Black Lips
“GOOG BAD NOT EVIL ”
Comment mesure-t-on l’importance historique d’un groupe ? Est-ce par le nombre de Zéniths remplis ou par le nombre de personnes qu’il a inspiré à prendre une guitare et monter sur scène ? Si l’on quantifie le nombre de ses suiveurs, clones et enfants illégitimes, les Black Lips sont indiscutablement un groupe majeur. Souvenons-nous du début de siècle : le fantasmagorique retour du rock qui avait porté Stokes et White Stripes au pinacle évait déjà bien consommé moins de cinq ans après son avènement, mort avant même d’avoir le temps d’exister, faute de héros durables (qui se souvient de Creg Nicholls ?). Dans ce marasme, un groupe de rednecks turbulents venus d’Atlanta et semblant sortis tous droit d’une obscure compilation garage des années 60 allait devenir les improbables sauveurs de l’affaire. Des sales gosses porteurs d’un style de vie dissolu, chaotiques sur scène, à peine compétents avec leurs instruments mais d’une érudition rare sur le sujet du rock garage et aussi hilarants qu’irresistibles. Les Black Lips ont ramené l’enthousiasme, l’amateurisme éclairé et surtout le fun dans un genre qui manquait terriblement. Ne manquait plus que les tubes, et “Good Bad Not Evil” — une référence aux Shangri-Las — en regorge : “Katrina”, doigt dréssé vers l’ouragan du même nom dont le riff est un des plus marquants des 15 dernières années, “Bad Kids”, ballade country braillarde devenue emblématique du groupe et surtout “Cold Hands”, incarnation même de ce qui fait tout le sel des Black Lips rythmique beat sautillante, guitares déglinguées, mélodie marquante et texte étonnament spirituel. Autour de cette trinité qui demeure la base de leurs concerts — véritables exutoires où tout est possible —, l’album propose quelques scies garage teintées de psychédélisme louche (“Learn”, “Lock And Key”, “Step Right Up”) et possède une étonnante couleur country (“Navajo”, “How Do You Tell A Child Someone Has Died”) qui lui donne une luminosité bienvenue. Pour la jeunesse de 2007, les Black Lips sont ainsi devenus l’incarnation d’un fantasme — un véritable groupe nuggets en chair et en os —, des modèles qui ont engendré des centaines de groupes, et aujourd’hui des rebelles décadents avec qui l’aristocratie du rock — Marc Ronson, Sean Lennon — aime s’encanailler.
“THE AGE OF UNDERSTATEMENT”
“On voulait simplement faire un disque magnifique, un disque pop” : voilà ce que clamait Miles Kane au moment de la sortie de “The Age Of Understatement”, unique tentative en duo avec son pote Alex Turner, lider maximo des Arctic Monkeys. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que nos morveux ont totalement réussi leur coup. Il est aujourd’hui saisissant de contempler les photos d’époque : Alex et Miles semblent deux gamins espiègles, insouciants, coupes au bol et sourires malicieux, loin, très loin des rockers au cuir burinés qu’ils sont devenus depuis. Il y a sept ans, donc, après avoir fraternisé lors d’une tournée commune des Monkeys et des Rascals (où Miles Kane sévissait alors), les deux garnements tentent carrément d’écrire un chef-d’oeuvre pop, les yeux dans les yeux, revendiquant la filiation de Scott Walker, David Bowie ou encore David Axelrod. Un batteur au jeu parcimonieux est recruté (James Ford) et les chansons sont ensuite enluminées par l’ex-Arcade Fire Owen Pallett, lequel ose des arrangements spectaculaires, grandiloquents, insistant sur de dramatiques cordes, et cela sans négliger les cuivres. Le projet est un peu fou, anachronique, mais fonctionne diablement bien. Il faut dire qu’il regorge de titres impressionnants, comme la chanson-titre qui ouvre le long format, haletante cavalcade striée de guitares fuzz, rappelant Ennio Morricone. Tout aussi cinématographique, la luxuriante “Only The Truth” pourrait figurer au générique d’un James Bond, à l’instar de la gothique “Separate And Ever Deadly” et sa mélodie de train fantôme, qui distille une ambiance de film de la Hammer. Les textes, scandés avec une gouaille typique du Nord de l’Angleterre, évoquent souvent l’être aimé, avec rage ou regret : c’est le cas de “Standing Next To Me”, de l’excellente “Calm Like You”, de la rampante “My Mistakes Were Made For You” ou de l’explicite ruade “I Don’t Like You Anymore”, unique titre à faire parler la poudre et faire rugir les six-cordes. Le formidable ensemble s’achève sur “The Time Has Come Again”, chronique délicate et apaisée du temps qui passe. Avec un son à la fois moderne et référencé, Alex Turner et Miles Kane ont enfanté quelque chose d’unique, un sommet de pop chic, jamais ringard, à la fois ambitieux et bravache. Très british, en somme.
