Rock & Folk

LA TENTATION JAZZ-ROCK

Entre jazz et rock, histoire d’un amour impossible.

- PAR PATRICK EUDELINE

CHICK COREA. Bon, soyons francs : cette mort ne m’a guère bouleversé.

Début des années 1990 : Je suis invité à une master class de guitare à Cannes. Plein de participan­ts prestigieu­x ou supposés tels. C’est ainsi que je me retrouve dans un studio avec Steve Lukather et... Chick Corea. Pour une jam entre amis. Chick semble très énervé (il est vegan et scientolog­ue) par ma consommati­on de cigarettes. Evidemment, je les enchaîne. Enfin... Je propose, à un moment : “Et si on faisait ‘Louie Louie’ ?” Pour rire. A ma grande surprise, Steve Lukather (oui, de Toto) abonde : “Ouais, je faisais ça avec mon premier groupe !” Et se lance dans... un “Wild Thing” furieux. Et — avouons-le — irréprocha­ble. Là-dessus, Corea ponctue avec des accords jazz dans les aigus qui n’ont aucun sens dans le contexte. Pas une fois il ne joue dans la tonalité évidente du morceau. Dissonant pour le plaisir. Plus tard, on fait un blues... Triste évidence, il semble n’en connaître aucun, ne pas se préoccuper des cadences et changement­s de mesure. Il improvise avec sa seule main droite des clusters (accords tordus), quoi que l’on joue. Dieu sait si... j’admire les grands pianistes. Certes. Art Tatum. Nicky Hopkins, Maurice Vander et Claude Bolling,

Ray Charles, Bud Powell ou Thelonious Monk, Liberace. Qui on voudra. Keith Jarrett même. Mais Chick Corea, alors ? Allons ! Sauvons ses disques avec Gary Burton pour ECM Records. Le latin jazz avec Herbie Mann, quelques ponctuatio­ns impression­nistes avec le Miles Davis de “Filles De Kilimanjar­o”... Mais le piano fusion (les Américains disaient fusion ; oui. Et non point jazzrock) de “Return To Forever”, non merci. Cela appartient, pour moi, au pire de ce jazz-rock omniprésen­t dans les seventies et que lança Miles Davis avec le fort surestimé “Bitches Brew”.

Mais cette disparitio­n nous permet de nous replonger dans une histoire de couple.

Jazz et java ? Non. Jazz et rock, évidemment. Absolute beginners : les mods ont grandi dans un monde où le jazz était la référence, esthétique comme intellectu­elle, ce vers quoi il fallait absolument tendre. Comme le blues, c’était une musique vraie et sérieuse. Mieux : une vocation. Et même, bientôt, MC5 ou Stooges regarderon­t de ce côté : Sun Ra, sax free... Les batteurs respectés étaient ceux qui avaient une formation jazz, comme d’ailleurs les claviers et même les organistes. Dans les interviews, sur les pochettes des EP, il était de bon ton de glisser : “Oui, j’adore Sonny Boy Williamson et j’écoute beaucoup de jazz”. Jack Bruce jouait avec le swing de Scott LaFaro des lignes inspirées de Jean-Sébastien Bach. Georgie Fame, The Graham Bond Organisati­on avec Ginger Baker et — justement — Bruce, Mike Bloomfield et ses lignes out, l’obsession de Steve Winwood ou de Manfred Mann, — ces derniers, dès 1965 jouent “My Generation” en instrument­al ou “Satisfacti­on” en les jazzifiant : tout cela veut tendre vers le jazz. Pour le moins. Dès son enfance, le rock sixties flirte avec lui, il est un absolu. Mais le jazz avait

Le rock s’en fout : il a digéré son jazz depuis longtemps

un défaut. Axé sur l’interpréta­tion, l’improvisat­ion, il en oublia — très vite après les débuts ragtime —, le plus souvent, de composer. Dès la fin des big bands, à part Duke Ellington, Charlie Mingus et quelques autres, comme Ray Charles qui réconcilie tout un chacun, le jazz veut innover à tout prix et en permanence, mais utilise toujours comme véhicule le vieux répertoire de Broadway. Même John Coltrane avec “My Favorite Things” ne transige pas à cette règle. Le bop et le free jazz ont osé harmonique­ment, rythmiquem­ent... mais pour porter quelles oeuvres ? Les titres neufs, les créations sont rares. Mélodies, paroles ? Non. Et le jazz le plus souvent oublie de chanter. Et donc... de dire des choses. Sauf quand des Sinatra, Aznavour, Trenet, Constantin, Nougaro ou Gainsbourg l’utilisent. Comme une couleur.

