Alice Cooper
“KILLER” WARNER BROS
19 71
L’une des plus belles pochettes de l’histoire du rock que Dennis Dunaway, le bassiste, a enluminée de la main gauche. Huit titres, huit fantasmes pour la vie, huit trous noirs enfermés dans huit poches de réverbération, lourdes et turbulentes. Deux pièces de rock’n’roll furibardes, racoleuses, extravagantes, piègent l’auditeur au départ de chaque face, et le perdent ensuite dans une longue charade sans solution. Côté rock’n’roll : “Under My Wheels”, par exemple. Le solo impétueux qui lutte avec les cuivres est joué par Rick Derringer, non par Glenn Buxton. Pour la charade sans issue : “Halo Of Flies” notamment, trois tableaux indépendants que le groupe avait composés naguère et qu’il étuve dans la touffeur générale de l’album (ce groupe avait vraiment le génie de l’atmosphère). Entre les deux : “Dead Babies” et un pont somptueusement orchestré. Chargé d’une violence onirique, “Killer” est un exil dans le désert, une crête hors du temps. On aperçoit encore le passé d’Alice Cooper, on entrevoit aussi son avenir. Ce n’est plus le groupe de Dennis Dunaway, et pas encore la danseuse du chanteur Vincent Furnier. Les cinq musiciens sont à parité (à pentarité ?) : Furnier, Dunaway, Buxton, Neal Smith et Michael Bruce. On surprend encore deux ou trois références au rock anglais, une réminiscence des Kinks, un relent de King Crimson mais, s’il fallait faire valoir une ascendance, celle d’Ennio Morricone paraît la plus indiquée pour ce vitrail en 3D : facetté en surface et en profondeur, mosaïque de moments disparates, presque pompiers et, sous la voix, des moires instrumentales qui jaillissent par phosphorescence, une batterie sourde qui surnage en roulements titanesques, deux guitares en orbites hélicoïdales l’une autour de l’autre, et une basse chantante, magnifique, qui monte à l’octave et prend volontiers la contre-mélodie. “Killer” n’est pas un album expérimental, Alice Cooper et son producteur Bob Ezrin veulent plaire. Pourtant “Killer” reste un album insaisissable. Tous les titres sont faciles, les mélodies sont nettes et le son, très coloré (cuivres, cordes, choeurs, Moog, guitares burlesques, arrangements harmonieux), mais sa pop est très compliquée. Après quarante ans d’écoute attentive, on se demande encore qui sont ces gens et comment ils en sont venus à pondre un chef-d’oeuvre pareil.