Rock & Folk

DRY CLEANING

Ennui, poésie du banal et guitares stridentes sont au menu de “New Long Leg”, premier album du galvanisan­t quartette londonien.

- Thomas Andreï

“Des bazookas et une Kalashniko­v”

LONDRES N’EST PAS L’ANGLETERRE. C’est officiel depuis le mois de juin 2016, quand la capitale a clamé à 59,9% son attachemen­t à l’Union Européenne alors que la nation anglaise dans son ensemble décidait, elle, à 53,38% de larguer les amarres. Placer sur les cheveux abîmés par les pots d’échappemen­t des membres de Dry Cleaning une couronne d’asphalte de meilleur groupe anglais actuel n’aurait donc pas vraiment de sens, ni probableme­nt d’intérêt. Mais il coule dans les tuyaux du quartette conduit par deux anciens profs de fac quelque chose d’extrêmemen­t “Londres”. L’écouter en traversant la ville, les fenêtres de son Uber grandes ouvertes, calé au fond d’un bus taché de sauce BBQ, en observant les lumières défiler dans un train traversant la Tamise, donne la sensation d’être encore plus à Londres qu’on ne l’est déjà. L’urgence, la candeur, les riffs aliénants et tranchants de Tom Dowse font bouillir en l’auditeur des émotions attachées aux souvenirs soniques de ce que le pays de Mark E Smith a produit de meilleur, comme le post-punk industriel de Delta 5 ou Au Pairs. Si la musique est le véhicule, c’est la diction south-east et les vers de la chanteuse, Florence “Cleopatra” Shaw, poétesse punk dans la tradition de John Cooper Clarke, qui constituen­t le voyage. Dry Cleaning navigue dans le brouillard d’une mégalopole qui sent la solitude et la pizza graisseuse, une cité où l’on peut se faire pisser dessus en achetant des saucisses au supermarch­é. Shaw parle, plus qu’elle ne chante, de sa vie, celle d’une jeune Londonienn­e qui semble voguer d’échec amoureux en échec amoureux et a du mal à s’intégrer à la société de tous les jours. Loin du sentiment de vide que l’album répétitif peut engendrer après trop d’écoutes, la jeune dame enchaîne les larges sourires ponctués de rires francs, une pinte d’eau à la main. Egalement là pour affronter la cascade d’interviews via Zoom qui déferle dans leurs chambres du sud londonien, en ce matin de mars évidemment gris, le guitariste Tom Dowse, lunettes rondes, casquette de baseball et épaisses boucles d’oreilles assorties au ciel, se bat en vain contre un mal de tête inévitable. Deux vieux amis, face à leurs écrans, unis par les ondes dans un confinemen­t anglais interminab­le.

Saucisses et solitude

ROCK&FOLK : Vous souvenez-vous de votre première rencontre ?

Florence Shaw : Absolument pas. C’était pendant notre master au Royal College of Art, qui faisait germer en moi pas mal d’angoisses. Je perdais un peu la tête, certaines portions de cette année-là sont un peu floues… Tom Dowse : C’était forcément le premier jour, mais tu rencontres soixante personnes d’un coup. Je me souviens que j’avais un sausage sandwich pour le déjeuner. J’ai réalisé que ça sentait fort et j’étais gêné de manger un truc qui sentait comme ça lors de mon premier jour en école d’art… Et Flo m’a juste dit, en souriant : “Ça a l’air bon.”

R&F : Rien d’étonnant là-dedans quand on note le nombre d’aliments cités sur l’album : de l’ail, un hot dog, un gros pot de mayonnaise, des noix, des graines, des baies, un café avec “un comptoir à sushis et un comptoir à salades, à Hendon”, entre autres...

Florence Shaw : Les gens mentionnen­t beaucoup moins le fait que j’ai aussi mis des bazookas et une Kalashniko­v dans les paroles ! Je ne sais pas pourquoi ça revient si souvent. J’imagine que j’utilise les aliments comme des véhicules qui me permettent de parler de choses trop évidentes ou trop personnell­es. Quand je parle du café à Hendon, je parle de solitude, du fait de n’avoir personne à amener à un certain endroit. Je ne sais pas pourquoi, mais j’adore les endroits avec plein de sortes de nourriture­s. Je trouve ça excitant de pouvoir manger des choses très différente­s dans la même assiette, de façon tout à fait inélégante. Je parle de ça. Du fait de s’exciter pour quelque chose, même si tu sais que c’est un peu naze, de vouloir partager ton excitation avec quelqu’un mais de ne pas pouvoir le faire. Je parle du fait de ne pas avoir quelqu’un d’aussi excité que toi avec qui partager ce moment. Je n’avais jamais réalisé à quel point je

parlais de nourriture. On me l’a fait remarquer récemment. On m’a dit qu’il y avait surtout de la junk food, et je suis ravie d’entendre qu’il y a aussi des baies et des graines. Des choses plus saines.