“VIVA LA VIDA OR DEATH AND ALL HIS FRIENDS”
Coldplay allait frapper plus fort que tout en 2008 avec ce quatrième album sorti dans un contexte hostile. D’abord parce que, c’est nul et comme ça, le groupe de Chris Martin, jugé uncool et méprisé par la presse rock (à qui les quatre musiciens allaient prendre ensuite la décision de ne s’adresser que du bout des lèvres) ne put compter sur elle pour avertir de la haute teneur en bonnes chansons du disque. Et puis, “Viva La Vida Or Death And All His Friends” a été commercialisé au terme de la première décennie du nouveau siècle, alors que payer pour de la musique ne venait à l’idée de presque plus personne. Ainsi, c’est le grand public qui a fait que cette galette, en versions physique et numérique, a été la plus vendue de l’année de sa parution. Et comment en vouloir aux gens d’avoir succombé au charme de la chanson-titre, festive à souhait, de “Lost !” (ignorant ce qu’elle doit à Tom Petty) ou de “42” qui musarde du côté de “Fix You” et dont les guitares scintillent comme chez George Harrison ? Car si Coldplay cite et recycle ici, c’est d’abord parce qu’il a soif de reproduire, mais jamais à l’identique, ce qui l’a remué. Dans le fond, “Strawberry Swing” et “Death And All His Friends”/ “The Escapist” rappelleront peut-être Peter Gabriel à ceux qui aiment pointer les repères. Mais sur le plan de la forme et des enjolivures, Coldplay ne doit rien à personne si ce n’est aux producteurs sollicités pour l’accompagner dans l’effort, dont Markus Dravs et Brian Eno. On ignore si c’est précisément à lui qu’on doit les éclats de génie de “Lovers In Japan”/ “Reign Of Love”, la compacité martiale de “Violet Hill” ou le côté faussement foutraque de “Strawberry Swing”, mais toutes ces ruées dans des herbes folles, ces passages de col la fleur à la guitare (The Edge, un peu quand même...) convainquent, encore aujourd’hui, que cette pop-là, même si elle n’allait pas sauver le monde, en amortirait la chute annoncée. Enfin et surtout, ne pas oublier la contribution de Jon Hopkins dont la citation du splendide “Life Through The Veins” ouvre et clôt l’album. Emprunter ouvertement un thème à autrui afin d’enchatonner un disque qu’il devinait crucial démontre que Coldplay, décidément cumulard, sait aussi s’ouvrir aux autres. Non, ce n’est pas non plus dans l’air du temps.
“MERRIWEATHER POST PAVILION” A quelques encablures du Westside de l’impitoyable dealer d’héroïne Marlo Stanfield, le Merriweather Post Pavilion est le lieu classic rock de Baltimore, une scène où viennent jouer les grosses pointures type Santana ou Sheryl Crow et à laquelle les locaux Animal Collective n’auront certainement jamais accès. Depuis neuf albums, le quartette du Maryland repousse en effets les limites du bizarre, entre krautrock à la Can chanté avec une voix de Lemmings, expérimentations électroniques stridulantes et grandiloquence spectorienne. Moins accessible que ce “Feels” (2005) qui mit le groupe dans la lumière, “Merriweather...” est terrifiant pour le nouveau venu. 54 minutes de pure folie, une tapisserie sonore fourmillante de détails mais plus ardue à écouter que les derniers Of Montreal et Fiery Furnaces mixés en même temps. Qu’a donc tenté de faire le Collectif Animal ? L’auditeur fera face à un catalogue de sons et rythmes ahurissants, incroyablement variés et travaillés. Un disque de maniaques de la psychoacoustique à la pointe des outils de productions modernes, davantage qu’un disque pop. Gageons que dans quelques mois, les producteurs R&B malins simplifieront certaines idées futuristes ici présentes en carton pop : “Summertime Clothes” et ses percussions démentes, le zouk aux bruits extraterrestres “Brothersport” ou “Lion In A Coma” et son arrangement démentiel évoquant une jungle tropicale electro. D’ici là, Geologist — un garçon qui paradoxalement joue sur scène avec une lampe de spéléologue — et ses amis continueront de refuser l’ordre rock établi en petit comité.
