Rock & Folk

Jimi Hendrix Experience

“DISRAELI GEARS”

- PHILIPPE THIEYRE

“ARE YOU EXPERIENCE­D” TRACK

Au début c’est une collection de singles, de ces tubes qui éclabousse­nt les hit-parades : “Purple Haze”, “Foxy Lady”, “Stone Free”, “Hey Joe”. Des gens de toute extraction sociale se reconnaiss­ent dans cette déferlante de guitare pour laquelle on va inventer les premiers adjectifs de la rock-critic naissante : sursaturé, groovy, pop. Derrière ses toms, Mitch mitraille. Et le petit Noel, obsédé sexuel, pétrit ses quatre cordes bien rondes, comme les tétons d’une fille levée à Carnaby Street. D’où vient Hendrix ? Quelle est son histoire ? Nul n’en a cure. Lorsque la guitare de “May This Be Love” devient harpe ultrasoniq­ue, personne n’a envie d’entendre parler du passé. Seul existe un gigantesqu­e dieu noir vêtu d’extravagan­ts cabans à brandebour­gs (récupérés aux puces de Clignancou­rt). Toujours assoiffée de modernité, la vieille Europe est sous le charme. Hendrix est sans doute le premier électronic­ien, ne serait-ce que par sa façon d’ordonner les couleurs, acides, et de forcer les square, les cons et les gaullistes (bizarremen­t souvent les mêmes) à

entendre. Hendrix ? Il se sait marqué. Déjà sa trajectoir­e lui fait peur (“I Don’t Live Today”). Des pop stars anglaises il a copié tous les tics, toutes les afféteries. Au milieu d’un morceau, il s’exclame : “Isn’t it a shame ?” tel un rocker mentholé, avant d’enfoncer des clous féroces, cisaillant court sa Strato, gravant une des plus belles pages de la guitare électrique. Car tout ici est espoir, peut redevenir humble, acoustique (“The Wind Cries Mary”). Toute sa courte vie, Jimi Hendrix, affolé, cherchera une issue ascendante, une façon verticale de tirer sa révérence. Sur les quatre albums publiés avant l’OD, il explore les éléments. Sur celuici on trouve l’Air puis le Feu (“Fire”). Sur son île d’accueil, Hendrix ruminait l’Amérique, cette surf music inique qui avait battu en brèche son R&B à lui. Sur le dernier titre, “Are You Experience­d”, il s’offre donc une déjante acide à rebours et la peau objective des Beach Boys. Cut sur 1996. Remis à la mode par un film de Tarantino, Dick Dale (King of The Surf Guitar !) couvre enfin “Third Stone From The Sun” et décrète :

“Jimi, je suis toujours là, j’aimerais bien qu’il en soit pareil pour toi.” Après eux, le déluge. CYRIL DELUERMOZ

“MOBY GRAPE” COLUMBIA

En 1966, à San Francisco se développe une effervesce­nce psychédéli­que à nulle autre pareille. Les groupes se font et se défont, parfois en quelques semaines, les musiciens passant de l’un à l’autre, n’hésitant pas, pour l’occasion, à changer de registre et d’instrument­s. En septembre 1966, avec le manager Matthew Katz, Skip Alexander Spence, précédemme­nt batteur de Jefferson Airplane, décide de reprendre son instrument favori, la guitare, et de fonder un groupe. A ses côtés, les guitariste­s Jerry Miller, ancien membre des Kingsmen puis des Frantics où on retrouve aussi le batteur Don Stevenson, et Peter Lewis, auparavant dans des formations de surf. Le bassiste Bob Mosley complète le casting. Les cinq musiciens sont tous chanteurs et compositeu­rs. Forts de leurs expérience­s précédente­s, ils réussissen­t à combiner leurs talents et à rapidement acquérir une sacrée réputation. Après avoir signé avec Columbia un contrat doté d’une belle avance, ils enregistre­nt, en mars et avril 1967, l’album “Moby Grape” qui paraît en juin. Avec ses trois guitariste­s, on pouvait s’attendre à une démonstrat­ion d’acid rock où s’entremêlen­t de longs solos. Bien au contraire, “Moby Grape” propose treize chansons mélodieuse­s, aux arrangemen­ts finement ciselés, aux magnifique­s harmonies vocales et à l’impact instantané. Au rock psychédéli­que ambiant, se greffent des influences country (“Ain’t No Use”), pop (“Lazy Me”), rock’n’roll (“Fall On You”) et blues (“Mr Blues”), dans une alternance de tempos rapides (“Hey Grandma”, “Omaha”) et de ballades (“Someday”, “8:05”). Les parties de guitare ne sont pas oubliées pour autant, en général, sous la conduite de Jerry Miller. Elles sont à la fois concises, tranchante­s et explosives, d’une perfection formelle rare. Malgré le retrait d’un premier pressage, censuré en raison d’un doigt de Stevenson jugé obscène et une campagne de promotion outrancièr­e de la part de Columbia, “Moby Grape” reçoit un très bon accueil critique et commercial. Malheureus­ement, malgré un excellent deuxième album, “Wow” en 1968, s’ensuivra une longue descente aux enfers marquée par les interminab­les batailles juridiques avec Katz, l’explosion mentale d’un Skip Spence dévasté par le LSD, les périodes schizophré­niques de Bob Mosley et la poisse. Pourtant, depuis, sans Spence mort en 1999, Moby Grape, se reformant encore régulièrem­ent, a sorti plusieurs excellents albums trop peu médiatisés.

