglaise typique de l’époque qui ne serait pas très intéressante sans son écrin musical, produit par Norman Smith, l’homme du premier Floyd. Tout le monde tente alors le grand saut psychédélique, les Pretty Things auront la même impulsion. Ne serait-ce que sur le titre, “Bracelets Of Fingers” on recense des choeurs béats, des bandes à l’envers, un rythme de valse... Les Pretties pourtant ne perdent jamais le fil. Derrière les ornements de Mellotron ou de flûtiau, on trouve des chansons d’une irréprochable solidité.
Les numéros énergiques géniaux sont légion (“Balloon’s Burning”, “Baron Saturday”) mais la mélancolie et la subtilité ont aussi leur place ne serait-ce que sur le poignant final “Loneliest Person”. Les éditions récentes incluent les singles satellites de l’album (“Defecting Grey”, “Talkin’ About The Good Times”, “Walking Through My Dreams”) qui sont indispensables. La malchance a une fois de plus taquiné le groupe. Il perd en plein enregistrement son batteur Skip Alan, qui se barre courir la gueuse en France. Il sera remplacé par Twink de Tomorrow. Surtout, “SF Sorrow” ne bénéficie d’aucune promotion en Angleterre et sort même avec des siècles de retard aux USA (août 1969 !). Entre-temps, les Who, ont décroché la timbale avec un albumconcept proche en bien des points : “Tommy”. BASILE FARKAS
Gram Parsons ne pouvait pas rester chez les Byrds. Les séances de “Sweetheart Of The Rodeo” avaient vite montré que Roger McGuinn ne pourrait pas tolérer bien longtemps la présence d’un artiste aussi novateur et fondamental que le Grievous angel en son groupe. Gram Parsons avait une histoire, son histoire (rapide, fulgurante) à écrire et c’est pour cette raison qu’il était parti fonder les Flying Burrito Brothers en compagnie de Chris Hillman (également en partance des Byrds), Chris Ethridge et Sneeky Pete. Ensemble, ils allaient enregistrer ce “Gilded Palace Of Sin” qui, peut-être plus encore que “Sweetheart Of The Rodeo”, allait servir à renouveler en profondeur l’horizon country-rock des générations à venir (Wilco, Jayhawks, REM, Scud Mountain Boys, etc). En effet, ce premier album des Flying Burrito Brothers ouvre sur la plus parfaite incarnation de ce que Gram Parsons désignera lui-même comme la cosmic american music. Ici, il n’est plus question de rock, de country, de soul ou de psychédélisme, car tout participe du même élan visant à exalter le meilleur de la musique américaine. Les Flying Burrito Brothers jouent donc “Do Right Woman” et “Dark End Of The Street” de Dan Penn d’une façon aérienne et véritablement bouleversante, parachevant ainsi la fusion country/soul amorcée quelques mois plus tôt avec les Byrds. Avec le déchirant “Hot Burrito #1” (devenu “I’m Your Toy” chez Costello), Parsons livre l’une des performances les plus poignantes jamais entendues et s’affirme, plus que jamais, comme l’un des rares chanteurs blancs à pouvoir atteindre de tels sommets. Sur “Wheels” et “Hot Burrito #2”, la guitare fuzz de Chris Hillman ouvre d’énormes brèches en direction de San Francisco, tandis que “Hippie Boy”, le splendide final parlé sur fond d’orgue et de piano, scelle magistralement cette réunion de deux mondes (hippy et country) a priori inconciliables. Tant pour les harmonies vocales (l’irrésistible “My Uncle”) que pour les compositions (“Sin City”, “Hot Burrito #1”), Parsons avait sans doute trouvé en Ethridge et Hillman des partenaires de premier ordre, mais il commencera ensuite à traîner avec les Stones (qui lui en doivent de bien bonnes) et, mis à part un grandiose “Wild Horses”, il laissera “Burrito Deluxe” lui filer entre les doigts. Le chapitre était bouclé, la fin s’écrirait en solo. CéDRIC RASSAT