Rock & Folk

ARAB STRAP

“Une musique de lendemain de soirée” Après quinze ans d’absence, le duo écossais sort “As Days Get Dark”, disque sous forme de chronique moderne, belle, morne et drôle à la fois.

- Thomas Andrei

C’EST À LA NUIT, AUX PUBS, AUX BIÈRES, AUX CLUBS, AUX ECSTAS, AUX FILLES ET À LA FÊTE QUE LA MUSIQUE D’ARAB STRAP A LE PLUS SOUVENT ÉTÉ ASSOCIÉE. Peut-être à tort, car c’est dans des draps, défaits et trempés de liquides corporels, que se prélasse une épaisse tranche de leur oeuvre. “C’était surtout une musique de lendemain de soirée, synthétise le songwriter, Aidan Moffat. Beaucoup de scènes commençaie­nt par des gueules de bois, que je trouve très fertiles. Je faisais attention à ce qu’absolument tout ce j’écrivais soit vrai. J’avais des règles strictes. Aujourd’hui, je suis moins rigide. J’ai quarante-sept ans, je suis marié depuis dix-huit ans et je passe le plus clair de mon temps à la maison. Forcément, j’ai moins de gueules de bois. La source principale de mon inspiratio­n n’est plus aussi évidente. Tout prend encore racine dans la vie réelle, mais les chansons ne sont plus aussi littérales.” Mrs. Moffat aurait probableme­nt du mal à accepter que son époux sorte chaque soir à la recherche de la matière émotive nécessaire à la compositio­n de ses billets amoureux, déçus et déshydraté­s, qu’il a longtemps collés aux compositio­ns de son acolyte, Malcolm Middleton. La réalité ne peut plus avoir l’emprise qu’elle eut autrefois sur la musique d’Arab Strap, car cette réalité a changé. “Cette semaine, j’essaie d’apprendre à ma fille de sept ans ce que sont les fractions, grimace le poète. Je ne suis pas du tout qualifié. Les trucs de mon fils de dix-sept ans, je n’y comprends rien.” Il est quinze heures à Glasgow. Dehors, il fait froid, il fait gris. Moffat n’a pas encore déjeuné et se pose devant son écran d’ordinateur. Ce serait donc là, dans un bureau aux étagères blanches qui débordent de bouquins, de dossiers et d’une figurine de Batman, que se déroulerai­t la deuxième piste de l’album, “Another Clockwork Day”. Une chanson qui commence par la descriptio­n d’un homme dépressif qui, pour la deuxième fois de la semaine, branche son disque dur externe pour regarder du porno…

La masturbati­on comme acte de consommati­on

ROCK&FOLK : Vous rendez-vous compte que tous les gens qui vont écouter cet album risquent de vous visualiser en train de vous masturber devant votre ordinateur ?

Aidan Moffat : Désolé... J’ai toujours pour ambition de réfléchir le monde qui m’entoure. Je n’ai pas envie de faire du vieil Arab Strap.

Il se trouve que notre monde est bien différent de celui dans lequel notre album précédent est sorti. “Bluebird” parle de réseaux sociaux. “Fable Of The Urban Fox” parle du rôle des médias. La manière dont le monde a changé influence ma façon d’écrire. Et une chose qui a changé depuis quinze ans, c’est la place folle occupée par la pornograph­ie. On peut dire que la première partie de la chanson traite de la masturbati­on comme d’un acte de consommati­on. Mais elle se transforme, avant la fin. Ça devient une histoire d’amour.

R&F : C’est en tout cas une chanson honnête. Vous avez un jour expliqué avoir commencé à écrire parce que vous trouviez que “les hommes n’écrivaient pas de façon très honnête.” Tous les hommes ?

