Graham Parker
“DON’T TELL COLUMBUS”
Quel rocker peut se vanter d’avoir signé cinq chefs-d’oeuvre pour autant de décennies ? Graham Parker ! Du pouce à l’auriculaire : “Squeezing Out Sparks” (1979), “The Mona Lisa’s Sister” (1988), “Acid Bubblegum” (1996), “Don’t Tell Columbus” (2007) et “Three Chords Good” (2012). Le compte y est. Poignée d’albums au sein de laquelle “Don’t Tell Columbus” mérite un sort particulier. D’abord parce que même les plus enragés des Parkeromanes ne rêvaient plus que leur idole puisse encore ceindre une couronne où brilleraient douze joyaux de pareil calibre — le précédent opus (“Songs Of No Consequence”) semblait par son titre même indiquer une forme de résignation, désigner une pente douce vers la retraite musicale. Ensuite, et surtout, parce que toute sa carrière se déploie ici, résumée et magnifiée. Depuis le très dylanesque “I Discovered America” en ouverture, hommage à l’une des influences les plus repérables de l’oeuvre et déclaration d’amour au pays d’adoption — GP s’est installé aux Etats-Unis dans les années 80 — jusqu’à “Total Eclipse Of The Moon” où l’amoureux de la nature s’incline, non sans une pointe d’effroi sacré, devant les forces de l’univers, comme il l’avait déjà fait dans “Howlin’ Wind” et “Thunder And Rain”. Entre les deux, du Parker au sommet pour agencer les mots et les notes dans ses registres de prédilection. La satire politique avec “Stick To The Plan”, mise en boîte de la politique étrangère de George Bush Jr. L’autoportrait ironique en citoyen indifférent à ce qui l’entoure, animé de la seule conviction qu’il vaut mieux baisser la tête que de la perdre (“Ambiguous”). La nostalgie de l’enfance et le souvenir des parents défunts avec le déchirant “Suspension Bridge”, en écho à “Blue Horizon” (sur “Deepcut To Nowhere” en 2001). Sans oublier un aussi féroce que fraternel portrait de Peter Doherty : “England’s Latest Clown”, nouveau salut de loin à l’île natale après “Nation Of Shopkeepers” sur “Your Country” (2004). “J’ai fait mon boulot, je pourrais m’arrêter là”, me dit un jour
GP à propos de “Don’t Tell Columbus”.
Le point d’arrivée se révéla un point de départ. La tournée qui suivit attira de nouveau les foules et quelques années plus tard, Graham Parker & The Rumour se remettaient à la colle. C’était reparti pour 50 ans et au moins cinq autres chefs-d’oeuvre.
“FLEET FOXES”
Tout alla très vite en cette année 2008. Les Fleet Foxes s’étaient regroupés autour de Robin Pecknold et Skyler Skjelset, deux copains du lycée de Kirkland, dans la banlieue de Seattle, autour desquels s’étaient agrégés des musiciens/ chanteurs comme le clavier Casey Wescott et le batteur Nicholas Peterson. Tous ces jeunes gens qui ne jurent (presque) que par les instruments acoustiques décrochent un deal avec Sub Pop en janvier. Ils font sensation au festival South by Southwest en mars, publient le EP “Sun Giant” en avril, puis ce premier album en juin, dont le succès va prendre tout le monde de court. A l’image de la pochette, une peinture de Bruegel du seizième siècle, l’univers sonore des Fleet Foxes semble appartenir à des temps immémoriaux. Sa clef de voûte réside dans la primauté des voix, entrelacées, tapissées les unes aux autres avec une finesse artisanale. C’est la pureté de cette sonorité primale qui saisit l’auditeur et l’emporte. Compositeur unique et chanteur principal, Robin Pecknold n’a pas écouté les mêmes disques que les gens de sa génération.