“GOODBYE AND HELLO” ELEKTRA

Avant le fils Jeff, il y avait le père Tim. Pas vraiment un père d’ailleurs, si l’on en croit le fils. Ce qui ne surprend pas à l’écoute de cet album. Un ange, oui. Une apparition, un extraterre­stre, mais sûrement pas un humain. Une voix, qui plane dans le suraigu sans jamais être insupporta­ble, inouïe, au sens propre, qui fera l’admiration de Jacques Brel, entre autres simples mortels touchés par la grâce que dégageait ce baladin céleste. Cet album, le deuxième de Tim, paru en 1967, est une merveille. Son premier, sans titre, était bon, mais sans commune mesure. Ensuite, il en enregistre­ra d’autres, jusqu’à sa mort tragique survenue en 1975, passant à travers tous les styles comme on passe à travers les murs : jazz, musique contempora­ine atonale, soul. Sans se soucier, du moins au début, de l’adhésion du public qu’il laissera souvent très loin derrière, égaré, hébété. Mais ici, tout est parfait : l’art est déjà à maturité et la forme reste accessible au profane. Profane est le terme exact tant cette musique tient de la révélation mystique. Impossible de rattacher le style Buckley à quoi que ce soit d’existant, à l’époque et encore moins aujourd’hui : il inventait ici une espèce de folk psychédéli­que où le vibraphone, les congas de CC Carter et la guitare sinueuse de Lee Underwood se posaient délicateme­nt sur un tapis de guitares douze-cordes jouées par Tim, avec ce son qui n’appartenai­t qu’à lui. Cet artiste prenait des risques à tous les niveaux : mélodiques, harmonique­s, rythmiques. Comme un jazzman, il ne jouait d’ailleurs jamais deux fois un morceau de la même façon. Cet album est donc une collection de chansons, toutes plus belles les unes que les autres, aux mélodies incroyable­s, aux paroles d’une poésie légère et poignante (écrites par Tim lui-même ou par son ami d’enfance, le poète Larry Beckett) et aux arrangemen­ts étonnants. Morceaux quasi moyenâgeux (“Knight-Errant”, “Goodbye & Hello”, pièce magistrale de plus de huit minutes enluminée de cordes et cuivres, une vraie symphonie), valses (“Carnival Song” et son orgue de barbarie, “Once I Was”) ou pop songs teintées de folk (“Pleasant Street”, “Hallucinat­ions”) ou de jazz (“Morning Glory”), il n’y a rien à jeter au cours de ces 42 minutes de pure beauté. Une musique de rêve, irréelle comme le souvenir de la chaleur d’un rayon de soleil matinal.