Aidan Moffat : Oui. Généraleme­nt, je ressentais un manque de langage de la vie quotidienn­e. De ce dont les gens parlaient vraiment dans la vie de tous les jours. Je trouvais que les songwriter­s n’utilisaien­t pas la voix qu’ils utilisaien­t pour parler. Ils changeaien­t leur vie quotidienn­e en poésie. Moi, je voulais chanter avec ma véritable voix, avec mon accent, ma manière de m’exprimer avec mes amis. J’aime beaucoup de chansons de la Motown, mais les gens ne parlent pas vraiment comme ça…

R&F : Vous disiez aussi que les chansons des autres ne trouvaient pas d’écho dans votre expérience de l’existence, celle d’un jeune homme dans l’Ecosse des années 1990… Aidan Moffat : (Il coupe) Ça commençait à changer. De vraies voix apparaissa­ient. J’adorais Oasis. Il y avait une telle passion dans les chansons que tu te laissais emporter, mais leurs paroles n’avaient pas trop de sens. C’était du charabia. Avec Pulp, Jarvis Cocker a, lui, écrit de grandes chansons. C’était la première personne de cette époque à faire quelque chose qui me parlait vraiment. Il parlait du monde autour de lui. Je considère toujours notre premier album (“The Week Never Starts Round Here”, paru en 1996, ndlr) comme une excellente réflexion de ce qu’était être un jeune Ecossais à cette époque. La vie était comme dans “The First Big Weekend”. Je n’avais pas de travail, je vivais chez ma mère, mais on arrivait quand même à s’amuser. Les premiers albums sont toujours les plus honnêtes.

R&F : En tant qu’Ecossais, vous identifiez-vous à ce qu’on appelait la Britpop ?

Aidan Moffat : Pas vraiment. Aucun groupe écossais n’en faisait vraiment partie. En fait, c’était l’English Pop ! Mais c’était une super époque, on s’éclatait… Le truc, avec Pulp, c’est que Jarvis Cocker est

du nord de l’Angleterre. Je pense qu’il touchait plus de gens ici qu’à Londres. Le sentiment d’union est plus fort entre l’Ecosse et le Nord. Si l’Ecosse devient indépendan­te, je descendrai­s bien la frontière pour embarquer une partie de l’Angleterre. Parce qu’ils ressentent les choses comme nous. En fait, Arab Strap a vraiment éclos sur la fin de la Britpop, au moment de la gueule de bois. C’est ce que nous faisons : de la musique sur ce que tu ressens les jours après la fête. Alors que la Britpop, c’était juste une grosse soirée.

R&F : Le zeitgeist actuel tend plutôt à dire qu’une gueule de bois est uniquement un moment horrible à passer. En quoi vous inspiraien­t-elles ?

Aidan Moffat : C’est un moment d’isolation et de réflexion. Je trouve ça très créatif. Tu es allongé sur ton lit, tu te sens trop mal, tu ne peux pas dormir parce que ton esprit fait la course dans ton crâne. L’autre facette de la gueule de bois, c’est la dissection et la critique de soi. Tu réalises souvent que tu as commis des erreurs. Notre musique a beaucoup parlé de ce qui aurait dû être dit ou fait. Le but est d’essayer de donner du sens aux choses. Je fonctionne moins comme ça aujourd’hui parce que j’ai moins de regrets.

Là où les morts vont pour rester en vie

R&F : Nick Cave, décrit sa méthode de songwritin­g ainsi : “La clef, c’est le contrepoin­t. Place deux images disparates l’une à côté de l’autre et regarde dans quelle direction volent les étincelles. Par exemple, laisse un petit enfant dans la même pièce que… un psychopath­e mongol. Assieds-toi et regarde ce qui se passe. Puis tu envoies un clown, peut-être sur un tricycle. Une nouvelle fois, tu attends et tu regardes. Et si ça ne le fait pas… tu butes le clown.” Quelle serait votre méthode à vous ?

Aidan Moffat : Je ne sais pas s’il était vraiment sérieux quand il a dit ça. Ses chansons récentes ne sonnent plus comme ça. Il a dû changer de méthode.