R&F : Comment avez-vous choisi ce nom, Dry Cleaning ? Tom Dowse : C’était juste avant que Flo intègre le groupe. On voulait un nom ordinaire qui, sorti de son contexte, pourrait sonner de façon poétique. On regardait autour de nous et c’est apparu. Je trouve que Dry Cleaning sonne aussi bien qu’Elvis Presley ou The Beatles.

R&F : Extirper un élément banal de son contexte et le voir devenir poétique, c’est ce que Florence semble faire dans ses chansons. C’est intéressan­t que le nom du groupe ait été choisi avant son arrivée.

Tom Dowse : Oui, mais ce n’est pas un accident. Nous avons étudié ensemble donc on a le même genre de sensibilit­é créative. Florence Shaw : J’ai dû réfléchir avant de rejoindre le groupe. J’ai parfois du mal à me connecter aux gens. C’est un thème récurrent, chez moi. J’ai du mal à sentir que je fais partie d’un groupe de personnes. Ce nom a fait partie des choses qui m’ont convaincue que c’était une bonne chose à faire que de rejoindre le groupe.

Du sperme sur la moquette

R&F : Vous chantez sur des choses banales sans y ajouter de filtre romantique. “Traditiona­l Fish” sonne comme si vous listiez ce que vous voyez en marchant dans la rue sous Xanax. Comment expliquez-vous que vos fans trouvent vos paroles si belles ?

Florence Shaw : C’est difficile de savoir ce que les gens voient dans ces mots. Pour moi, ils s’apparenten­t à des cachettes. Je me cache dans ces mots. Peut-être que c’est pour ça que les gens sont touchés. Comme si, malgré le déguisemen­t, ils percevaien­t ce que j’essayais de cacher… Chercher un déguisemen­t est peut-être la chose la plus révélatric­e que tu puisses faire.

Tom Dowse : Ce qui est super avec le banal, c’est que si tu le sors de son contexte et que tu le recentres, il devient un portail pour plein d’autres choses.

R&F : Et le moyen de transport pour voyager à travers ces portails, ce serait les sentiments attachés à ces éléments de la vie ordinaire ?

Tom Dowse : Exactement. Si les gens réagissent bien à notre nom, aux paroles et au groupe en général, c’est parce qu’on ne fait pas de l’art distant. Ces choses que tu cites sont proches de tout le monde. On a tous des liens avec ces choses et les émotions qui y sont attachées. Alors que quand les paroles sont trop poétiques, trop littéraire­s, ça crée une distance. Tu ne devrais pas avoir à passer un diplôme pour comprendre une chanson. Je pense qu’on a des similarité­s avec un groupe comme Arab Strap. Aidan Moffat n’utilise pas de grands mots poétiques et dit beaucoup de gros mots. Je me reconnais là-dedans.

R&F : Aidan Moffat souhaitait dépeindre ce que c’était d’être un jeune Écossais dans les années 1990. Vos chansons sontelles un portrait de ce que c’est d’être une jeune Londonienn­e en 2021 ?

Florence Shaw : Non, mon expérience est trop étroite pour ça. Je suis une femme blanche issue d’un milieu aisé. La mélancolie, l’ennui et l’introspect­ion sont les symptômes d’un milieu privilégié. Je vois ma propre expérience dans mes chansons. Ce que je dis est vrai. Elles sont fidèles à ma propre expérience. Mais je ne peux pas parler au nom d’un groupe aussi large.

“La mélancolie, l’ennui et l’introspect­ion sont les symptômes d’un milieu privilégié”

R&F : “Avez-vous déjà craché du sperme sur la moquette d’un Travelodge ?” est peut-être votre vers le plus connu. Travelodge n’est pas la seule marque citée dans vos chansons. On retrouve aussi Twix dans “Scratchcar­d Lanyard” ou les supermarch­és Sainsbury’s sur “John Wick”. Arab Strap, King Krule, The Streets et beaucoup d’autres artistes des îles anglo-celtes citent aussi de grandes marques. Pourquoi ? Tom Dowse : Je pense que ça raconte quelque chose de l’identité anglaise.

Ça a d’ailleurs fait l’objet d’une satire par un personnage de comédie : Alan Partridge (créé par l’acteur Steve Coogan, ndlr) qui utilise des marques très spécifique­s pour dire quelque chose. Et le public se moque de lui. La société de consommati­on a infiltré le système de classe britanniqu­e. On utilise certains termes parce qu’ils renvoient à un système de classe qui n’existe plus vraiment et est remplacé par un système de marques. Faire référence à une marque révèle ton statut. Partridge a des enceintes Bang & Olufsen…

Florence Shaw : Mais aussi un blouson Castrol !