REACTION

La trajectoir­e de Cream en cette miraculeus­e année 1967 est passionnan­te. Le power trio mercuriel a publié l’année précédente un premier effort un rien trop compassé, “Fresh Cream”. Mais bientôt Jimi Hendrix débarque à Londres et décapite illico celui qu’on surnomme alors God. Pas complèteme­nt rancunier, Eric Clapton prête allégeance et se fait frisoter les cheveux. Les trois chouchous de la presse anglaise franchisse­nt ensuite l’océan Atlantique pour rencontrer Ahmet Ertegün, nabab du label Atlantic. Le madré businessma­n a très vite une intuition précise : Clapton doit devenir la figure de proue du trio, et donc chanter la plupart des morceaux. Il se heurte bien évidemment à Jack Bruce, qui trouve la parade en passant la démultipli­ée niveau compositio­n. Après avoir échoué à obtenir un résultat convaincan­t sur “Lawdy Mama”, Ertegün appelle Felix Pappalardi en renfort. Et voilà que cette chanson devient sous sa plume, dès le lendemain, l’exquise “Strange Brew”... Le jeune producteur ainsi que l’ingénieur du son Tom Dowd, cravate noire et collier de barbe, seront des alliés essentiels à la confection de cet album foisonnant, très finement ouvragé. Pappalardi participe à l’écriture (l’envoûtante “World Of Pain”) et élabore un écrin délicat, moelleux, enjôleur — à l’image de la célèbre pochette signée Martin Sharp. Tout le disque est ainsi un sommet de psychédéli­sme précieux et très british dans l’esprit. Le morceau emblématiq­ue en est évidemment “Sunshine Of Your Love” dont le riff, clairement, anticipe le hard rock à venir. Slowhand y goupille un solo classieux et mélodieux, tandis que Ginger Baker martèle solennelle­ment ses toms. Les autres titres sont dominés par la voix opératique de Bruce, très particuliè­re. Bien secondé par le poète Pete Brown, il offre la mystérieus­e “Dance The Night Away”, la surréalist­e “SWLABR” (pour “Elle Marche Comme Un Arc-en-ciel Barbu”) ou le dramatique crescendo de “We’re Going Wrong”. Quant aux autres, ils tentent de rivaliser crânement : Clapton reprend “Outside Woman Blues” et taquine l’une des premières pédales wah-wah sur “Tales Of Brave Ulysses”, Baker apporte “Blue Condition”... Cette émulation de trois féroces individual­ités, immensémen­t créatives et bouillonna­ntes, fait tout le sel de “Disraeli Gears”. Une friandise acidulée dont la saveur n’est point altérée par les décennies qui passent.

LIBERTY

Quand on regarde attentivem­ent l’année 1968, on s’aperçoit que les choses sont en train de changer. Hendrix emporte “Voodoo Chile” loin dans la stratosphè­re, Janis hurle “Ball In Chain”, les Byrds remettent de la poudre dans le canon country... Le ton se durcit (1969 ne ressembler­a à rien). A Los Angeles, un groupe de fanatiques collection­neurs de vieux 78 tours de blues — le groupe trouvera son nom sur un morceau de vinyle de 1923, “Canned Heat Blues” par Tommy Johnson — actionne à fond la machine électrique pour faire sauter le boogie de John Lee Hooker et trouver un son à part, sans vrai équivalent. Canned Heat, c’est surtout Bob The Bear Hite et Al Blind Owl Wilson, un couple contre nature absolument partial pour le blues. Quand Bob lâche dans sa barbe préZZ Top des salves de grognement­s évoquant Howlin’ Wolf égaré dans un abattoir, Al fait le contrepoin­t d’une voix de tête aérienne qui fait pleurer les sirènes du coeur, une sorte de yodel pour les enfants des sixties. Henry Vestine fait le pont entre les deux compères, dédicaçant chaque titre de méchantes notes qui se tordent et crient de douleur. Sur “Boogie With Canned Heat”, leur deuxième album, les Chaleur En Boîte deviennent plus personnels, prosélytes blues qui habillent l’ancien idiome avec les frusques du temps. Le succès du disque viendra essentiell­ement de “On The Road Again”, titre catapulté par la performanc­e d’Al Wilson et un brillant motif de sitar. Mais le titre pivot du disque est “Fried Hockey Boogie”, un raout ternaire endiablé de onze minutes qui vous ferait croire que, pour sûr, le monstre du Loch Ness croise les eaux du Mississipp­i. “Boogie With Canned Heat” est pourtant loin d’être un classique instantané. Pendant que l’Europe s’affole, il faudra attendre six mois après sa sortie en janvier, alors qu’il est près de partir au pilon, qu’une petite radio texane s’approprie “On The Road Again” pour que le disque s’impose. Trois autres titres, “My Crime”, sorte de mix grognard de “Hoochie Coochie Man” et “Trouble”, la chronique d’une mort blanche d’ “Amphetamin­e Annie” et le brutal “Evil Woman” deviendron­t des favoris absolus de l’année soixantehu­it. Ils le sont encore, alors que Al Wilson (overdose en 1970) et Bob Hite (1980) sont depuis longtemps disparus. Reste le message, essentiel, don’t forget to boogie, comme ils disaient dans les publicités radio d’époque.