“PRIMARY COLOURS”
On connaissait ces Anglais fans des Cramps qui passaient autant de temps devant la glace pour se looker qu’en club pour mettre le feu aux planches. Narquois et agressif, le premier album laissait entrevoir un avenir prometteur. 2009 : les Horrors sont de retour avec un disque magistral, débarrassé des gimmicks qui pouvaient quelque peu parasiter le message. Ici, tout est à sa place et chaque morceau sonne comme une évidence. Produit par Geoff Barrow (Portishead) qui n’a pas l’habitude de se déplacer pour rien, cet album, intègre et captivant, indique que les Horrors possèdent une impressionnante capacité à torturer le passé pour mieux dessiner le futur (et une maousse collection de disques). On pense autant à Kevin Shields qu’aux Psychedelic Furs et aux Wedding Present, Spacemen 3 qu’à Echo & The Bunnymen, au Manchester fin 80 qu’à Nick Cave ou Lords Of The New Church. Une âme flotte ici et elle a de quoi impressionner. La pochette, floue, évoque bien sûr celle de “Pornography”. Chemins parallèles, fausses pistes. Labyrinthe sonique. Le disque débute par un “Mirror’s Image”, plage instrumentale façon “Blade Runner”, avant de plonger dans un bain punk désenchanté. Magnifique introduction, suivie d’un “Three Decades”, charge cosmique que My Bloody Valentine aurait pu composer à la grande époque. Le vertige se poursuit avec “Who Can Say”, plus hargneux, aux claviers noisy et à la mélancolie hyper classe. “Do You Remember” enfonce le clou jusqu’à l’os, Velvet Underground une nouvelle fois convoqué. Triste comme il faut. “New Ice Age”, au psychédélisme froid, pleure sans baisser la garde. Punk désincarné, hymne pour une armée de damnés. “Scarlet Fields”, lui, moins sur la défensive et l’isolement, accepte de laisser entrer quelques rayons pop à l’électricité qui tournoie dans un ciel d’après orage. “Only Think Of You”, c’est carrément le slow assumé, complainte — ça pue le chagrin d’amour — presque titubante. “I Can’t Control Myself” revient à quelque chose de plus identifié chez les Horrors, du rock’n’roll briton mais noir, toujours. “Primary Colours” est une course solitaire dans des rues filmées par John Hugues. Jusqu’au titre final, “Sea Within A Sea”, qui débute comme un Booker T post-apocalypse pour ensuite glisser vers une terre hostile d’arpèges synthétiques. Tout comme les formidables Eighties Matchbox B-Line Disaster, The Horrors contournait les codes pour mieux écrire des chansons dignes de ce nom.
“TRUELOVE’S GUTTER”
Richard Hawley fait la plus belle musique du monde, mais il semble que peu de gens le sachent. Hors du temps, hors du monde, l’homme de Sheffield chante des berceuses trouvant leur source à une époque que personne n’a réellement connue. Hawley, dans le fond, est comme Dylan : ses références sont toutes hors d’âge. De Gene Vincent à Hank Williams, de Dean Martin à Faron Young, il s’auto-alimente, en toute autarcie, avec les disques qu’écoutaient son père et le père de ce père, et le père de ce père. Rien d’autre n’est venu polluer ses oreilles. Depuis 2001, il laboure le même sillon. Son art est dans la chanson d’amour, reposant sur presque rien. On trouve, en fouinant bien, du céleste, de la guitare baryton, du vibrato, de la batterie jouée aux balais. Mais pour le reste, c’est le vide. Hawley, Miles Davis, du rock, fait ses disques de manière silencieuse. Ce sont les mêmes accords qui l’obsèdent d’album en album et, à vrai dire, le musicien travaille toujours la même chanson. Celle-ci est pleine d’écho, de vent, et chiche en notes. Chez ce romantique vivant dans un monde pré-Beatles, à l’esthétique fifties pleine d’innocence, il n’y a pas une note en trop. Il y a même des fantômes de note. De la guitare liquide, des sons fantasmatiques, des ectoplasmes ! Et puis, le voici qui ouvre la bouche, s’empare du micro, et sort ce truc... cette voix ! Du baryton dément, plus beau encore que ceux de Lee Hazlewood et Scott Walker réunis. Lorsque Richard Hawley chante, la beauté du monde paraît. C’est un révélateur, un magicien. Qui gère son talent avec une infinie grâce : voir, par exemple, le crescendo hallucinant de “Soldier On”. Un moment rare, un frisson violent, un émerveillement. Tout le monde est tenté, après s’être enfilé cinquante fois de suite les huit morceaux de “Truelove’s Gutter”, de dire qu’il s’agit de son plus bel album. A vrai dire, non. “Late Night Final” était parfait. “Cole’s Corner” aussi. “Lowedges” idem. Celui-ci est seulement aussi beau et ce n’est pas une mince affaire. Richard Hawley traîne sa Gretsch et sa mélancolie, chante l’homme de tous les jours, ce working class hero dont il se sent si proche, et continue de sortir méticuleusement des disques comme on n’en fait plus. La vraie question est : comment pourrions-nous vivre sans les albums de cet homme ?