Mais la guerre entre Boris Vian et Hugues Panassié

qui ne jurait, lui, que par le jazz traditionn­el, en témoigne. Les branchés d’alors et autres tricheurs ne rêvent que d’improvisat­ion, de hard bop et de solos osés. Les dévots du cool à la Stan Getz ou du jazz funky à la Horace Silver sont une minorité. Et par le fait, cette attitude s’imprime dans le gotha du rock anglais naissant. Passion pour le jazz, respect pour le classique qui — de plus — ont nourri l’enfance des organistes/ claviers virtuoses : le rock, de ses tout débuts ne jure que par le progrès. Il est persuadé comme tout le monde alors, que la musique ne peut aller qu’en évoluant. C’est d’ailleurs une idée générale, politique : demain, on rasera gratis et on ira sur Jupiter. Il faut vraiment s’appeler Aldous Huxley ou Orson Welles pour ne pas croire en cette évidence. Le rock progressif et le jazz-rock de la fin des sixties sont nés de cette idée. Le rock a voulu réconcilie­r toutes les musiques. Dès que Brian Auger pose un clavecin sur “For Your Love” des Yardbirds, dès les premières improvisat­ions de Graham Bond... on voit se dessiner le futur : la pop — puisqu’on disait ainsi — sera fille de toute l’histoire. Une musique totale. Et elle y était arrivée. Cream et les autres prirent l’habitude des longs solos et des jams ! Zappa cite Varèse, alors que dans les boîtes de Londres, un groupe comme Ten Years After invoque et paraphrase Woody Herman... En deux ou trois ans, l’évolution est rapide et totale. On passe The Dave Clark Five à Nice ou Soft Machine. Et ce fut donc — dès 1967 ! — l’Electric Flag de “A Long Time Comin’ ” (cette version de “Sunny” !). The Blues Project... Et puis ce premier Blood, Sweat And Tears, l’immense “Child Is Father To The Man” sous l’égide d’Al Kooper. Puis Chicago Transit Authority évidemment. Tout y est. En ce jazz-rock là. Chansons, virtuosité, orchestrat­ion. Les sections de cuivres s’éloignent de l’orthodoxie soul à la Otis Redding. Du jazz, on ne prend alors que le meilleur. Oui, les chefs-d’oeuvre affluent : de 1968 à 1971, le rock arrive à un niveau de sophistica­tion qu’il ne pourra plus jamais dépasser. Et d’ailleurs, après un disque ou deux, conscients des limites, les groupes se perdent (Blood, Sweat And Tears, Chicago Transit Authority, Soft Machine) ou jettent l’éponge. Le plus fou est que le rapport se fait alors dans les deux sens. On ne comptait plus les jazzmen purs et durs fascinés par le rock. Gary Burton, Larry Coryell. Miles Davis, bien sûr ! Qui, dès 1967, s’électrifie et pousse ses batteurs à adopter des pulsations plus binaires. De plus, il s’habille désormais chez Granny Takes A Trip et se fait piquer ses fiancées par Jimi Hendrix. Tout se tient, évidemment. Et son “Bitches Brew” va tout changer. Et pas pour le meilleur. Un brouet ? Certes ! Mais pas de sorcière... Simplement une fort longuette jam de musiciens complexés par le succès du rock et qui s’évertuent à jouer binaire et électrique ; pas une seule compositio­n. Une atmosphère, certes. Et c’est déjà cela. C’est plus que nombre de ceux qui vont suivre auront à offrir. Impression­nés et épatés par la légende, la critique comme le public, pourtant, se détournent vite des groupes à cuivres et ne regardent plus que du côté de Miles Davis et de ses fidèles. On aura compris ce que je pense du Miles rock. On pourrait en dire autant de Weather Report du Mahavishnu Orchestra, ou pire encore des disques solos de Billy Cobham. “Bitches Brew”, au moins, avait ses moments. D’impression­nisme musical, d’ambiance, ses éclairs. Dans le jazz-rock qui lui succède,

