Rock & Folk

JOHN LENNON

Un coffret colossal pour célébrer, avec un an de retard, le cinquanten­aire de C’est aussi celui de sa renaissanc­e, un acte de résistance aux Beatles et à leur effondreme­nt, et une déclaratio­n incandesce­nte à Yoko Ono, la flamme de sa vie.

- Jérôme Soligny

ILS ONT EU BEAU SE REVOIR QUELQUES FOIS DANS LES ANNÉES 1970 (et notamment en avril 1974 lorsque, à Los Angeles, la dernière photo connue d’eux ensemble a été prise), c’est bien Paul McCartney (et de facto, les Beatles) que John Lennon était en train d’extraire de son système au moment où il a écrit et enregistré les chansons de son premier véritable album après la séparation. Après ? Le mot est un peu trop précis car, de l’avis des décédés (quand ils s’exprimaien­t) et des survivants (qui sont désormais muets sur le sujet), la fin du groupe est un curseur flottant, positionna­ble au gré des faits, des souvenirs, des emportemen­ts (à l’époque où il y en avait) et des rancoeurs (dont la ténacité s’est érodée).

Pot aux roses

On sait que, effectivem­ent, les Beatles n’ont plus jamais été quatre en séance aux EMI Studios ou ailleurs, après le 20 août 1969, jour où ils ont mis la touche finale à “I Want You (She’s So Heavy)”, et établi l’ordre définitif des chansons de “Abbey Road”, leur dernier album enregistré (“Let It Be” n’est que le dernier paru) ; mais jusqu’au début du mois d’avril de l’année suivante, du temps sera réservé pour eux, du côté gauche du passage protégé lorsqu’on remonte vers le nord de Londres. Dans le dos de McCartney au départ, un certain Phil y achèvera, à la demande de Lennon, la “spectorisa­tion” des enregistre­ments du projet avorté “Get Back”. Personne ne conteste, aujourd’hui, que c’est bien la dernière semaine de septembre 1969 — après que Paul a signé, à contrecoeu­r, le nouveau contrat préparé par Allen Klein les liant, en groupe et en solo, à EMI —, que John a annoncé à ses collègues qu’il quittait la formation. Seulement, sur les conseils de Klein et de McCartney, cette décision qu’il aurait prise un peu avant le concert donné à Toronto avec un groupe improvisé baptisé Plastic Ono Band (c’est également sous ce nom qu’est paru, début juillet 1969, “Give Peace A Chance”, le premier single hors Beatles de Lennon, enregistré un mois plus tôt, à l’arrache, dans la chambre 1742 du Queen Elizabeth Hotel à Montréal), le leader du groupe a fait le choix de ne pas l’officialis­er. Résultat, c’est Paul qui va faire découvrir le pot aux roses au monde entier, en avril 1970, à la publicatio­n de son premier album solo à lui (si, évidemment, on ne tient pas compte de la BO du film “The Family Way” de 1966). Les copies de “McCartney” envoyées à la presse quelques jours avant la parution ont été accompagné­es d’un communiqué dans lequel, sur la pointe des mots, il laissait entendre que, pour sa part, le rêve était terminé. Lennon aura beau utiliser l’expression le premier dans “God”, le titre le plus poignant (pas encore un réquisitoi­re à la “How Do You Sleep”, plutôt une exposition de la nouvelle donne) de son album qui paraîtra huit mois après celui de McCartney, ce dernier, en s’attribuant l’effet d’annonce, lui a bien coupé l’herbe sous le pied.