“WAKE UP THE NATION”
2010. Deux ans auparavant, Weller a sorti un
double album (?!) expérimental assez réussi intitulé “22 Dreams”. Il y montrait, entre autres, de nouvelles influences, dont celle d’Alice Coltrane. Mais vingt-quatre mois plus tard, il décide de sortir un album urbain et métallique renouant par moments avec le classique strident des Jam, “Sound Affects”. Son nouvel album s’ouvre avec une apocalypse sonore, “Moonshine”, puis enchaîne sur un hymne déflagrateur avec lequel l’ancien tente, modestement, de “réveiller la nation”. C’est un titre vicieux et toxique dans la lignée de “From The Floadboard’s Up”, sorti en 2005, hommage teigneux à ses anciens héros Dr Feelgood, montrant que le Paul se ressaisissait après des années de classic rock plan-plan. Mais l’album “Wake Up The Nation” est préférable à “As Is Now” parce que non seulement les compositions y sont meilleures, mais plus variées : avec “No Tears To Cry”, il s’inspire des Walker Brothers et chante comme un dieu
blue-eyed soul. C’est Clem Cattini en personne, familier des séances pop sixties anglaises, qui joue de la batterie tandis qu’ailleurs se bousculent Bev Bevan (The Move) ou Kevin Shields (My Bloody Valentine). Sans parler de Bruce Foxton, un tiers des Jam, venu le rejoindre sur “Fast Car/ Slow Traffic”, qui n’aurait pas ruiné la face B de “Sound Affects”. “Andromeda” est une merveille popsyke britannique, un genre très particulier auquel le chanteur s’est intéressé dès le milieu des années Jam, rapidement suivi par “In Amsterdam”, instrumental rêveur faisant directement référence au “Down
In The Seine” du Style Council de “Our Favourite Shop”. A ce niveau de l’album, le client ne sait plus trop à quoi s’attendre, et il a raison. Psyché post punk (“She Speaks”), funk furieux falsetté (“Aim High”), country dézinguée (“Grasp & Still Connect”), féerie psycho-jazz nappée de Mellotron et de flûtes folles (“Whatever Next”) et, le plus bizarre chez lui, morceau néo glam-rockab invraisemblable (“Up The Dosage”), punkerie autodétruite (“Two Fat Ladies”) avec, au milieu, l’une des chansons les plus poignantes qu’il ait jamais écrites, au titre hautement explicite : “Find The Torch, Burn The Plans”. Le compositeur de “In The City” n’a définitivement pas dit son dernier mot, laissant derrière lui tous ceux qui lui ont couru après (Gallagher, Albarn, etc), sans parler de la classe 77.