La ferveur céleste des harmonies vocales (“White Winter Hymnal”) est inédite depuis les grandes heures des Beach Boys ou de Crosby, Stills, Nash & Young (“Heard Them Stirring” et ses mélodies sans mots lorgnent vers le Crosby solo de 1971). Parmi leurs contemporains, les Fleet Foxes partagent avec My Morning Jacket le goût des voix nimbées d’écho. Le folk britannique des années 1970, mystique et champêtre, se perçoit dans les somptueux “Your Protector” ou “He Doesn’t Know Why”. Cette musique totalement fraîche, inattendue, va connaître un profond écho pour sa vertu simple et si rare : transporter. Un revival folk est annoncé par une presse anglo-saxonne dithyrambique, tandis qu’un demi-million d’exemplaires s’écoule aux Etats-Unis, plus de cent mille en Angleterre. Derrière, le groupe enchaîne les tournées, s’y éreinte, commence et recommence son deuxième album. Las, celui-ci, “Helplessness Blues” (2011), perd toute spontanéité au profit de constructions alambiquées, oublie qu’il n’est de salut sans mélodie. Des travers pas totalement rectifiés sur les efforts ultérieurs, enfantés entre deux périodes d’hibernation d’un Pecknold réalisant ses oeuvres de façon très solitaire, loin de l’impression de communauté des débuts.
“WAGONWHEEL BLUES”
Ceux qui ont découvert cet album à sa sortie en 2008 le considèreront toujours comme le meilleur du groupe. Si les deux suivants sont excellents ils n’emportent pas l’auditeur dans des sphères aussi lointaines. La mécanique devient assez répétitive et les rouages manquent d’aspérités. C’est après avoir rencontré le multi-instrumentiste Kurt
Vile à Philadelphie, qu’Adam Granduciel, fraîchement arrivé, fonde le groupe en sa compagnie. Ensemble, sur la base de bouts d’enregistrements et de samples accumulés par Granduciel depuis des années, ils inventent un son. Les synthés et les guitares forment des nappes trippantes d’inspiration shoegaze. Rythmés par le tchi ka boom d’une batterie souvent sous-mixée qui se superpose à une boucle minimaliste. L’horloge interne de cette musique n’est pourtant pas le batteur, mais la voix totalement dylanienne d’Adam. Il réussit l’exploit de mouliner des paroles souvent accusatrices, tout en créant une mélodie évidente. Il s’adresse à quelqu’un employant donc la deuxième personne du singulier : “Et toi tu es le genre de personne qui cache ses yeux du soleil/ Et dans votre monde seuls les forts survivent/ Mais je n’accepterai pas cela sans broncher” (“Arms Like Boulders”). Les préoccupations écologistes hantent le disque. Comme si le nom même du groupe dénonçait l’acharnement des gouvernements à faire la guerre à la drogue plutôt qu’aux destructeurs de la planète. L’aveuglement total des industriels dans leur course au profit. “Tu as l’air de me prendre de haut, d’être déconnecté de moi/ D’être un peu anxieux et un peu trop sympa/ Etais-tu en train de couper la cime des arbres l’un après l’autre ?/ Creusais-tu le fond de la mer pour trouver des diamants ?” (“Taking The Farm”). La structure de l’album paraît un peu alambiquée, mais logique dans son édition vinyle. On refait le voyage dans le sens inverse avec une impression de déjà vu. Le premier titre semble démarrer en cours de route et le passage instrumental “Coast Reprise” cite le formidable “Show Me The Coast” qui n’apparaît que sur la seconde face. Mark Kozelek (Red House Painters), assez moqueur, le décrit comme le groupe le plus blanc qu’il ait jamais entendu. On pense forcément au jazz et aux brumes opiacées de l’oeuvre de Coltrane sur les notes de saxophone du merveilleux “There Is No Urgency”.
