Joy Division
“UNKNOWN PLEASURES”
FACTORY
Un concert peut-il changer le cours d’une vie ? À Manchester, le 20 juillet 1976, ils sont une quarantaine à assister à celui des Sex Pistols au Free Trade Hall. Mais dans la maigre assistance, se trouvent la plupart de ceux qui vont métamorphoser une ville quasi fantôme, frappée de plein fouet par la crise industrielle, en l’une des capitales de la musique moderne. Ainsi, Peter Hook (basse), Bernard Sumner (alias Albrecht, guitare) et Ian Curtis (chant, danse) forment en 1977 les Stiff Kittens. Vite rejoints par un batteur digne de ce nom, Stephen Morris, ils deviennent Warsaw, puis Joy Division. Influencé par les suspects habituels (Iggy, le Velvet Underground — celui de “White Light White Heat” plus que tout autre — mais aussi Kraftwerk et le krautrock), doté d’une personnalité plus forte que la moyenne, le groupe profite du génie de son entourage : son manager Rob Gretton, le cofondateur de Factory Records Anthony Wilson, le producteur Martin Hannett et le graphiste Peter Saville. Car la somme de ces talents concourt à offrir une autre dimension à des compositions dont les versions scéniques, fricotant parfois avec la violence pure, n’ont que peu à voir avec celles qui voient le jour sur un premier album judicieusement baptisé “Unknown Pleasures”. Après deux ans d’un parcours ascendant, un EP autoproduit (le mythique “An Ideal For Living”) et des titres disséminés ici et là, Joy Division signe un disque fascinant, viscéralement lié à une période où tout semble foutre le camp. Bandeoriginale d’un futur drapé de noir — comme cette pochette granuleuse et énigmatique — magistralement mise en son par Hannett, la musique, sévère et tendue, refuse de s’offrir trop facilement à l’auditeur. Le son clinique de la batterie (en particulier sur l’étourdissant “She’s Lost Control”), la basse en apnée, les guitares à l’agressivité latente ajoutent à la dimension oppressante de ces chansons monochromes (le final angoissant “I Remember Nothing”), parfait écrin pour la voix blanche de Curtis, qu’on ne devine pas encore martyr. Entre la dimension pop de “Disorder” et les riffs métalliques de l’obsédant “Shadowplay”,
Joy Division laisse poindre une force de frappe à nulle autre pareille. Personne n’en sortira indemne.
CHRISTOPHE BASTERRA
ISLAND
Stridences rigoristes, traits d’orgue tirés au cordeau, guitares énervées sur deux cordes et rythmique automatique mais humaine, les B-52’s d’Athens (la ville de REM) étaient à la new wave ce que John Waters est au cinéma : des trouble-fête cultivés, obstinés et talentueux. C’est à peu de choses près ce qu’a pensé Chris Blackwell de Island Records en 1978, lorsque ses antennes ont capté le bizarroïde “Rock Lobster”, premier simple pressé à compte d’auteur (2000 exemplaires top collectable aujourd’hui). Son sang de boss de Island ne fait alors qu’un tour : il invite Cindy Wilson (voix criée), son frère Ricky (guitare), Fred Schneider (voix vociférée), Kate Pierson (voix perçante, orgue et basse) et Keith Strickland (batterie) à se ruer en studio, afin de faire exploser sur de la bande magnétique bien large, le détonnant mélange de rockabilly vintage, funk piquant et punk cérébral qui caractérise ce premier album de folie. Fans de l’imagerie kitsch des années 50 — la coiffure haute et crêpée des filles, dite B-52, s’inspire de celles des femmes à cette époque — de science-fiction cheap qu’ils passent au vitriol dans “Planet Claire” et “There’s A Moon In The Sky (Called The Moon)”, et de guitares Mosrite (endorsées par les Ventures) qui résonnent ici entre Meteors et Spotnicks (d’autres authentiques fondus des étoiles), les B-52’s se retrouvent en tenue de combat aux Compass Point Studios, là où le jour ne se couche que le temps que les glaçons se solidifient. Sous le soleil des Bahamas exactement et avec Blackwell à la console, Schneider, Pierson et les autres balancent les dents serrées le meilleur d’eux-mêmes pour un résultat revigorant qui n’a pas pris une ride. “52 Girls” postillonne toujours ses prénoms dans l’urgence, “Dance This Mess Around” continue de faire jerker, “Lava” coule encore entre les doigts comme de la glace à la pistache fluo et “Hero Worship” évoque sans équivoque “(I Can’t Get No) Satisfaction” revisitée par Devo. Pour faire bonne mesure et boucler la boucle du siège éjectable, les B-52’s infligent à “Downtown”, merveille signée Tony Hatch et popularisée par Petula Clark, un traitement à la “96 Tears” que n’auraient sûrement pas renié Question Mark And The Mysterians, ni John Lennon qui adorait le groupe.
JEROME SOLIGNY
ISLAND
Entre la formation du groupe en mai 1976 et la signature avec Island deux ans plus tard, les Slits se sont taillé une sérieuse réputation de semeuses de problèmes assortie de musiciennes un brin cacophoniques. Evoluant d’un rock déstructuré à une forme de kraut world reggae noisy assez personnel au fil des rencontres (The Clash, Don Letts, Dennis Morris, Malcolm McLaren...), le quatuor de trubliones se veut une attaque en règle contre le machisme qui règne en maître dans l’univers du punk rock. Conscient que ce n’est pas la simple signature avec un label qui va canaliser l’énergie dévastatrice des filles, Island prend son temps tout en les laissant peaufiner leur art au fil d’une année de concerts supplémentaires. En deux séances chez John Peel, les Slits affinent leur style tout en ouvrant grand les oreilles dès qu’elles croisent des musiciens avec plus de bouteille. Alors que le studio est encore loin, l’idée de la future pochette montrant le groupe dénudé et couvert de boue est déjà adoptée. Furieuse de cette décision qu’elle qualifie de “pornographique”, la batteuse Palmolive quitte le groupe à l’approbation générale. Au moment d’enregistrer, c’est en trio que les Slits se voient immortalisées à travers l’objectif de Pennie Smith. Parallèlement, Ari Up (chant), Tessa Pollitt (basse) et Viv Albertine (guitare) ont débauché l’ex-Spitfire Boys Budgie le temps de mettre l’album en boîte. L’arrivée de Budgie a le don de calmer tout le monde tout en apportant enfin une base moins énervée au foutoir ambiant pour la plus grande joie du producteur reggae Dennis Blackbeard Bovell. Avec un batteur sachant frapper sec et fort au bon endroit tout en laissant énormément d’espace aux autres musiciennes, ces dernières découvrent qu’elles peuvent enfin poser leurs notes autrement qu’au pif. Le résultat est surprenant même s’il est difficilement classable. Les lignes de basse sont devenues entêtantes, voire hypnotiques tandis que Bovell a ornementé l’ensemble de sonorités diverses qui ambiancent le chant assez particulier de Ari Up. Grande pièce de musique avant-gardiste, “Cut” reçoit un accueil plus que mitigé de la part du public quand il sort le 7 septembre 1979. Couturé de hits comme “Newtown”, “Shoplifting” ou “Love Und Romance”, ce disque n’a pas à rougir face au premier PiL dans le genre musique trop en avance sur son époque. GEANT VERT