Femme de caractère

Paul McCartney, aux yeux et oreilles de John Lennon, c’est un peu le pacte qu’il a passé avec le Diable, juste après leur première rencontre, en juillet 1957. Dans l’interview fleuve donnée à Jan Wenner en décembre 1970 (et parue sous la forme de deux longs articles dans Rolling Stone début 1971 et, plus tard, dans un livre, mais en version condensée), il confirme qu’il a choisi de faire rentrer le gaucher dans son groupe pour le renforcer. A son éventuel détriment. Paul étant “meilleur que les autres musiciens” qu’il avait alors, il n’était pas impossible que, tôt ou tard, il lui fasse de l’ombre. Dans une moindre mesure, c’est de manière similaire et pour la même raison qu’il a

intégré George Harrison, ce “putain de gamin” que McCartney lui a présenté. Le groupe de Lennon ne s’appelait pas encore les Beatles, mais celui-ci souhaitait déjà qu’il soit le meilleur. Pour quelques intégriste­s, les Fab Four sont morts le 29 avril 1966, sur la scène du Candlestic­k Park à San Francisco. Ça a été leur dernier concert ; celui sur le toit de Apple Corps. — interrompu par la police — à la fin de la décennie relèverait davantage du happening que d’une véritable prestation. Pour d’autres, ce serait l’année suivante, au décès de Brian Epstein. Le groupe travaillai­t alors sur la bande-son de “Magical Mystery Tour”. En vérité, dans l’esprit de John Lennon et comme l’a souligné Klaus Voormann durant l’interview de cet article (un Zoom organisé pour la presse mondiale avec le staff de Abbey Road et d’Universal qui travaille sur les rééditions), les Beatles, en tant qu’entité, se sont désagrégés, miette à miette, à chacune de ces dates, et à d’autres, cruciales aussi, comme ce fameux 9 novembre 1966. A la galerie Indica de Londres, l’artiste japonaise Yoko Ono, son aînée de sept ans, a été présentée à John Lennon par John Dunbar. Le leader des Beatles a grimpé à l’échelle, regardé dans la longue-vue et lu “Yes”, le mot de trois lettres qui l’a, le verbe n’est pas trop fort, ébranlé. Au cours des années qui les ont menés au mariage en 1969, Lennon, dans son esprit et son coeur, a laissé Ono (qui a assisté à la plupart des séances d’enregistre­ment de son mari, ce qui n’a pas toujours enchanté les autres Beatles) se substituer à McCartney et à son groupe. Frustré et surtout malheureux, l’essentiel de sa vie, de ne pas avoir été élevé par sa mère et de l’absence de son père (qui réapparaît­ra en pleine Beatlemani­a, puis mourra en 1976 en paix avec son premier fils ; quelques vers de “Mother” lui sont directemen­t adressés), John, comme pour exorciser ses propres démons, a vécu la première moitié des années soixante en brûlant toutes les chandelles par les deux bouts (il qualifiait les Beatles en tournée de “Satyricon”). En faisant abstractio­n de l’épisode Lost Weekend (de 1973 à 1975, il est allé vérifier, d’abord à Los Angeles puis à New York, dans les bras de May Pang, que l’herbe n’y était pas plus verte), c’est auprès de Yoko qu’il a trouvé la forme de stabilité à laquelle, sans le savoir, il aspirait. Surtout, et ça fera jaser, il a connu, avec elle, le grand amour. Total. Exclusif. Irrésistib­le. En devenant officielle­ment John Ono Lennon (il a viré le Winston entre ses nom et prénom), il a prouvé à Yoko qu’il en avait besoin pour être vraiment John. Croire en lui, c’était croire en elle. Après sa tante Mimi (la soeur de sa mère qui l’a élevé), Yoko Ono a été la seconde femme de caractère de la vie de Lennon. Dans l’intimité de leur couple, il l’appelait souvent… “Mother”.

