Bruce Springsteen
“NEBRASKA”
Premier album unplugged de l’histoire récente — et gloutonnement avalée par la télé — du rock, “Nebraska” est le road record du Dernier des Mohicans de l’âge électrique. Quand il en subodore la nécessité cathartique, Springsteen raccroche les gants après les deux ans de tournée consécutifs à “The River”. Gavé, sursaturé, le Boss met le E Street Band en vacances. Et se paie incontinent une fiction de virée en Thunderbird décapotable : à lui les autoroutes enneigées et les motels crades de l’Amérique ordinaire ! Armé en réalité d’une paire de guitares, de ses souvenirs, de son imagination et d’un gros besoin de solitude en noir et blanc, l’admirateur de Steinbeck et de Hawks accouche de dix mini-nouvelles dont un Robert Altman aurait pu se nourrir en vue d’un scénario à la “Short Cuts”. Chroniques autant que portraits, ces chansons rugueuses ne sont jamais froides : les personnages qui s’y meuvent, ou plutôt s’y débattent face à leur destin, Bruce a su les camper prestement, à vif dans leurs très (trop) humaines contradictions. S’y cherche-t-il ? Du moins y retrouvons-nous ses thèmes favoris — pas de bol, la vie ! — mais débarrassés du pathos héroïque et des traces enfin nettes de lui-même et des siens, son père en tête, figure emblématique de l’Américain moyen naïf, grugé, croyant au mythe jusqu’au dernier soupir. Et ce sont ces soupirs, ces fractures, ces non-dits troubles et diffus qui émeuvent : pas l’ombre d’une explication rassurante, d’une théorie à l’horizon. Poignant mais pas plaintif, aigu mais pas strident, “Nebraska” paraîtra déprimant à certains, indigeste à beaucoup... Tous pourtant acclameront le maousse “Born In The USA” deux ans plus tard, sans se douter que les plages douces qu’il recèle proviennent de cette veine qui ne se cachera plus désormais... Et puis Johnny Cash s’est approprié “Johnny 99” et “Highway Patrolman”, ça console. FRANCOIS DUCRAY
“THRILLER”
Tout ayant été dit sur le personnage, contentonsnous de la musique. Au-delà des chiffres de ventes et des distinctions multiples, c’est ce qui reste le plus passionnant : neuf chansons, chacune définissant une facette du son universel. “Wanna Be Startin’ Somethin’ ” et son pillage/ hommage appuyé au “Soul Makossa” de Manu Dibango fait le pont avec les rythmes africains, les habillant d’une frénésie amplifiée par la basse de Louis Johnson (des Brothers Johnson) et les synthés percussifs de Greg Phillinganes et Michael Boddicker. “Baby Be Mine”, un des trois titres composés par Rod Temperton (avec “Thriller” et “The Lady In My Life”), est une caresse soul et un appel à l’abandon (“Pas besoin de rêves quand tu es à mes côtés”),
suivi du premier titre révélé de l’album, le duo avec Paul McCartney “The Girl Is Mine”, choc pop de deux artistes entre admiration et jalousie qui s’entendent le temps d’un tube aussi symbolique que “Ebony & Ivory”, mais à teneur réduite en guimauve. Fin de face A avec la chanson-titre, dont on ne saurait sousestimer la valeur ajoutée de la guitare de David Williams et des cuivres de Cary Grant & Jerry Hey. Le rap de l’acteur génial Vincent Price ajoute la touche late night double feature que la vidéo révolutionnaire amplifiera encore plus. Face B : la couleur rock apparaît sur la palette du King of Pop via la six-cordes d’Eddie Van Halen, dont c’est le meilleur solo depuis... “Eruption” (au hasard). Eloge de la fuite face au danger : être un homme, un vrai, c’est esquiver la bagarre. On ouvre grand la porte de l’Histoire des hits avec “Billie Jean”, récit d’un procès en paternité dont la mélodie a fait mille fois le tour du monde. Tout est parfait dans ce killer tune,
jusqu’à la légende entourant son mixage, refait 90 fois pour finalement choisir le deuxième mix, finalisé par Bruce Swedien. “Human Nature” ? Le slow parfait, ciselé par Steve Toto Porcaro, qui y tient également les synthés avec le reste de son gang. “PYT (Pretty Young Thing)” assure la transition R&B avec le passé Jacksons et “The Lady In My Life” boucle le contingent de tempos lents en glissant une rime qui pourrait faire sourire : “Don’t need no fortune or fame” (“Pas besoin de fortune ni de gloire”).
À 24 ans, Michael aura les deux. Et mourra 27 ans plus tard. Une autre (triste) histoire. OLIVIER CACHIN