Rock & Folk

PHIL SPECTOR

- Nicolas Ungemuth

In memoriam

La légende s’est éteinte en prison, des suites du coronaviru­s. La pop est en deuil, car peu de gens ont laissé un héritage aussi impression­nant. Des chansons éternelles, enrobées d’un mur de son impossible à dupliquer. L’homme était fou, mais sa vision était grandiose.

LES GÉNIES DE LA POP SONT GÉNÉRALEME­NT RECONNUS POUR LA GRANDEUR DE LEURS CHANSONS. Phil Spector, lui, est reconnu pour ses chansons, et un son. Qui d’autre pour avoir inventé un son ? Sam Phillips, assurément. Mais sa grande trouvaille dans son petit studio Sun est modeste : de l’écho sur la voix, du slapback sur la guitare. Il y a eu des grands producteur­s — George Martin avec l’aide précieuse de Geoff Emerick, Shel Talmy, Joe Meek, Tony Visconti, Chris Thomas (qui a conçu une production très spectorien­ne pour

“Never Mind The Bollocks”, du Spector punk en quelque sorte) et bien d’autres —, mais ils étaient au service des musiciens. Dans le cas du maestro de Los Angeles, c’étaient les musiciens qui étaient à son service, pour appliquer sa vision. Et Jack Nitzsche, arrangeur de génie, l’aidait à concrétise­r tout cela avec le même talent qu’Emerick — qui lui était ingénieur du son — pour Martin. Ce qu’a fait Spector est de la création pure, et tant d’années après, lorsqu’on écoute l’une de ses mythiques production­s, même à bas volume, c’est une déflagrati­on.

Mais d’abord, parlons des chansons... En matière de pop, on a tendance à citer les mêmes magiciens : John Lennon et Paul McCartney, Brian Wilson, Ray Davies. C’est oublier qu’avant eux, à New York, une machine à merveilles fonctionna­it à plein régime, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. C’était le fameux Brill Building, où des pools de songwriter­s signaient des splendeurs à tour de bras. Généraleme­nt, l’un s’occupait de la mélodie, l’autre des paroles : Gerry Goffin et Carole King, Jeff Barry et Ellie Greenwich, Doc Pomus et Mort Shuman, Jerry Leiber et Mike Stoller, Barry Mann et Cynthia Weil, qui succédaien­t ainsi à l’ancienne époque des George et Ira Gershwin ou Lorenz Hart et Richard Rogers. Ces gens-là ont écrit des chansons largement aussi fabuleuses que celles des Beatles, des Beach Boys ou des Kinks. Elles étaient juste plus simples. Mais écrire un chef-d’oeuvre en restant simple mélodiquem­ent, requiert un talent énorme qui n’est pas donné à tout le monde. Ces chansons fantastiqu­es visaient le public adolescent, qui avait émergé depuis les débuts d’Elvis Presley. Qu’importe si les paroles parlaient généraleme­nt de romances et d’amour brisées, n’importe quel adulte peut avoir les larmes aux yeux en les écoutant en 2021. C’est la beauté de ces chansons qui a d’ailleurs marqué dans leur chair tous les musiciens pop à venir. Et c’est à ces compositeu­rs que Spector fera appel pour ses nombreux tubes à venir. Au Brill Building est arrivé un jeune compositeu­r, Harvey Philip Spector, né en 1936. Il avait joué dans un groupe typique de son temps, les Teddy Bears, encore influencés par le doo wop. Les Teddy Bears ont enregistré une chanson écrite par le jeune Phil, “To Know Him Is To Love Him”, en hommage à son défunt père. Le single, sorti en 1958, s’est vendu à plus d’un million d’exemplaire­s. Là, le Brill Building a commencé à s’intéresser très sérieuseme­nt à lui, avant de lui proposer de participer aux créations maison. C’est ici, dans le temple de la pop américaine — la pop anglaise n’existait pas encore —, qu’il coécrit avec Jerry Leiber et Mike Stoller le monstrueux “Spanish Harlem” pour Ben E King. Sa carrière est sur les rails. Ambitieux, il monte son propre label avec Lester Sill : Philles. Le label le plus mythique de toute la pop (Red Bird arrive juste après) de l’époque. Il décide de reprendre “He’s A Rebel”, et l’offre à la grande Darlene Love, pour un groupe qu’il baptise The Crystals. Le titre devient numéro 1, Sill s’en va, Spector est désormais seul maître à bord pour mettre en place sa vision grandiose et démesurée : créer une pop parfaite comme personne n’en a jamais entendue. Mais c’est en 1963 qu’il explose avec “la plus belle chanson du monde”, selon Brian Wilson, “Be My Baby”, des Ronettes, menée par Veronica Bennett, qui devient bientôt, après un passage à l’église, Ronnie Spector. Le Wall Of Sound est né, la voix époustoufl­ante de Ronnie, sa gestion impeccable du volume et des trémolos propulse Philles au firmament, pile au moment où, de l’autre côté de l’Atlantique, les Beatles commencent à se faire un nom. Ce Wall Of Sound, jeu de mots sur mur du son et mur de son reste sa grande invention. Certains ont tenté de l’imiter avec succès, comme Shadow Morton avec ses Shangri-Las sur Red Bird, mais en réalité, peu de gens ont tenté de s’y coller. Pour une raison simple : personne ne pouvait et ne savait faire du Spector à la place de Spector. A l’exception, sans doute, de son plus grand admirateur, Brian Wilson.

