Marvin Gaye
“WHAT’S GOING ON” MOTOWN
Comment passe-t-on du rhythm’n’blues endiablé de surprises-parties insouciantes des années 60 à des concept- albums fondateurs, des monuments intergalactiques de la soul des années 70 comme “What’s Going On”, “Talking Book”, “Superfly”, respectivement signés Marvin Gaye, Stevie Wonder et Curtis Mayfield, à savoir le pharaon, l’enfant-roi et l’entremetteur de la musique noire ? Comment tous ces gens, après avoir fait danser la planète sur des rengaines sautillantes, ont-ils accouché dans la dépression post-Woodstock de manifestes esthétiques et politiques aussi pertinents que visionnaires, généreusement utopiques qu’amèrement réalistes ? Dans la nullité révisionniste et dépolitisée d’aujourd’hui, le marketing tous azimuts de la culture, de l’histoire et du corps noirs butera sur ces trois noms, ces trois pyramides imprenables. On évitera de rappeler le mauvais goût de principe des innombrables reprises de “What’s Going On”, “Mercy Mercy Me”, “Inner City Blues” et autres splendeurs auxquelles se croiront autorisés choristes-baudruches et apprentis squatters de la FM dans les années 80 et 90 en souffrance d’un semblant d’étoffe. Quête d’une nouvelle spiritualité, ode à une fraternité interraciale défétichisée, délivrée du signe, des mystagogies de l’appartenance et de l’idéologie, souci du futur, respect de la femme, de la nature et de l’enfant, autant de thèmes portés par ce chef-d’oeuvre, de principes-espérance, que la culture MTV saura galvauder avec le cynisme publicitaire qui la caractérise. Marvin Gaye paiera de sa vie cette parole d’amour paradoxale, cette promesse d’ailleurs dans un monde moderne pourtant encore englué dans le puritanisme et la violence des égoïsmes. Il laissera néanmoins avec “What’s Going On”, “Let’s Get It On” et “I Want You”, un triptyque frémissant de sensibilité à l’infinitésimal, des compositions dont la perfection architecturale est aujourd’hui encore inexplicable, des arrangements harmoniques d’une audace stellaire tirant un parti inhabituel des contrechants qu’aucun Prince de la terre ne dépassera jamais. Il y avait quelque chose de la splendeur du couchant chez Marvin, quelque chose de la hauteur de vue du sage, comme si, au plus érotisant de l’inflexion vocale, il n’oubliait pas qu’amour, Dieu et femme ne sont que trois mots qui désignent en réalité la même chose.