“DEAR SCIENCE” TV On The Radio est aux années 2000 ce que les Pixies furent aux années 90. Un ovni. Le pénible ça ne ressemble à rien, je te jure leur sied d’ailleurs si bien... Car depuis 2004, on ne comprend toujours pas ce carambolage sonore païen de Brooklyn qui partouze nappes de guitares échappées du “Loveless” de My Bloody Valentine, afro-punk funk des Talking Heads, krautrock virant au post-rock, mondes parallèles à la Bowie, voix de fausset princière, bidouillages electro embryonnaires lorgnant vers “OK Computer” et ainsi de suite. Une bouillie zappaienne dont l’incongruité aurait amadoué la moustache de Frank… Moins strident et compact que ses deux prédécesseurs, “Dear Science” est tout aussi déroutant. Et génial. On y croise le fantôme fétiche de TVOTR, Bowie encore, abordé cette fois dans ses habits du funk trisomique qui parsème “Lodger” et “Scary Monsters” (flagrant sur “Crying” et “Golden Age”). Quand cette sensation de groove introverti et cérébral s’intensifie, les Têtes (afro) de Byrne ne sont pas loin (“Red Dress”). Mais plus que l’énumération déroutante des chromosomes de “Dear Science”, c’est leur association qui laisse béat. Vingt-neuf écoutes ne suffisent ni à capter toutes les trouvailles de la production de David Sitek, ni à percer le mystère de l’organe vaudou de Tunde Adebimpe. Encore moins de leurs chansons à tiroirs aux refrains grandioses (rappel de la règle n° 697 : pas de refrain, pas de chanson !). C’est la magie de cet album qui se crée un monde parallèle échappant aux boursouflures gerbantes de certaines de ses influences : trop de Fripp, de Zappa ou d’Eno brident l’énergie purement rock. Car même si TVOTR est un labo, c’est avant tout du rock.
“WOLFGANG AMADEUS PHOENIX”
Si la spécialité de Versailles était le fromage, on n’aurait pas besoin de faire tout un château du nouveau Phoenix. Mais le fait que ces quatre-là, pistés depuis le radiant “United” de 2000, soient originaires de la ville où logeait le Roi Soleil et où les Beatles ont joué avant l’Olympia, force la métaphore. Miracle, le seul groupe français qui signifie vraiment quelque chose sur la scène internationale (pour Air, on parle plutôt de duo...) revient avec un disque du calibre de son premier, tout en réussissant l’exploit de le faire sonner autrement. La contribution de Philippe Zdar (déjà producteur de “United”, pas un hasard...) est pour beaucoup dans cette prouesse, son talent étant avant tout de laisser le groupe respirer, s’exprimer et de lui façonner un son en béton désarmant. Cette fois, les quatre garçons dans le vent n’ont pas eu froid aux oreilles et, libérés d’un contrat d’une autre ère, ont décidé de lâcher tous leurs chevaux en même temps. D’où les allusions au classique (le titre du disque, la chanson d’ouverture...) ou ce “Love Like A Sunset” en deux parties (d’abord bidouillé puis finalement épique), passerelle lancée en milieu de disque et bel effort récompensé. Parce c’est dans sa nature, Phoenix ne délaisse pas totalement les allusions à ce rock fantasmé que, faute de mieux, on assimile encore à la west coast la plus chic des années 70 (“Fences”, “Lasso”, “Girlfriend”). Mais, comme Geyster, le groupe maîtrise son art au point de ne plus jamais dupliquer. Tous les chemins ont beau mener à “Rome”, on préfère celui qu’empruntent Thomas et sa bande, des téméraires pas arrogants qu’on airait certainement aimés sur la scène du Cyrano. Yeah, yeah, yeah.