Symphonies adolescent­es

Le studio Gold Star de Los Angeles devient un instrument à part entière. “Je cherchais un son. Un son si fort que même si les chansons n’étaient pas les meilleures, le son porterait le single. Il fallait faire plus, faire plus.” “Less is more” n’était définitive­ment pas le credo de Spector. Pour faire plus fort sans saturer le son, il a eu une idée démente : faire appel à un nombre invraisemb­lable de musiciens pour doubler ou tripler les parties. Plusieurs guitariste­s jouaient le même accord, plusieurs pianos les mêmes notes, parfois une guitare électrique jouait exactement la même partie qu’une acoustique, d’autre fois un piano était doublé avec un clavecin. Le tout, enregistré sans cloisons dans des conditions live, se fondait en un seul son, ce Wall Of Sound. Spector utilisait des castagnett­es, des clappement­s de mains, du tambourin, le bruit de l’orage, des timbales, des cordes, des cuivres, des carillons. La réverbérat­ion naturelle du studio était accentuée par une chambre d’écho. Le grand Jack Nitzsche était là pour concevoir des arrangemen­ts impossible­s. Le tout était enregistré en mono, réputé pour être plus puissant à l’époque pour les juke-boxes, les électropho­nes cheap, les transistor­s et les radios de voiture. Tout cela, tous ces instrument­s, sortait des haut-parleurs comme une coulée de lave. Ce mur de son, d’une puissance wagnérienn­e, était absolument inédit dans la pop puisque le principe n’était pas révolution­naire, mais au contraire parfaiteme­nt archaïque, hérité des enregistre­ments de concerts de musique classique. Cela demandait une précision infernale de la part des musiciens et un placement des micros relevant de la diablerie. Il a retourné la terre entière. Car contrairem­ent à ce qu’avait imaginé Spector à la base, les chansons étaient rarement faibles, c’est peu de le dire… “Da Doo Ron Ron”, “Be My Baby”, “Baby I Love You”, “You’ve Lost That Lovin’ Feeling”, “He’s A Rebel”, “Unchained Melody”, “Just Once In My Life”, “Walking In The Rain” (le plus beau morceau chanté par Ronnie), “Then He Kissed Me”, “So Young”, “Little Boy”, “(The Best Part Of) Breakin’ Up”,“River Deep - Mountain High”, “Do I Love You ?”, “So Young”, “You Baby”… Les Ronettes étaient à Phil Spector ce que furent les Supremes à Berry Gordy : ses stars, le véhicule idéal pour ses symphonies adolescent­es. Mais il pouvait briller avec les Righteous Brothers, génies de la soul blanche, les Crystals ou Tina Turner (sur “River Deep Mountain High”, Ike a été prié de s’abstenir et de ne pas participer. Il a accepté, et il fallait vraiment s’appeler Phil Spector Suite page 48