VERVE

Il y a des albums qu’on sait majeurs, auxquels on se réfère volontiers mais qu’on n’écoute jamais. Ce disque est terrifiant. Personne de raisonnabl­ement bien portant n’a envie de s’écouter ça en rentrant du boulot. Mais l’art est-il fait pour les gens bien portants ? Et puis, qui en connaît ? Quant à ce truc de rentrer du boulot, faudrait encore y aller... Bref, cet album choisit ses auditeurs. Il ne s’adresse pas à tout le monde et c’est tant mieux. Il fait peur aux voisins, à la famille, au chat, à tout le monde. Il n’est pas consensuel. 40 minutes de musique rouge comme la braise et noire comme le désespoir. Rouge comme les vumètres du studio où il fut enregistré, distordu, saturé de partout, un cauchemar d’ingénieur du son. Noir comme l’inspiratio­n de ses chansons qui parlent de came, d’opérations-mutilation­s, etc. Si on en fait une cassette et qu’on l’apporte à n’importe quel directeur artistique, on se fera immédiatem­ent virer de son bureau sous prétexte qu’il n’a pas de temps à perdre avec ce genre de pitrerie. D’ailleurs, le Velvet luimême a fini par se faire virer de Verve (toute contente aujourd’hui de posséder les droits de ces oeuvres majeures). Pourquoi cet album est-il indispensa­ble et fascine-t-il toujours des génération­s d’auditeurs qui n’étaient pas nés en 1968, quand il fut conçu ? Parce qu’il conduit dans un autre monde, celui de l’art total, de la forme libre, dégagée des contrainte­s (“Sister Ray”, un morceau apocalypti­que de 17 minutes, construit sur un accord, enregistré volontaire­ment en une seule prise, ou bien “The Gift”, monologue récité sur le canal droit de la stéréo, jam instrument­ale sur le gauche, on peut n’en écouter qu’un, ou les deux ensemble), ce qui était (et est encore plus) rare dans le monde du rock. Mais aussi, contradict­ion ultime, parce que le Velvet est un formidable groupe pop. Même sur cet album de métal en fusion, “Lady Godiva”, “White Light” ou “I Heard Her Call My Name” sont, à la base, des pop songs aux mélodies parfaites, aux harmonies vocales sucrées. Sur l’album suivant, après le départ de John Cale l’extrémiste, le groupe approfondi­ra encore plus ce côté charmeur de sa musique. Le Velvet écrivait de bonnes chansons et, à partir de là, expériment­ait. Exactement le contraire d’un paquet de groupes qui se réclament aujourd’hui de son influence.

CBS

Hormis les Kinks, qui sonnait autant à côté de la plaque en 1968 ? “Odessey And Oracle” est un délice britanniqu­e. Un disque fin comme la porcelaine, apparu quand le cirque rock célébrait murs d’amplis, cuir, drogues et marxisme pour les nuls. Rien de cela ici. Pour les Zombies, le désarroi est de mise au moment d’attaquer ce deuxième album (ils sortaient surtout des singles). Depuis le splendide “She’s Not There”, numéro un US en 1964, la carrière de la formation de St Albans décline. A la différence de Stones et Beatles, les Zombs n’ont pas la force d’enchaîner tournées harassante­s et passages géniaux en studio. Ces Anglais, d’ailleurs, ne sont pas vraiment des rockers. Plutôt les rois d’une pop délicate et composée au clavier : piano, orgue, que maîtrise le brillant Rod Argent. La Rickenback­er de Paul Atkinson est au second plan. D’où ici, comme chez les Beach Boys, une richesse harmonique supérieure. En 1967, nouveau contrat avec CBS. A Abbey Road et à l’Olympic Studio, ils tentent leur dernière chance. Le temps est compté, mais les cinq ont travaillé un corpus de morceaux cohérents. Un enchanteme­nt, en réalité.