“XX”
Le premier album des jeunes Londoniens de The Xx (20 ans) est sans doute le disque le plus soufflant de l’année, car le plus inattendu. The Xx, c’est le triomphe de la timidité, du murmure à la place des cris, du minimalisme, des chansons aux belles gueules d’atmosphère. C’est le retour d’un rock en monochrome. Concentré sur l’impression. Dilué dans ses ambiances. En 11 titres, The Xx effleure la techno dubstep qui repeint Londres en gris métallique, survole The Cure période “Seventeen Seconds”, caresse la soul blanchie d’Everything But The Girl, se trempe dans le blues de Chris Isaak. Il y a des boîtes à rythmes étouffées, comme à travers un voile (“Basic Space”). Il y a des guitares jouées sur une corde, pour ne pas déranger les spectres (“Crystalised”). Il y a surtout deux voix qui se frôlent, se touchent, puis s’éloignent. Le tout sur fond de difficulté générationnelle à communiquer quand on passe sa vie le nez collé à l’écran. Romy MadleyCroft, la fille, et Oliver Sim, le garçon, sont des enfants de ce siècle. Ils sont des petits frères de The Kills condamnés à la mélancolie et ils lancent des phrases terribles comme : “Nous vivons la journée à mi-temps et la nuit aussi.” Parce que le monde extérieur est sans pitié, ce quatuor a décidé de chercher un romantisme. Une révolution, un baiser, du sang, une chanson : du réel... Savoir que cet album faussement ralenti mais vraiment radical est celui sur lequel plein de personnes s’excitent est une excellente nouvelle. Dans le pire des cas, voilà un manifeste de l’adolescence qu’on n’enregistre qu’une seule fois et qui reste. Dans le meilleur,
The Xx annonce la promesse d’une nouvelle vague.
“THE SUBURBS”
Moins sombre que “Neon Bible”, paru trois ans plus tôt, les titres de “The Suburbs” sont imprégnés d’une profonde mélancolie. Les thèmes de la banlieue et de la ville sont récurrents, métaphores de la frontière entre ce que l’on était et ce que l’on devient. Sur le single “We Used To Wait”, Win Butler chante : “Maintenant nos vies changent vite/ J’espère qu’une chose pure peut durer” ou encore sur “Half Light II (No Celebration)” : “Toutes les villes ont tellement changé depuis que je suis gosse. Ces villes ont disparu.” La diction très Springsteen de Win, qui émergeait déjà sur l’album précédent, est criante sur certains titres (le très américain “City With No Children” ou “Month Of May”, quasi pastiche des Queens Of The Stone Age). Le groupe n’a pas froid aux yeux, plonge parfois de tout son être dans les années quatre-vingt (le jubilatoire “Sprawl II” croisement electro-disco entre Blondie et OMD, chanté par Régine), ou les fait ressurgir avec finesse par de subtiles touches de synthés (“We Used To Wait”, “Half Light II” et son clavier à la Pet Shop Boys). Dès la première écoute de ce disque, les chansons surprennent par leur qualité d’écriture. Certaines ont de véritables airs de grands classiques. “Deep Blue”, épique comme “Nights In White Satin” des Moody Blues et touchante comme “Don’t Let It Bring You Down” de Neil Young. Les univers parfois très cinématographiques laissent voyager l’auditeur, tout semble très ouvert et jamais indigeste en dépit des différentes strates sonores qui habillent certains titres. Les guitares ne sont pas fixées sur un style. On passe d’arpèges radioheadiens (“Ready To Start”) à des six-cordes électriques comme des larsens planants qui rappellent Robert Fripp ou même My Bloody Valentine (le génialement violent “Empty Room”, chanté par Régine). Sur le Pixies “Rococo” et son refrain entêtant, les violons sonnent comme des Sarangis indiens et créent une tension qui explose dans un grand final noyé de larsens. Win n’a jamais aussi bien chanté, avec une tendresse et un romantisme tout en retenue sur “The Suburbs (Continued)” chanson qui clôt l’album en reprenant au violon le thème de la chanson d’introduction. Des influences d’Europe de l’Est émergent sur le bouleversant “Sprawl I (Flatland)”, et ses violons légèrement tziganes : “Je t’ai cherchée dans tous les recoins de la terre”.
Avec ce troisième album, le groupe est définitivement entré dans la cour des grands.
