Rock & Folk

Joni Mitchell

“BLUE” REPRISE

- BERTRAND BOUARD

Combien d’âmes en peine ce disque a-t-il consolées depuis quatre décennies ? Album étalon de la rupture amoureuse, “Blue” possède de mystérieus­es vertus, qui ne s’épuisent jamais vraiment. En 1971, Joni Mitchell traverse des temps troublés. Après des années de dèche au Canada, la chanteuse de l’Alberta, 28 ans, est devenue la nouvelle égérie féminine du folk américain, grâce à une série de succès dont “Woodstock”, offert à Crosby Stills Nash & Young. Relocalisé­e à Laurel Canyon, épicentre, alors, de la scène californie­nne, Joni côtoie de près le quatuor : après David Crosby, producteur de son premier album, Joni Mitchell vit une longue liaison avec Graham Nash. Lorsque celle-ci implose, Mitchell, dévastée, s’envole pour Athènes, s’immerge deux mois dans une communauté hippie en Crète qui lui inspire “Carey”, avant de passer par Paris et l’Espagne, où elle compose “California”. Ces deux chansons sont les plus enjouées de l’album qu’elle enregistre à son retour aux Etats-Unis, dans un grand état de confusion et d’anxiété. “Blue” s’ouvre par une déclamatio­n amoureuse où affleurent vite entraves et doutes, et le chant, d’une sidérante sincérité (voire l’incroyable climax sur le pont), transmet la moindre nuance de ces vertiges émotionnel­s (“All I Want”). Album du manque, du doute, de la mélancolie, “Blue” évoque la nostalgie de l’innocence enfantine à travers une mélodie pure comme la neige (“River”), l’abandon de sa fille, quelques années plus tôt (“Little Green”), les mises en garde cyniques d’amants passés (“The Last Time I Saw Richard”), l’amour irrépressi­ble même s’il fait saigner (“A Case Of You”). A ses confession­s très personnell­es qui choqueront certains — Kris Kristoffer­son lui reprochera de ne rien garder pour elle — la Canadienne fournit un écrin très épuré, s’accompagna­nt au piano, au Dulcimer ou à la guitare, avec l’appui ponctuel de James Taylor et Stephen Stills. Son jeu de guitare repose sur une multitude d’open tuning qui lui ouvrent un champ harmonique immense et permettent ses phrasés aériens si singuliers, qui commencent à lorgner vers le jazz et ses mélodies sublimes. Mise à nu totale, “Blue” transcende les fêlures de son auteure pour toucher à l’universel. Joni Mitchell ne baissera plus jamais la garde de la sorte et la chanteuse folk fragile glissera vers l’observatri­ce cinglante de ses contempora­ins en même temps que sa musique se jazzifiera.

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