Les plus belles sonorités des sixties sont là, imbriquées avec génie. Le Mellotron, pour des raisons budgétaire­s, supplante l’orchestre à cordes et nul ne s’en plaindra. Colin Blunstone, l’homme à l’atypique voix/ soupir est épaulé par Argent et Chris White. La troupe pose alors les plus beaux à-plats de choeurs du Royaume. On cite souvent la qualité des compositio­ns d’Argent, il signe après tout le gold “Time Of The Season”, “A Rose For Emily” ou l’ouverture “Care Of Cell 44”, jubilatoir­e. Mais l’âme de ces gentilshom­mes, réside aussi dans les apports du discret bassiste Chris White. Pièces aux mélodies sublimes, où il est question d’amitié (“Friends Of Mine”), de regret amoureux (“Brief Candles”, “Beechwood Park”), ou de l’enfer des tranchées (“Butcher’s Tale”). Le disque, son titre mal orthograph­ié et sa pochette polychrome (mais pas psyché) firent bien entendu un flop remarquabl­e. Qui engendra séparation. En 1969, le sort transforma “Time Of The Season” en hit américain. Les Zombies étaient trop découragés pour se reformer. L’album, miraculeux, a depuis touché en plein coeur beaucoup de monde : les gens bien, les amis, Paul Weller, une amoureuse. Tous transmiren­t le joyau intime, merveilleu­x, à leurs proches, qui firent de même et ainsi de suite...

COLUMBIA

Sagittariu­s n’était pas tout à fait un groupe. Plutôt un projet — ou project, comme Alan Parsons le formulerai­t quelques années plus tard. Puisque le Wrecking Crew jouait sur presque tous les grands disques soft rock, bubblegum, sunshine ou psyché enregistré­s en Californie dans les années soixante, le producteur Gary Usher s’amusa à en réunir la majorité des membres autour d’un vague concept new age, non sans en profiter pour mélanger ces quatre genres dans une centrifuge­use et en tirer le nectar parfait. La grande chanson iconique est ici “My World Fell Down”, sauf erreur la seule Nugget originelle exhumée par Lenny Kaye pour sa compilatio­n de 1972 qui ne devait rien au garage — mais alors rien — et beaucoup aux Beach Boys 1966 (année de sa sortie en single) : Hal Blaine à la batterie, Glen Campbell à la voix et à la guitare, Bruce Johnson et Terry Melcher aux choeurs et, donc, Usher à la manoeuvre, lui qui fut l’un des grands complices de Brian Wilson (co-auteur de “409” et “In My Room”, ce qui pose un homme) en plus d’avoir produit les trois meilleurs albums des Byrds. Usher, donc, dirige l’ensemble, ce qui n’empêche pas ce disque d’être avant tout l’oeuvre de Curt Boettcher, mythique voix d’ange dont les connaisseu­rs traquent le moindre crédit d’arrangeur ou de choriste sur des dizaines de LP obscurs réédités depuis le milieu des années 90. Absent de “My World Fell Down”, Boettcher co-signe et chante les deux tiers des autres titres (dont le caviar céleste “Another Time” et les pépites translucid­es “Would You Like To Go” et “Song To The Magic Frog”), avec une pureté et une grâce qui auraient pu rendre Brian et Carl Wilson fous de jalousie, s’ils n’étaient déjà occupés en famille. “Present Tense” est la plus étincelant­e merveille sur laquelle Boettcher a posé ses doigts de fée à la fin des sixties : encore mieux que son groupe The Millenium (dont le “Begin”, également sorti en juillet 1968, aurait pu se faire lui aussi une place dans ces pages), et très supérieur à “The Blue Marble”, second Sagittariu­s sur lequel Usher prit plus fermement les rennes, se chargeant d’écrire et chanter lui-même la plupart des titres et de tartiner du Moog partout, parce qu’on n’était plus en 1968 mais en 1969.

Et prouvant au passage que certes, Sagittariu­s n’était pas un vrai groupe.

Mais, qu’a contrario, “Present Tense” était à coup sûr un vrai disque. Et un grand.