“HALCYON DIGEST”
À la fin des années 80 c’étaient les Pixies, leur rock en constante apesanteur, leur mise sous tension permanente. Pour la décennie suivante, impossible de ne pas offrir à Pavement et son trio majeur (“Slanted & Enchanted”, “Crooked Rain, Crooked Rain”, “Wowee Zowee”) le rôle de guide de la nation indépendante. Pavement et sa capacité à emballer les chansons pop dans le je-m’enfoutisme de façade. Partant de cette brillante généalogie, la troupe de Deerhunter occupe aujourd’hui le terrain du plus grand groupe du monde que personne ne connaît. Sur son quatrième album, “Halcyon Digest”, la formation d’Atlanta fait plus que confirmer cette tendance. Deerhunter et son leader Bradford Cox concentrent désormais tout ce qu’il reste de différence au rock, maintenant que Katy Perry et Peter Doherty sont au même niveau de déglingue. Outsider en surface et mélodiquement supérieur, Deerhunter signe ici un retour pas réac’ du tout aux déclarations d’indépendance signées par Sonic Youth, Wire ou, plus récemment, Animal Collective. Dans un milieu du disque gagné par la normalisation, voilà une des dernières expériences de musique en provenance de la communauté indie et de ses codes sonores. Tout ici gronde en sourdine et dégage une ambiance rock aux confins de la claustrophobie. Il y a le blues à cran et minimaliste de “Earthquake”, il y a le saxophone déchirant l’espace en crissement glam sur “Coronado”. Il y a aussi et surtout “Desire Lines”, soit une des chansons les plus droguées aux anti-douleurs et obsédantes qu’on ait eu l’occasion d’entendre. Avec “Halcyon Digest”, Deerhunter prend place dans l’histoire récente de la marge électrique.
“COLOUR OF THE TRAP”
Miles Kane avait tout juste 25 ans, la gueule noiraude des héros classe ouvrière (quoi que cela puisse encore signifier) et une sorte de nonchalance spontanée qui le faisait ressembler physiquement à un mélange entre le John Lennon jeune et Jacques Dutronc. On lui doit des participations sous-estimées à pas mal d’excellents disques. Il a tenu la guitare au sein des Little Flames, puis emmené en rang serré le power trio psychédélique The Rascals. Il a surtout co-composé l’intemporel et impeccable album de The Last Shadow Puppets, en duo avec Alex Turner des Arctic Monkeys. Bref, Miles Kane est ce que le Nord de l’Angleterre a toujours couvé amoureusement à l’ombre de ses statues les plus nobles et emblématiques : Echo & The Bunnymen, The Pale Fountains, The La’s, The Coral... Pas pour rien donc que son premier album respire Liverpool par tous les pores. Il y a ici tout ce qui constitue le particularisme de cette ville : spontanéité, mélancolie, flambe, éléments marins... Son disque n’est pas dépourvu d’élégance. Mélodiquement lustré, d’accord, mais avant tout urgent. Kane flambe tout sur un feu de joie de douze chansons. Il fait son cinéma et convie d’ailleurs la comédienne française Clémence Poésy sur un titre sensuel dans la droite lignée tout en moiteur des chansons en duo interprétées par Lee Hazlewood et Nancy Sinatra. Il est ici question d’un rock splendide qui se débat entre l’arrogance de la jeunesse et le sentimentalisme des vieux sages qui ont déjà beaucoup vécu et pas mal dégusté quand il s’agit d’amour. Oui, il y a une voix entre la beauté à l’ancienne de Scott Walker et les poses de frappe des Arctic Monkeys. Dès l’ouverture, “Come Closer”, un riff prêt au combat à main nue marque le tempo. Tendu, le tempo. Sauf que cette introduction à “Colour Of The Trap” est trompeuse. Sur le carré d’as pop de ce disque (“Rearrange”, “My Fantasy”, “Quicksand”, “Inhaler”), le jeune homme propose une visite de tout ce que l’Angleterre compte de patrimoine mélodique. Il saisit à la gorge cet héritage sans jamais donner l’impression d’être écrasé par le poids de la tradition. Cette impression de maîtrise et de décontraction sonne encore plus poignante sur “Take
The Night From Me” et ses arrangements Cinecitta. Dans le paysage britrock de 2011, Miles Kane remplit à merveille le rôle du singer songwriter providentiel.