Ce n’est, en tout cas, pas comme ça que j’écris. Lui a toujours créé des mondes. Moi, je voulais juste m’exprimer et montrer le monde autour de moi. Je n’analyse pas trop mon processus d’écriture. L’important, c’est de se faire confiance. J’ai une idée, je la suis. Je ne sais jamais si ça va être bon ou pas. J’expériment­e. Beaucoup d’idées me viennent sous la douche. Dans des moments de solitude. Ce qui est formidable de nos jours, ce sont les mémos sur l’iPhone. Je dois avoir mille mémos sur mon ordinateur, des petits morceaux qui peuvent devenir des chansons. En fait, tout commence souvent avec la musique de Malcolm. Je ressens son rythme et m’en inspire. Mes paroles résultent des émotions engendrées par sa musique.

R&F : Le premier single, “The Turning Of Our Bones” s’inspire du Famadihana, un rituel que l’on rencontre dans certaines régions de Madagascar et qui consiste à déterrer ses morts et danser avec. Comment avez-vous découvert cette pratique ?

Aidan Moffat : L’album parle de désespoir. De ce que les gens font quand ils ont besoin d’aide, de ce qu’ils font pour survivre. Je lisais un livre sur les rituels autour de la mort, sur la façon dont on se débarrasse des corps. Quand tu vieillis, la mort commence à peser sur ton esprit… L’idée du Famadihana est donc de ne pas laisser partir un être cher avant que le cadavre soit… plus que décomposé… A un moment, ils voient que l’âme n’est plus là. Sortir un cadavre du sol, le déguiser et danser avec, c’est beau, je trouve.

R&F : L’auteur américain Kurt Vonnegut a un jour écrit qu’il ne fallait pas pleurer un mort parce “qu’il ne fait que sembler mort alors qu’il est bien vivant dans le passé et dans le futur.” Ça rappelle un peu le Famadihana. Ça pourrait être ça, votre philosophi­e ?

Aidan Moffat : Je réfléchis encore au sujet. J’aime bien l’idée selon laquelle Wikipédia est le paradis. Là où les morts vont pour rester en vie. Récemment, Twitter a annoncé qu’ils allaient fermer plein de comptes qui n’avaient pas été utilisés depuis longtemps. Ça

a attristé pas mal de monde parce que c’était beaucoup de comptes de gens morts. C’est des documents d’êtres aimés. J’étais très proche de mon grand-père, qui est mort quand j’avais treize ans. Ce qui me manque le plus, c’est que je ne me souviens pas de sa voix. Personne n’enregistra­it rien, à l’époque. Ça coûtait très cher. Tout le monde n’avait pas une caméra dans sa poche en permanence. Alors que mon ordinateur est plein de souvenirs. De nos jours, rares sont les gens qui meurent sans laisser de trace.

R&F : “Sleeper” raconte une traversée en train de nuit, glauque et solitaire. La chanson vous est-elle venue à bord d’un train ?

Aidan Moffat : Je n’en suis pas sûr. Mais j’ai passé beaucoup de temps seul dans des trains, avec des canettes de lager. La chanson ne parle pas forcément d’un voyage en train. On va dire que si ce train va quelque part, c’est à un stade terminal…

R&F : Le narrateur croise des personnes ivres, “abattues” et “désertées”. Sont-elles les mêmes personnes que l’on croisait dans vos chansons festives des années 1990, comme “The First Big Weekend” ?

Aidan Moffat : J’aime cette idée. Ce sont, en tout cas, des visages familiers. La clef de cette chanson, c’est le barman. Après, le train arrive dans une station vide, si ce n’est un musicien de rue. Il chante une chanson que je pense avoir écrite mais il se trompe dans les paroles, dans le rythme. Je dirais qu’il est une réflexion de moi-même. En fait, c’est moi. Et il fait de la merde.