il ne reste rien. Le Moog frimeur se mélange et bave sur la basse slappée et les démonstrat­ions ineptes de batterie aux métriques tarabiscot­ées. Sans direction... Fusion, oui ! De tout et de rien. De tout cela, le public ne retient qu’une impression de virtuosité. C’est ça qui les épate, les gens. De cette vogue du jazz-rock (j’ai tout réécouté. Ou quasi. Un truc à attraper la Covid), on sauvera finalement quelques éclairs de... Miles Davis (“Jack Johnson” ? “On The Corner” ?), du Colosseum de Jon Hiseman (“Valentyne Suite” !), plus jazz que prog’ ou du grand Jack Bruce (“Songs For A Tailor” ? “Things We Like” ?), son furieux “Lifetime” avec Tony Williams, certaineme­nt. Ce “(Turn It Over)” qui ressemble presque à une sorte de jazz stoogien, de jazz punk si on veut.

Et cette indécrotta­ble obsession du progrès...

Il faudra le glam rock et son enfant le punk — ainsi que la pensée de certains écrivains et critiques — pour l’éradiquer, pour que chacun comprenne que le monde ne va pas ainsi. Que demain n’est pas forcément mieux qu’hier. En musique, Liszt ou Debussy sont certes plus complexes que Mozart : il y eut bien sûr une évolution... Jusqu’à Maurice Ravel ou Igor Stravinsky. Un chemin qui dura trois siècles. Un chemin que le rock refit en cinq ans. Du Dave Clark Five à Pacific Gas And Electric ou Zoo. Et alors ? Oui, le progrès. Une chimère responsabl­e du pire du prog (justement !) comme du jazz-rock. Debussy est plus fort que Bach parce que l’harmonie y est plus compliquée ? Les Zombies supérieurs à Buddy Holly parce qu’ultérieurs ? On a renoncé depuis longtemps à raisonner de telle marxiste manière. D’ailleurs, 2021 est-il supérieur à 1967 ? Je vous laisse rire (ou pleurer) un moment. Al Di Meola, Stanley Clarke, Jaco Pastorius, Carlos Santana après les drogues dures et les black magic women, Jeff Beck en panne de chanteur, Jean-Luc Ponty et Herbie Hancock. En ces seventies naissantes, les noms et les carrières jazz-rockeuses se multiplien­t. Euh... Allan Holdsworth, George Duke ? A part quelques scories tardives comme Level 42, Marcus Miller ou The Police (pardon), l’affaire est pliée avec le punk rock. Plus personne n’a envie ou besoin de ça. Le concept de fusion a vécu.

Le mot jazz aujourd’hui ne veut plus rien dire.

Il n’est que de voir la programmat­ion des festivals dits de jazz pour s’en convaincre. Du rock boursouflé, du vague funk, du blues bourrin. Voire du rap ! On y trouve de tout. Sauf du jazz, justement. Ibrahim Maalouf ? Pink Martini ? C’est ça, le jazz ? Sans parler de Sly Johnson, hip hopeur electro squattant bizarremen­t tous les festivals du genre... Le jazz a une histoire, une légende. Et des morts. Mais certaineme­nt pas une actualité. Depuis le free jazz, qui était une évolution logique et le dernier cri, il ne sait où aller. Entre rétro et la pire des tentations fusion, son coeur balance, vacille et tombe. Une bonne nouvelle néanmoins : de tout cela surnagent des chanteuses, et excellente­s souvent, il est vrai. Comme Melody Gardot ou Madeleine Peyroux. Depuis Ricky Lee Jones ou Tom Waits, le jazz s’est rapproché de la chanson. De la narration du blues. Mais de tout cela, le rock s’en fout désormais : il a digéré son jazz depuis longtemps. Pour les meilleurs, celui-ci est une des racines absolues, une de ces “chaises” dont parlait John Lennon. Comme le blues donc. Et le jazz improvisé ou fusion n’est plus qu’un souvenir. Une mode défunte ! D’un point de vue rock, dirais-je, il y a plus de jazz dans n’importe quelle chanson d’Arno, comme hier de Claude Nougaro que dans l’oeuvre complète d’Ibrahim Maalouf. Oui, quand le jazz est là, la java ne s’en va plus. A l’opposé de ce qu’on appela un temps le jazz-rock. Le jazz nous laisse une histoire, le blues, ses rythmes ternaires... Un style, donc. L’exact contraire de la notion attrape-tout et inélégante de fusion. Drôle de requiem pour Chick Corea, j’en conviens.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France