“GLAZIN’ ”
Comme des dizaines de groupes rock’n’roll émergeants de toutes les banlieues plus ou moins désoeuvrées que comptent les Etats-Unis, les Jacuzzi Boys ont longtemps galéré de maison de disque locales en micro-labels, publiant les singles 45 tours par centaine d’exemplaires et traversant le pays d’est en ouest an minivan. Assimilés à la meute des groupes lo-fi depuis leur premier album enregistré avec peu de moyens dans un brouillonne jovialité, les Jacuzzi Boys de Miami sont longtemps apparus comme des jeunes gens qui bridaient leur potentiel en s’abritant derrière une distortion étouffante. Alors qu’on se lassait d’entendre tous ces enthousiasmants jeunes combos américains se fermer des portes à trop vouloir persister dans un rock garage distordu, les Jacuzzis Boys ont décidé de franchir le Rubicon. En s’attachant les services de Bill Skibbe, ingénieur du son sur l’album de The Dead Weather et The Kills, le groupe a révolutionné son approche au risque de perdre son crédit auprès des parangons du cool underground. Il en résulte ce “Glazin’ ” à la production limpide qui met les chansons du groupe à l’honneur. Fonctionnant en trio, les Jacuzzis Boys ne sont pas du genre à donner dans la surenchère avec leurs instruments. Binaire et minimaliste au possible, leur approche rythmique est entièrement vouée à mettre en avant la force brute du groupe : les chanson, les chansons, et encore les chansons. Car en Gabriel Alcala, le trio possède un compositeur doué qui enrobeses problèmatiques adolescentes de mélodies entêtantes. Quand il déclare sa flamme avec candeur (“Crush”, “Automatic Jail”, “Glazin’ ”) ou qu’il évoque des sujets triviaux que la chaleur de Miami (“Cool Vapors”) ou ses vacances en Californie (“Los Angeles”), son sens de la mise en scène et son détachement sont irrésistibles. Interprétées avec énergie, précision et une décontraction toute floridienne, les chansons colorées des Jacuzzi Boys accrochent par la simplicité et l’efficacité de leurs lignes mélodiques. Ajouter à cela quelques gimmicks percutants, un chanteur facétieux au phrasé nonchalant et une concision bienvenue, on obtient une merveille d’album. Avec “Glazin’ ”, les Jacuzzi Boys envoyaient un message fort : sortez du lo-fi et rejoignez-nous vers la lumière !
“LA TAILLE DE MON AME”
Sa fascination pour les mythes rock était son moteur. Certains possèdent une carte de fidélité France Loisirs ; Daniel Darc, la sienne, c’était ces prénoms qu’il citait à tout bout de champ : Elvis, Keith, Lou, Iggy... Et le voilà dans les années 2000 à enregistrer des disques qui doivent finalement plus à Georges Brassens (qu’il détestait) qu’à Jim Morrison (vénéré). Nous lui demandions pourquoi. “Je ne vais pas chanter ‘J’ai pris mon flingue, je suis monté sur mon cheval, j’ai enfilé mon chapeau de cowboy et je suis allé buter un mec.’ Faut pas déconner. Johnny Cash, Kris Kristofferson, c’est de la chanson américaine. Moi, française. Je ne veux pas être présenté comme un de ses descendants, mais c’est normal que Gainsbourg soit cité par tout le monde : il a beaucoup de talent, et surtout, en France, aucun concurrent.”