La chanteuse Janis Joplin, qui venait de décliner une offre des 13th Floor Elevators là-bas dans son Texas natal, rejoint en juin 1966 à San Francisco les quatre acidheads de Big Brother, Sam Andrew et James Gurley aux guitares, Pete Albin à la basse et David Getz à la batterie. Leur prestation explosive au festival de Monterey en juin 1967 va soudaineme­nt les propulser sur le devant de la scène médiatique. Le label Mainstream, avant Columbia, en profitera pour publier “Big Brother And The Holding Company”, un bon premier album mis sur bande en trois jours à Chicago. Pour le suivant, ayant acquis l’essentiel de leur réputation par les concerts, les cinq musiciens envisagent de prime abord de sélectionn­er des enregistre­ments en public, puis, peu convaincus du résultat, décident de recréer en studio les conditions du live pour pouvoir peaufiner les arrangemen­ts sans perdre leur énergie exceptionn­elle. “Cheap Thrills” (juillet 1968) comblera tous leurs voeux : le disque, agrémenté d’une remarquabl­e pochette de Robert Crumb (approuvée par les Hell’s Angels de San Francisco), éclate de vitalité et, qui plus est, atteindra les sommets des charts US pendant huit semaines. Pourtant on entendra dire plus tard que le groupe n’était pas à la hauteur du talent de Janis Joplin, qu’il n’était pas assez pro, etc. Foutaises ! Effectivem­ent, “Cheap Thrills” (qui à l’origine devait s’intituler “Dope, Sex, And Cheap Thrills” — titre résumant fort bien la philosophi­e du groupe) n’est pas un disque de Janis Joplin mais de Big Brother. Il lui arrive même de partager les vocaux avec Sam Andrew. Elle doit souvent se battre pour faire entendre sa voix au milieu du déluge de feu des guitares et c’est justement ce qui lui permet de se surpasser, comme sur “Summertime” ou “Ball And Chain”. Sans les solos rageurs, distordus et crissants de Sam Andrew et de James Gurley, ces deux morceaux ne seraient que de bonnes interpréta­tions de standards du blues. “Combinatio­n Of The Two”, “I Need A Man To Love” et “Oh, Sweet Mary” sont des compositio­ns formidable­s, bien dans l’esprit du San Francisco de l’époque, “Piece Of My Heart” une incursion dans le R&B et “Turtle Blues”, un véritable blues de bastringue signé Janis Joplin.

19 68

“The Beatles”, mieux connu sous le nom de White Album (voire Double Blanc), est un vrai faux disque des Beatles. Il va sans dire que pour John et Paul, 1968 restera avant tout l’année de la Femme. Milliardai­res en livres sterling, les Fab Four avaient inventé Apple en 1967, une machine à broyer leur argent, et John, toujours stupéfiant, se faisait assez souvent arrêter pour détention de drogue. C’est dans cette ambiance sereine qu’ils enregistre­nt le seul double album de leur carrière. Depuis trois ans, ils squattent les studios Abbey Road. Paul, qui habite au bout de la rue (St John’s Wood), arrive toujours avant les autres et bosse souvent seul avec George Martin. John, qui vient en général à deux, écoute ce qui se trame d’une oreille distraite et trouve souvent ça nul. Parfois il acquiesce (“Fockin’ goud !”) et on peut passer à la suivante. “The Beatles” est une autre merveille. Malgré la situation, on les sent soucieux de remettre les pendules à l’heure et, en trente titres, ils racontent leur pop music, qui se trouve être aussi la nôtre. La rock (“Back In The USSR”), la parfaite (“Dear Prudence”, “Martha My Dear”), la rengainass­e (“Ob-La-Di, Ob-La-Da”), la molle (“I’m So Tired”), la triste (“Julia”), la fondue au noir (“Wild Honey Pie”), la baba (“Mother Nature’s Son”), la pas croyable (“Glass Onion”). Il n’est un secret pour personne que cette encyclopéd­ie n’était pas à proprement parler un travail commun et laissait augurer de l’avenir (proche) où les Quatre de Liverpool ne passeraien­t pas un hiver cool. En fait, les autres aideront le compositeu­r de la chanson à l’enregistre­r, certains titres étant même faits à trois, à deux, voire seul, dans le cas de Paulo. Vu l’ambiance, Ringo fit une grosse colère et quitta momentaném­ent les séances mais, comme Yoko laissa tomber un Kleenex au même moment, John n’en sut jamais rien. Entre autres choses, Lennon est aussi coupable du sonique “Revolution 9”, qui n’est pas sans rappeler “Two Virgins”, et c’est bien un certain Eric Clapton qui joue comme Harrison l’imitant, sur l’extraordin­aire “While My Guitar Gently Weeps”. Enfin, signalons que McCartney, déjà responsabl­e à lui seul de plus de la moitié de l’oeuvre (dont l’arrogant “Helter Skelter”), écrivit pour tuer le temps, pendant ces séances, une autre bricole qu’on ne trouve pas sur “The Beatles” : “Hey Jude”. JéRôME SOLIGNY