“ANNA CALVI”
Il convient généralement de se méfier des nouvelles sensations propulsées par le NME. A plus forte raison lorsqu’elles traversent la Manche pour devenir la coqueluche de nos médias pour adultes responsables. Débarquée début 2011 sur ses talons vertigineux, une Telecaster plus grosse qu’elle en bandoulière, la petite Anglaise aux charmantes boucles blondes avait pourtant de quoi surprendre, et marquer les esprits durablement. Son premier album, sobrement homonyme, fait l’effet d’un tsunami. Dès les premières notes de “Rider To The Sea”, il est clair que la petite dame sait se servir de sa Fender, et pas qu’un peu. La guitariste évite pourtant les écueils habituels de la virtuosité — c’est-à-dire qu’elle n’astique son manche que pour en sortir des choses belles, non pour étaler sa technique (et faire bâiller l’auditoire). L’ambiance est sombre, fiévreuse, inquiétante comme chez Nick Cave. Pas de doute, Anna Calvi n’est pas là pour faire l’inventaire du contenu de son sac à main. D’une voix hantée, tantôt puissante, tantôt susurrante, madame chante le désir virant à obsession, la peur, le diable et les tortures infligées par l’amour, le tout avec une saine économie de mots. Si nos confrères britanniques se sont empressés de la comparer à PJ Harvey (la production signée Rob Ellis n’y est pas pour rien) et à Jeff Buckley, c’est en écoutant Bowie, Nina Simone, Elvis ou Edith Piaf qu’elle a fait ses classes. De cette vaste culture musicale, et des années passées à mûrir ses compositions en compagnie des excellents musiciens Mally Harpaz (harmonium, percussions diverses) et Daniel Maiden-Wood (basse, batterie), résulte un premier album d’une rare richesse, impressionnant de maturité. Brian Eno himself a été séduit, au point de venir donner un coup de main à l’enregistrement — il joue du piano et fait des choeurs sur “Desire” et l’épique “Suzanne & I”. Bonne nouvelle, sur scène, la Calvi fait bien plus que défendre son disque : charismatique en diable, habitée, elle chante remarquablement, ne rate pas une note de guitare (qu’elle assure seule) et agrémente ses sets de reprises bien senties (“Jezebel” de Gene Vincent, “Surrender” d’Elvis, “Fire” de Springsteen...). Malgré un deuxième LP un brin décevant (“One Breath”, 2013), la petite Anglaise a prouvé qu’elle avait tout d’une très grande, et son premier enregistrement reste un chef-d’oeuvre intemporel.
“WHAT DID YOU EXPECT FROM THE VACCINES ?”
Tout est allé trop vite pour ce quatuor londonien, premier groupe à apparaître dans l’émission de référence Later... With Jools Holland, sans même avoir sorti un single. Une couverture du NME suit peu après. Ses concerts affichent complets, sont courus par tout le gratin du rock anglais. L’album sort et se place à la quatrième place des charts britanniques. C’est le disque le plus vendu pour un nouveau groupe en 2011. Durant l’été il se produit dans tous les festivals de la terre. Pourtant, si son deuxième opus se vend bien et atteint la première place à sa sortie en Angleterre, la hype est retombée comme un soufflet. On peut désormais affirmer avec le recul, que l’excitation générée par ce premier enregistrement était totalement justifiée, car les Vaccines ne feront peut-être jamais mieux. Dès l’ouverture, “Wreckin’ Bar (Ra Ra Ra)”, single sorti plusieurs mois avant le LP, l’identité sonore du quatuor est définie. Des chansons simples sur le modèle béni des années cinquante. On trouve rarement plus de trois accords, et les titres ne sont guère plus longs qu’un solo de guitare de David Gilmour. Pete Robertson ne chipote pas à la batterie. Il joue entre une dynamique punk classique à la Ramones, et celle d’un girl band spectorien. Ce qui fait le son du groupe est la réverbération exagérée sur la voix du Justin Hayward-Young, qui vient sans doute de son amour pour les débuts mythiques d’Elvis chez Sun. Pendant que le guitariste Freddie Cowan peint quasi systématiquement une toile de fond de ses staccatos exagérés par le delay (formule évidente sur “If You Wanna”). Les textes jouent sur l’ambiguïté avec les mélodies au romantisme très adolescent. “Je ne veux pas te croiser avec un autre mec mais ça risque d’arriver/ C’est ce que me disent les amis que je n’apprécie pas autant que toi”. A chaque fin de couplet cette phrase revient comme le chagrin qui empêche de vivre sans l’autre. La voix immense résonne dans un hall de lycée. On danse un slow rempli de tendresse (“Wetsuit”), puis un rock ultra speed en hommage à un mannequin (Amanda “Norgaard”). On se croit à la fête de prom’ dans “Grease”. Et soudain, on se rend compte que le chanteur parle de la culpabilité qui naît du sexe après une rupture. Mon Dieu, on ne parlait pas de ça dans les chansons des fifties !