Obsédé par le style, Daniel Darc a toujours eu un problème avec celui des albums qu’il a chantés. Il reniait l’electro-pop de Taxi Girl. Solo, “Sous Influence Divine”, “Parce Que”, “Nijinsky”, il cherchait, jamais n’était satisfait. Le style de son album le plus populaire, “Crève Coeur” ? Un emballage trip-hop qui serait au Blue Öyster Cult (groupe qu’il adorait) ce qu’Indochine est aux Cramps — rien à voir, au niveau son. Et qui Daniel recrute-t-il pour “La Taille De Mon Ame” ? Laurent Marimbert, surtout connu pour avoir fait les 2Be3. Contre toute attente : c’est là que Darc affine le style qui lui convient. Beaucoup de chansons ressemblent comme deux gouttes de Bavaria à du Gainsbourg, mais l’ex-Taxi Girl nourrit le tout des références qui lui sont propres. “My Baby Left Me”, titre d’un morceau interprété par Presley, se termine avec des scansions de “Heartbreak Hotel”. Encore le King dans “C’Etait Mieux Avant” (“Elvis versa un poison qui le réanima”), aux côtés de Jim Morrison (“Personne ne sortira d’ici vivant”), des Stones et Television (“J’ai peur des noix de coco depuis Keith Richards/ J’irai en enfer avec Richard Hell”), The Animals en introduction de “Quelqu’Un Qui N’A Pas Besoin De Moi”, titre qui rappelle Morrissey... “Je me demande si je suis devenu un vieux con, s’inquiétaitil. C’est une connerie, dire que c’était mieux avant, mais quand même : nos vingt ans, c’est une période où tout ce qu’on grave l’est profondément.” En tout cas, c’était mieux quand il était vivant.
“LONERISM” MODULAR
Kevin Parker est un type insaisissable. Souvent entouré d’une communauté de potes avec qui il a monté plusieurs projets psychédéliques délirants dans sa ville de Perth (dont les excellents POND), l’artiste australien éprouve cependant le besoin de s’isoler tel un ermite afin de donner vie à Tame Impala. “Innerspeaker”, il l’avait déjà conçu seul dans son home-studio et enregistré dans la réclusion d’une maison en bois perdue au bord de l’océan Pacifique. Pour “Lonerism”, Kevin Parker a encore enfanté l’album en solitaire et, en dehors de quelques interventions du claviériste Jay Watson, la seule personne à avoir réellement interféré dans la conception de l’album est Dave Fridmann qui s’est une nouvelle fois chargé du mixage. Parker a quitté les Antipodes. Sa retraite créatrice, il l’a effectuée à Paris dans un appartement où il s’est installé en 2011. Il y a rapatrié tous ses gadgets et imaginé l’essentiel de ce “Lonerism”, album qui relate l’isolation de son auteur par rapport au monde extérieur. Là où il célébrait jadis cet état de fait (“Solitude Is Bliss”), Parker semble aujourd’hui dépité face à son inaptitude sociale, comme en témoignent certains textes (“Why Won’t They Talk To Me”) et cette pochette qui montre le Jardin du Luxembourg vu derrière les barreaux de la rue Auguste Conte. Mélancolique mais pas dépressif, “Lonerism” est un album d’errance solitaire où l’auteur laisse son esprit créatif divaguer à loisir et trouve son salut dans des étrangetés électroniques à la Todd Rundgren (“Endors-Toi”) et des progressions d’accords lennoniennes (“Keep On Lying”). On se laisse happer par des mélodies d’une beauté renversante (“Apocalypse Dreams”) et des passages instrumentaux hallucinés. Le chanteur sait trouver l’équilibre parfait entre sons de synthétiseur rétro-futuristes et lignes de basse qui s’égrènent délicatement (“Feels Like We Only Go Backwards”). Quand on en viendrait à craindre que le propos ne devienne trop cosmique, Parker sait ramener tout le monde sur terre avec une scie heavy d’une efficacité redoutable (“Elephant”). “Lonerism” révélait un auteur/ compositeur/ interprète au sommet de son art, impressionnant dans la maîtrise des instruments qu’il pratique (tous !), touchant dans sa façon de chanter murmurée dans un souffle, éblouissant dans sa capacité à construire des mélodies d’un autre monde. Un magicien, une vraie étoile.