Après avoir lu le Mojo du mois d’août 1995, dans lequel étaient listés, par ordre décroissan­t, les cent plus grands albums jamais enregistré­s, Paul McCartney a probableme­nt sauté sur son téléphone. Le type de la presse à MPL (son bureau de Londres) a dû en entendre des vertes et des pas mûres, à propos du fait que le magazine anglais, auquel il avait accordé peu de temps auparavant une interview fleuve, ne mettait “Revolver” qu’en troisième position. Après “Pet Sounds” et “Astral Weeks”. Il faut savoir que ce choix, qui permet aux anglophobe­s de constater que les habitants du Royaume-Uni sont surtout salauds entre eux, a fait l’effet d’une bombe. Pas étonnant puisque ce bon Van, dont le talent, bien sûr, n’est pas mis en cause, est tout de même originaire de Belfast. C’est là qu’à onze ans il forma son premier groupe de skiffle et que, plus tard au sein de Them, il écrivit une poignée de tubes qui se boivent encore, cinq décennies après, comme du petit lait (dont le fameux “Gloria”, joué depuis en rappel par un groupe de rock sur deux). Mais Morrison voyait plus grand, plus long qu’un chapelet de tubes réducteur. En 1968, lorsqu’il entre aux Century Sound Studios de New York, c’est pour y enregistre­r, en deux jours (!), l’album qui sommeillai­t dans sa caboche depuis plusieurs années. Sans cadre, sans règle et sans filet. “Astral Weeks”, qui mélange folk, jazz, blues et gospel, est un disque impossible à définir, une humeur, une sorte d’incitation. Sa tessiture est improbable, et l’impression qui subsiste, après une écoute totale (indispensa­ble), frise le chaos spirituel. On ne sait pas si cette voix de carriole mal embarquée est celle d’un grand chanteur, ni ce que valent, intrinsèqu­ement, ces compositio­ns de poète au sang lourd mais, une chose est sûre, on n’en ressort pas indemne. Comme quelques autres, au hasard “Coney Island Baby” de Lou Reed ou “The Idiot” d’Iggy Pop, “Astral Weeks” est un disque qui agit comme une drogue : on met tout en oeuvre pour l’éviter, mais on sait qu’un jour on sera incapable de s’en défaire. Striées de rais de flûte et soulevées par le doux chuintemen­t de Conny Kay (le batteur du Modern Jazz Quartet), “Beside You”, “The Way Young Lovers Do” ou “Slim Slow Slider” sont des plaisirs clandestin­s. De ceux qui grimpent aux âmes, teintent les joues et aiguisent les épines des roses. JEROME SOLIGNY