“MIRROR TRAFFIC”
Cela se passe pendant la tournée de reformation des Américains de Pavement en 2010. Devant un large public brassant nostalgiques trentenaires des années post-grunge et nouvelle génération débraillée, la statue du commandeur du rock branleur des années 90 défouraille ses tubes “Gold Soundz”, “Cut Your Hair”, “Texas Never Whispers”, “Shady Lane”... Sur scène, le groupe est concentré, serre les dents parfois. Interdit de jouer en dilettante. Car au milieu, il y a une grande bringue au visage anguleux qui ne perd rien de ce qui se passe. Non, décidément, cet homme n’est pas exactement la coolitude incarnée. Son chant heurté sort de sa gorge avec une précision de métronome. Son jeu de guitare n’a rien à envier à celui des grands de la six-cordes. C’est un Tom Verlaine (Television) sans le dandysme, un Lou Reed planqué derrière une bonhomie en T-shirt délavé. Dans tous les cas, voilà un immense singer/ songwriter. Très loin de l’image de fumiste en chef d’une bande de slackers avachis. Mélodiste précis, expérimentateur, génie résigné à avoir toujours soit un coup d’avance soit deux de retard sur la musique qu’il joue. Ce Malkmus nous passionne. Mais il ne lui manquait donc qu’un grand album sans Pavement que critique et public examinent enfin à la hausse les possibilités infinies de cet architecte sonore. Cette pop est une île. Elle marche de traviole comme chez les excentriques du Royaume-Uni, Edwyn Collins, Ray Davies. “Mirror Traffic”, son 4e disque avec The Jicks et produit par Beck, autre échappé des années 90, sonne comme l’opus majeur du natif de Santa Monica. Il y a tout Malkmus ici. De la candeur, des paysages d’une Amérique préservée, des morceaux qui dérapent, s’arrêtent net, puis reprennent sur un autre tempo. Quand la voix monte dans les aigus, la gorge se serre. Tantôt, l’ex-Pavement renouvelle la pop et lui redonne une naïveté premier degré (“Brain Gallop”, “Stick Figures In Love”), tantôt il investit le country-rock et lui appose un sourire mélancolique et des larmes de joie (“Long Hard Book”). Cela sans jamais oublier ces phrases sans queue ni tête : “The distortion is way too clear...” Sur “Mirror Trafic”, le corps court perpétuellement après le cerveau et c’est souvent splendide. Derrière Malkmus le faux indolent, il y a un moraliste de la pop constamment réinventée.
“EL CAMINO”
Avant cet album, le rugueux duo venu de l’Ohio aurait pu sombrer dans l’ombre des terrifiants White Stripes. Dan Auerbach (chant, guitare, barbe blonde) et Patrick Carney (batterie, lunettes carrées), comme Jack et Meg, étaient aussi d’exigeants puristes garage-blues. Le précieux combo demeurait ce trésor caché, appelé à devenir, comme on le dit, culte. Pas de “Seven Nation Army” à l’horizon. En 2008, rupture, ce fut l’ascension progressive. Revenus avec Danger Mouse (pote de Damon Albarn et moitié de Gnarls Barkley) dans leur sillage et l’envie de conquérir les charts, les Black Keys ont fait lever, chez leurs fans, plus d’un sourcil circonspect. Le résultat, “Attack And Release”, était une tentative mitigée de sonner plus contemporain et, fatalement, moins blues. Après quelques nouvelles fantaisies, en solo ou pas (l’inepte projet Blakroc, expérience raprock), les deux potes d’enfance sont réapparus fringants, gonflés d’influences funk et Motown : “Brothers” a été la preuve immaculée de cette mutation, explosion mainstream et grand disque de soul blanche. Succès planétaire, hype, Grammy Awards. “El Camino” était donc fébrilement attendu. Transforme-t-il l’essai ? Artistiquement oui, sans aucun doute. Annoncé comme un retour au rock and roll, “El Camino” tente en fait une excellente fusion, reprenant les options chaloupées du précédent album (choeurs féminins, basse épaisse, orgue vibrionnant) tout en adoptant un tempo plus enlevé, un son plus sauvage. La quasi-totalité de la face B est ainsi toute de groove méchant et de nonchalance lascive, façon “Miss You” des Stones : “Sister”, “Stop Stop”, ou la conclusive “Mind Eraser”. Plus remarquables encore, il y a ces moments où les Black Keys durcissent vraiment le ton. Sur “Gold On The Ceiling”, par exemple, bélier hard rock aux cornus phrasés évoquant le légendaire solo de Keith Richards sur “Sympathy For The Devil”. Ou “Little Black Submarines” qui pourrait être le “Stairway To Heaven” des natifs d’Akron : folk acoustique, puis décollage heavy. D’autres titres sont même totalement inhabituels comme “Money Maker”, oeillade garage survoltée, tronçonnée par un break tonitruant mêlant wah-wah et talk-box, ou bien “Nova Baby”, ultime chef-d’oeuvre du disque onirique, cosmique. Un sans-faute qui installait définitivement les Black
Keys dans la cour des très grands.