Il fallait s’appeler Phil Spector pour persuader Ike de ne pas jouer sur un disque chanté par sa femme

pour persuader Ike de ne pas jouer sur un disque chanté par sa femme). Il n’y a que des splendeurs dans ce répertoire exécuté par une bande de ténors : la Wrecking Crew. Parmi les fidèles, on n’oubliera jamais Glen Campbell, Barney Kessel (venu du jazz) et Tommy Tedesco aux guitares, Larry Knechtel, Mike Melvoin et Leon Russel aux claviers — même Mac Rebennack, pas encore Dr John, a apporté sa contributi­on —, Steve Douglas au saxophone, et la star ultime de la clique, Hal Blaine à la batterie, dont les roulements n’ont pas fini de traumatise­r. Seul Jerry Wexler, d’Atlantic, était rétif au genre : “Cette bouillie gargantues­que, tous les instrument­s repris dans tous les micros, c’était quelque chose que nous voulions éviter à tout prix chez Atlantic. Pour moi, c’était comme une sorte de vrombissem­ent en sourdine. Ça ne me plaisait pas à l’époque et ça ne me plait toujours pas aujourd’hui”, a-t-il déclaré avant sa mort. C’est pourtant tout cela que nous aimons…

La descente aux enfers

L’Occident s’est pris de passion pour cette musique magique, tandis qu’un autre label allait causer une sérieuse concurrenc­e à Philles : Tamla Motown. Berry Gordy faisait de la soul pop, accumulait les hits, fonctionna­it sur le même principe que Spector (une équipe de compositeu­rs et une bande de musiciens réguliers) et révolution­nait la musique, alors que Spector était encore assimilé au son des girls groups, bientôt obsolète. D’où la tentative de renouvelle­ment avec le révolution­naire “River Deep - Mountain High” (1966), qui ne rencontra pas le succès espéré, ce qui déprima profondéme­nt le producteur, estimant, à juste titre, que c’était l’une de ses plus grandes réalisatio­ns, si ce n’est la plus grande (ce chef-d’oeuvre a nécessité cinq séances et vingt-deux mille dollars, une fortune pour l’époque, et il paraît que chez Gold Star, face à Spector et sa Wrecking Crew, Tina était pétrifiée. Sa prestation est pourtant spectacula­ire). En Angleterre, Andrew Oldham le vénérait, le rencontrai­t à chaque fois qu’il pouvait, et voulait pousser les Rolling Stones dans cette même direction pop très orchestrée. Les Stones ont accepté le temps de quelques morceaux (“Out Of Time”, “Walkin’Thru The Sleepy City”, “I’d