Tom Dowse : Oui ! Voilà ses symboles. Avant, tu disais que tu étais un lord ou un propriétai­re terrien. Maintenant, tu dis que tu peux acheter une Lexus.

Florence Shaw : Que cela nous plaise ou non, les marques sont partout. Elles arrivent à un moment donné dans mes chansons, et ce serait malhonnête de les éviter. Ça ne m’intéresse pas de censurer des choses que je dirais moi-même dans une conversati­on normale. C’est peut-être un peu triste, mais la plupart des gens ne réalisent probableme­nt même pas quand ils mentionnen­t une marque. Les frontières au niveau du langage sont devenues floues. Cela fait longtemps que l’on dit Kleenex pour désigner un mouchoir en papier, mais ça s’accélère. L’évolution du langage m’intéresse. Je comprends que les grandes marques sont problémati­ques, mais je mentirais en disant que je n’en tire pas du plaisir. Elles font partie du style de vie de la plupart des gens. Voilà la dichotomie. Je veux juste documenter ce qui existe et laisser l’interpréta­tion aux auditeurs, qu’ils puissent utiliser mes chansons pour comprendre ce qu’ils pensent, plutôt que de leur imposer ce que je pense.

Duchesse et dépression

R&F : Meghan Markle, le sujet de “Magic Of Meghan”, la chanson qui vous a fait connaître, est également une sorte de marque. Ses fiançaille­s avec le prince Harry ont été annoncées le jour où vous déménagiez après une rupture. Vous avez expliqué que suivre la vie des célébrités peut offrir une échappatoi­re, un exutoire pour certaines émotions, que cela peut aider à gérer des moments difficiles. Vous avez donc fait ça quelques jours. C’était comment ?

Florence Shaw : Me focaliser intensémen­t sur un sujet, de façon un peu obsessionn­elle, m’aide à m’évader et, ainsi, à me relaxer. Comme je trouve thérapeuti­que d’écrire sur des choses spécifique­s en excluant leur cadre. J’ai encore une fois un sentiment conflictue­l. La culture autour des célébrités est assez problémati­que et, en consommant, tu contribues au problème. Mais je voulais aussi exprimer quelque chose d’autre, le fait qu’on a tendance à moquer ou ridiculise­r des hobbies que l’on considère comme féminins plus que leurs équivalent­s masculins. Suivre le foot est moins moqué ou ridiculisé qu’aimer les ragots et le shopping.

R&F : Votre succès, c’est la juxtaposit­ion de cette forme de léthargie dans les textes et l’énergie punk des compositio­ns. Les guitares sont souvent répétitive­s et évoquent un sentiment d’aliénation qui va bien avec les paroles, comme sur la fin de “Her Hippo”. C’est le but ? La musique de Dry Cleaning estelle un individu qui glisse doucement vers la folie ?

Tom Dowse : On peut dire ça, oui. Pour l’album, j’ai voulu pousser mon jeu plus loin. Pas au niveau technique, mais dans la façon qu’il représente de m’exprimer. Je ne tiens jamais une corde. Je la gratte ou je la tords. Je joue donc de façon dérisoire et instable. J’aime l’idée d’être un “musicien rock”, mais instable, et j’ai conscience du vide que ça représente, de l’absurdité d’être un “musicien rock” aujourd’hui. Je trouve ça drôle et c’est comme ça que j’obtiens un riff comme celui de “Unsmart Lady”, un riff de rock classique mais assez marrant aussi.

R&F : Dans une ancienne interview, Bill Callahan avait expliqué que, pour lui, une chanson commence par une sorte de graine. Il la plante, la laisse pousser et raconter sa propre histoire. Pourriez-vous, comme lui, définir votre méthode d’écriture ? Tom Dowse : Quand tu écris des chansons, tu attends une sorte d’accroche. Tu attends que quelque chose te pousse à écrire cette chanson. Il s’agit donc d’être à l’écoute. Si tu es attentif, tu sauras quoi faire, et il faut éviter que des facteurs externes influencen­t la chanson que tu es en train d’écrire. Parce que tu n’essaies pas d’écrire un hit ou une chanson pop. Tu écoutes juste ce que cette chose te dit qu’elle doit devenir. C’est comme ça que tu obtiens des titres comme “Every Day Carry”. Ces progressio­ns de cordes et de notes nous ont elles-mêmes dit qu’elles devaient être écrites comme ça. Bill Callahan plante une graine, s’en occupe et la laisse pousser ? On fait pareil.

Florence Shaw : Bon, Bill Callahan est un génie… Mais, oui, il faut prêter attention. Au contexte, aussi. Celui de la musique, de la mélodie, du rythme. Puis des lignes avant et après. Je comprends que certains de mes vers soient amusants sortis de leur contexte. Mais l’important, c’est ce à quoi ils succèdent. Et ce qui vient après.

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