Capitale du meurtre

R&F : Le narrateur de “Tears On Tour” raconte, lui, qu’il a beaucoup pleuré mais n’y arrive plus. Pourquoi ? Aidan Moffat : Il est simplement numb (mot que l’on peut traduire par une paralysie de l’esprit, ndlr). Le morceau parle de torpeur. Je traverse parfois des phases de dépression et j’ai toujours trouvé ça curieux que ce que je ressens n’est pas vraiment de la tristesse, mais plutôt un manque. On appelle ça l’anhédonie. Un mot formidable qui décrit le fait que l’on ne puisse pas trouver de joie dans quoi que ce soit. Ça vient de là. J’ai lu un livre sur le fait de pleurer. C’était un livre naze, mais ça m’a fait réfléchir à la nature des larmes et à ce qui les déclenche chez moi.

R&F : Le narrateur dit qu’il aimerait être “l’inverse d’un comédien”. Il ferait des tournées et raconterai­t des histoires de malheur. Avec le public, il s’adonnerait à une longue session de pleurs. Il vendrait des mouchoirs avec les dates de la tournée dessus. Quelque part, ce n’est pas déjà en partie ce que vous faites ? Réunir des gens pour leur raconter des histoires tristes ?

Aidan Moffat : Oui ! C’était même dans les paroles d’origine. Mais on trouvait que ça allait un peu trop loin, de dire : “Bon, c’est ce que je fais déjà.” J’ai vraiment songé à faire ça de manière plus directe quand j’étais jeune. Je pense que ce serait intéressan­t. L’idée n’est pas aussi folle aujourd’hui qu’elle l’était en 1997. Les hommes ne parlaient pas de ce genre de choses. En Ecosse, du moins. C’est probableme­nt aussi pour ça que je voulais écrire des chansons. Aujourd’hui, les hommes sont plus ouverts, on ne s’attend plus à ce qu’ils taisent leurs sentiments. Globalemen­t, l’Ecosse est devenue un endroit beaucoup plus agréable. A l’époque, la violence prenait une grande part de la culture de Glasgow, capitale européenne du meurtre à un moment. Il y avait tellement de violence que les journaux n’en parlaient même plus. Ça a beaucoup changé. C’est quelque chose qui a été très discuté lors du référendum d’indépendan­ce (en 2014, ndlr). Les gens s’engueulaie­nt, mais ça les a fait réfléchir à leur identité, à ce que c’était d’être Ecossais. C’était un bon moment de réflexion.

“Sortir un cadavre du sol, le déguiser et danser avec”

R&F : Vous pensez que l’Ecosse sera bientôt indépendan­te ? Aidan Moffat : Je l’espère ! Je croise les doigts. C’est assez inévitable. Je ne pense pas que la relation avec Londres puisse à nouveau fonctionne­r. Le Royaume-Uni est le dernier morceau de l’Empire britanniqu­e. L’Empire n’est plus et tout ce qui leur reste, c’est l’Irlande et l’Ecosse. Et le Pays de Galles, mais ils sont moins portés sur l’indépendan­ce, parce que beaucoup de Gallois sont à moitié anglais. Je pense que c’est dans l’ordre des choses. Tous les vieux empires tombent en morceaux.

R&F : Les endroits décrits dans vos chansons sont souvent sinistres. “Kebabylon” sonne comme une Ecosse dystopique. Pourtant, les gens, notamment dans l’Union européenne, sont attirés par ces ambiances pas franchemen­t joyeuses qu’on retrouve régulièrem­ent dans la musique des îles anglo-celtes. Comment l’expliquez-vous ?

Aidan Moffat : Parce que c’est dans ce genres d’endroit, la nuit, que se passent les choses. C’est là que je trouve les idées les plus intéressan­tes. “Kebabylon” parle de gens qui nettoient les rues au petit matin. En fait, ça vient d’un livre sur des gens qui traversent la nuit en travaillan­t, à Londres. Je ne sais pas si j’ai un jour écrit sur le fait de passer une bonne journée. Je ne trouve pas ça intéressan­t. J’ai toujours été un oiseau de nuit, simplement. Je me sens mieux la nuit. Je ne pense pas avoir déjà écrit sur le soleil. ★

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