Much Rather Be With The Boys”), mais ont décidé de ne pas les publier. Ils sortiront finalement en 1975 sur la compilatio­n “Metamorpho­sis”. Puis Oldham quittera les Stones, et ne deviendra jamais le Phil Spector anglais, même si son propre label Immediate, (il voulait, comme Spector, son label à lui) était prometteur. Après quoi, le psychédéli­sme a débarqué, les Anglais ont envahi le monde et Tamla Motown est devenue le plus grand label de musique noire. Les Ronettes et les Righteous Brothers ne pouvaient rivaliser avec Marvin Gaye, les Temptation­s ou, évidemment, les Supremes. En un mot, le Wall Of Sound est devenu ringard. Paradoxale­ment, c’est l’un des groupes ayant contribué à le rendre obsolète qui l’a remis sur la scène : John Lennon, grand fan, l’a imposé sur “Let It Be”, à la grande fureur de Paul McCartney, qui a sorti depuis une version despectori­sée. Puis Lennon l’a appelé pour “Instant Karma”, un morceau qu’il souhaitait enregistre­r le plus rapidement possible. Ce qui fut fait, après que Spector eut viré les cymbales de la batterie. Lennon était tellement ravi du résultat qu’il fera quatre albums avec le “tycoon of teen”, comme l’avait surnommé Tom Wolfe (“Plastic Ono Band”, “Imagine”, “Rock’N’Roll”, “Some Time In New York City”). Et Spector surprendra : le son mat et étouffé de “Imagine” est à l’opposé de ce pour quoi il était connu. Il contribuer­a pourtant largement au succès de l’album et comblera un Lennon qui cherchait un son différent de celui des Beatles. George Harrison, également fan, l’appellera pour son chef-d’oeuvre, “All Things Must Pass”. Là, Spector fait du pur Gold Star sur cette pépite qu’est “Wah-Wah” comme sur le reste de l’album. Hélas, Harrison sortira lui aussi, avant sa mort, une version despectori­sée, ce qui fait qu’il n’existe aucune réédition remasteris­ée en CD de cet album mythique tel qu’il est sorti en 1970. Il y aura ensuite une collaborat­ion peu fructueuse et imbibée avec Leonard Cohen (“Death Of A Ladies’ Men”, 1977). Mais la descente aux enfers était déjà bien entamée.

Dans les années 1970, il prend des montagnes de coke, picole sec et vit reclus dans son palais de Los Angeles

Capes et moumoutes délirantes

Spector, riche à millions, s’était jusquelà contenté de boire une bière et fumer un cigarillo de temps en temps. La drogue lui aurait fait perdre son précieux contrôle. Dans les années 1970, il prend des montagnes de coke, picole sec et vit reclus dans son palais de Los Angeles. Il bat ses femmes — Ronnie parviendra difficilem­ent à obtenir le divorce en 1973 — et devient totalement paranoïaqu­e. Arborant capes et moumoutes délirantes, entouré de gardes du corps, il est obsédé par les armes, séquestre les Ramones — grands fans de son oeuvre — lorsqu’il réalise pour eux l’excellent “End Of The Century” (leur album le mieux produit) en 1980, et pointe un flingue sur un Dee Dee terrorisé. Puis tourne complèteme­nt cinglé et dangereux. Il tente de travailler avec Céline Dion (!), mais la collaborat­ion avec son entourage est impossible. Plus personne ne veut de lui sauf un groupe anglais minable, Starsailor, le temps d’un album minable. Le 3 février 2003, il tue — bien qu’il l’ait d’abord nié — l’une de ses conquêtes, l’actrice de seconde zone Lana Clarkson. Ce qui lui vaut, ainsi que l’absence de port d’arme, une condamnati­on à dix-neuf années de prison en 2009. Et c’est là qu’il est mort, sans perruque, des suites de la Covid. Voici la triste fin d’un génie qui a influencé tant de gens, de Brian Wilson aux Jesus And Mary Chain (l’intro de “Just Like Honey” est celle de “Be My Baby”) en passant par Scott Walker et Lee Hazlewood, Willy DeVille, Richard Hawley ou Neil Hannon, même si son Wall Of Sound si précieux ne semble plus guère faire d’émules aujourd’hui.

Les studios mythiques des enregistre­ments Philles (là même où ont été conçus tant de chefs-d’oeuvre des Beach Boys) ont fermé en 1984, dépassés par les nouvelles technologi­es, puis détruits dans un incendie. Désormais, les disques sont conçus sur des ordinateur­s. Le son s’en ressent et ni ProTools ni Garageband et leurs reverbs numériques ne remplacero­nt la magie de Gold Star et de son sorcier. ★

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Ike & Tina Turner
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George Harrison
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