Nombreux, les amateurs de panneaux se repèrent aisément puisqu’ils y tombent en général au même moment, avant de révéler le vide abyssal de la suite de leur propos. Donovan Leitch, d’extraction écossaise mais élevé en Angleterre (Hatfield dans le Hertfordsh­ire), fut victime au départ de sa carrière de ce type de forfaiture sous forme de comparaiso­ns hâtives avec Bob Dylan, un autre de ces artistes qui avaient choisi, au milieu des années 60, de s’exprimer dans le plus simple appareil, à la guitare acoustique et harmonica. Pourtant, Donovan n’a jamais rien eu du Zim. Influencé par Woody Guthrie, Derroll Adams et la bohemian culture, ce chanteur à la voix chatoyante et au vibrato naturel est vite devenu, par l’entremise du producteur Mickie Most, un pur fruit de l’école pop alors balbutiant­e. Ce “Greatest Hits” datant de 1969 qui situe l’ampleur de son talent mieux que ses albums, le montre selon l’humeur et le tempo, candide ou piquant, folker ou rocker psyché, ménestrel ou pop star. En fait, de 1965 à 1973, Donovan a été tout cela à la fois et forcément bien plus. Mais surtout, c’est à son habileté pour brosser des chansons pop parfaites qu’il doit sa faramineus­e notoriété. “Mellow Yellow”, comptine impérieuse arrangée par John Paul Jones, établit de façon formelle que la fumette et la position en tailleur, lorsqu’on arrive à les associer, ont du bon. Souvent taxé d’apolitisme primaire, Donovan et son “Colours” antiracist­e sont la preuve par trois accords que, plutôt que de taper dans la gueule d’entrée, on peut parfois expliquer pour se faire comprendre. “Lalena”, dans son royal et philharmon­ique écrin, belle comme un baiser volé à un enfant, fait pleurer dans les chaumières depuis 1968. Lorsqu’il se montre vitupérant, Don fait mouche également comme en attestent les acides “Sunshine Superman” (avec Jimmy Page...) et “Hurdy Gurdy Man” (...John Paul Jones et John Bonham). Pour certains, sa progressio­n sur deux accords lancinants et têtus (une méthode adaptée par beaucoup d’autres ensuite) fait de “Season Of The Witch” l’égale de chansons du Velvet Undergroun­d. Enfin, les ravissante­s miniatures flower pop que sont la calypso “There Is A Mountain” et “Jennifer Juniper”, à des années-lumière de Dylan, achèvent de confirmer que Donovan, personnali­té éminente de la pop anglaise, ne souffrait décidément aucune comparaiso­n. JEROME SOLIGNY

Frères et soeurs, il s’agit d’abord de rester vivant. Enregistré au Grande Ballroom, agora d’un big band des années 40 où tous les meilleurs allaient jouer 20 ans plus tard, “Kick Out The Jams” reste l’album en public auprès duquel les autres devront se mesurer ensuite. C’est aussi le cri qu’on lançait à Detroit pour interpelle­r le groupe du soir si jamais il n’envoyait pas assez la purée. Partis dans un trip puissant au-delà du top, Rob Tyner, Wayne Kramer, Fred Sonic Smith, Michael Davis et Dennis Thompson sont en 1968 des gamins de dix-neuf ans en adéquation avec la vérité de l’univers. Une attitude qui va rapidement leur attirer l’attention, mais aussi pas mal d’ennuis avec les flics. MC5 décide d’enregistre­r son premier album sur scène, lors de deux concerts gratuits, les 30 et 31 octobre. Dehors, c’est Halloween pour beaucoup, mais pour tous leurs fans à l’intérieur, il s’agit d’abord de fêter la nouvelle année Zenta. Comme Robespierr­e 174 ans avant, MC5 invente une nouvelle religion tout aussi suprême mais moins vertueuse qui propose un assaut total sur la culture. Influencé par le poète anarchiste John Sinclair et la philosophi­e des White Panthers (en écho aux Black Panthers), le credo proto-tout de la congrégati­on se résume ainsi : “Rock’n’roll, dope, and fucking in the streets.” Mais la politique ne serait rien sans la musique haute énergie, plus révolution­naire que n’importe quel programme. Prophète de Zenta, JC Crawford lance l’incantatio­n avant que le groupe n’envahisse la scène au son de “Ramblin’ Rose”, reprise vitaminée (LSD, joints) d’une obscure gemme soul de Ted Taylor emmenée par la voix de fausset de Wayne Kramer, qui cède vite la place à Rob Tyner. “Right now it’s time to...” embraye le chanteur à coupe afro en balançant “Kick Out The Jams”, qui deviendra le premier simple du Five (avec “brothers and sisters” à la place de “motherfuck­ers” !). Avec sa rythmique hypnotique empruntée à John Lee Hooker le temps du prémonitoi­re “Motor City Is Burning” et des solos remontés de la new black music, le garage rock de MC5 baigne surtout dans l’expériment­ation absolue, comme en témoigne “Starship”, hommage cosmique à Sun Ra qui clôture la soirée. Plus personne ne sera le même après l’écoute d’un tel album. Depuis, aucun groupe n’a enregistré plus grand bruit que MC5 et il y a peu de chance que ça se reproduise un jour.

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