Bob Dylan
“THE FREEWHEELIN’ BOB DYLAN” COLUMBIA
Au crépuscule du siècle le plus cruel de l’histoire de l’Homme, la vérité s’est faite de plus en plus évasive. Cette vérité vibrante que chacun pouvait trouver en parcourant les chemins de l’art et de la rébellion, de la négation et de la redécouverte de soi, est en passe d’être éradiquée par l’idéologie dominante de l’évasion et du profit. Ce cataclysme humain est la conséquence de la précipitation des événements qui commencent avec la généralisation de l’industrie et trouvent leur conclusion dans l’atrocité nazie, la bombe atomique et l’oblitération mentale dans la cybertechnologie et le spectacle permanent. Au creux de ce tourbillon a éclos la voix la plus poignante, la plus puissante et la plus perçante du siècle. Avec “The Freewheelin’ Bob Dylan”, l’écho de mille angoisses mortuaires et mille clameurs de liberté prend forme en 1963, en la personne de ce petit bonhomme de vingt-deux ans. La voix qui se détache de “Masters Of War”, “Bob Dylan’s Dream”, “Blowin’ In The Wind” et surtout du magistral “A-Hard Rain’s A-Gonna Fall” est celle d’un homme à la sagesse séculaire, en contact avec l’immémorial héritage chanté de père en fils dans les campagnes et les villes du monde entier. Une tradition non pas reproduite à l’identique comme par ces puristes folk aux myopes aspirations régressives, mais au contraire ressuscitée avec un pied fermement planté dans le monde contemporain, trouvant même dans les plus amères chansons d’amour (“Don’t Think Twice It’s Alright”, “Girl From The North Country”) plus d’éloquence littéraire que toute la littérature du siècle, Proust, Céline et deux ou trois autres exceptés. Avec ce disque, la culture de masse de l’aprèsguerre et du néo-néant vivait une épiphanie. Celle de sa culture ancestrale, déjà morte et sacrifiée sur l’autel du progrès qui, dans une ultime convulsion, donnait naissance à son dernier rossignol, son Verlaine final, son Rimbaud d’adieu, son Montcorbier condamné. Bob Dylan est encore vivant. Qui peut en dire autant ? Il doit en être le plus surpris, si même cette pensée lui vient à l’esprit. Cela fait plus de soixante ans que, tel un Mercure porteur de messages divins, un Prométhée venu transmettre le savoir aux hommes, Bob Dylan est né au monde avec cet album. Nous vivons tous dans son ombre.