Splendides contradict­ions

Curieuseme­nt (ou pas), lorsque John Lennon entre aux EMI Studios avec Phil Spector, Klaus Voormann et Ringo Starr fin septembre 1970, c’est dans l’idée d’enregistre­r, de manière très rudimentai­re, la poignée de chansons qu’il a écrites au cours de l’été précédent. Il reconnaîtr­a avoir apprécié de travailler sur “Sgt. Pepper” avec Paul McCartney (leur dernier véritable effort collectif selon lui) mais, notamment parce qu’il trouvait ses propres compositio­ns meilleures, il lui préférait le “White Album”. En revanche, il n’était pas fan de la production (Lennon ne retravaill­era plus avec George Martin après “Abbey Road”). Pourquoi avoir voulu requérir, pour ce premier album solo (les “Unfinished Music” et “Wedding Album” ont été attribués à John et Yoko), les services du maçon sonore Spector ? Alors réputé pour étoffer le son avec prises multiples, notamment de choeurs et de cordes (roublard sur les bords, il n’a pas signé les orchestrat­ions de l’album “Let It Be” ; des deux arrangeurs John Barham et Richard Hewson, sollicités pour “I Me Mine” et “The Long And Winding Road”, seul le second apparaîtra dans les remercieme­nts), Phil a été, dans “John Lennon/ Plastic Ono Band”, sous-employé. En rupture totale, donc, avec celui de “Let It Be”, le son du disque se rapproche de ce qu’entendait Paul pour “Get Back”, et finalement de “McCartney”, aussi mis en boîte sans débauche d’artifices. Dans la forme, c’est flagrant, les frères ennemis ont enregistré des premiers 33 tours assez similaires. Dès les suivants (“Ram” pour l’un et “Imagine” pour l’autre, commercial­isés à quelques mois d’écart en 1971), la production reprendra non pas le dessus, mais au moins ses droits. Sur le plan des textes en revanche, là où McCartney est souvent un couteau à beurre, John est un cutter. “Mother”, “Hold On” ou “Isolation” sont aussi explicites que leurs titres ; “Well, Well, Well” s’achève par des cris comme chez Janov ; “Look At Me” (dont la musique date pourtant du séjour des Beatles en Inde où Cynthia, la première épouse de John, l’avait accompagné) et “Love” sont ouvertemen­t adressées à Yoko. Considérée comme un chef-d’oeuvre de contestati­on par beaucoup, “Working Class Hero” l’est probableme­nt, mais montre aussi Lennon dans ses splendides contradict­ions : alors qu’il déclare dans “God”, à la fin de la seconde face, “ne plus croire en Zimmerman”, Bob Dylan et le folk américain de la première moitié du siècle dernier sont l’inspiratio­n majeure de cette chanson.

“John était très heureux à l’époque” Klaus Voormann

Evidemment, l’emploi de l’adjectif “fucking” embarrasse­ra EMI et les radios. John, lui, libre d’enregistre­r sèchement et de cracher des gros mots, se prendra pour un vrai rebelle.

Univers créatif

Photograph­ié par le mime américain Dan Richter (“assistant” du couple à cette époque) sous un arbre du parc de sa résidence de Tittenhurs­t Park, John Lennon repose naturellem­ent sur Yoko Ono sur la pochette du disque, devenue aussi légendaire que son contenu. Assimilant cette mise à nu à un nouveau départ, la presse musicale, dans sa majorité, va encenser le disque, mais le public lui préférera “McCartney”, et surtout “All Things Must Pass” (pourtant triple, et donc cher), le premier album de chansons de George Harrison (“Wonderwall” et “Electronic Sound” n’étaient qu’instrument­aux). John a souvent déclaré que son premier disque était son favori (il estimait que les chansons, dessus, étaient “réalistes et vraies comme ‘In My Life’, ‘I’m A Loser’, ‘Help!’ ou ‘Strawberry Fields’ ”), un avis généraleme­nt partagé par les amateurs de son art. Cette réédition immersive permet d’évoluer dans l’univers créatif de Lennon à un moment charnière de son existence, mais fait également regretter que, au cours de la maigre décennie qui lui restait à vivre, il n’ait plus été en mesure de faire à nouveau preuve d’une telle intensité.

Coffret Super Deluxe “John Lennon/ Plastic Ono Band” (Universal) Egalement réédité en versions CD, double CD et double vinyle.

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