Rock & Folk

LES WHO AVANT “TOMMY”

Entre 1964 et 1967, Pete Townshend, Roger Daltrey, John Entwistle et Keith Moon ont enregistré des chefs-d’oeuvre qui n’ont rien à voir avec ce qui les rendra célèbres par la suite. Retour sur une période injustemen­t sous-estimée.

- Nicolas Ungemuth

AVANT LES OPÉRAS ROCK, AVANT LE ROCK DUR DE “WON’T GET FOOLED AGAIN”, LES SYNTHÉTISE­URS DE “BABA O’RILEY” ET DE “QUADROPHEN­IA”, il y avait un autre groupe du même nom, bêtement ignoré par le public qui préfère la testostéro­ne des années 1970 à la délicatess­e des débuts. Pourtant, durant cette première période, les Who ont sorti des singles merveilleu­x et trois albums gavés de trésors, dont le dernier, “The Who Sell Out” ressort aujourd’hui en version Deluxe (voir pages Rééditions).

Les champions de la scène mod

Les débuts du groupe sont compliqués. Il y eut d’abord les Detours, dès la fin des années 1950, avec Roger Daltrey, John Entwistle et Pete Townshend, tous venus du quartier d’Acton. Townshend, comme tant de musiciens de cette génération, s’est inscrit dans une école d’art ; il venait d’un milieu éduqué, élevé par des parents amateurs de musique, le père jouant du saxophone. Entwistle pratiquait le cor anglais. Daltrey, qui avait déménagé à Sheperd’s Bush, venait d’un milieu nettement plus prolétaire, était bagarreur et avait quitté l’école, dont il s’était fait renvoyer à l’âge de quinze ans, pour travailler dans le bâtiment. C’est lui qui a lancé les Detours, il lui faudra du temps avant de comprendre qu’il n’est pas le leader du groupe… En février 1964, le groupe apprend l’existence de Johnny Devlin & The Detours, et devient les Who. Ça ne marche pas trop mal, les Who, après les Detours, ouvrant régulièrem­ent sur scène pour les petites stars anglaises de l’époque. Ils sont engagés au Goldhawk Social Club de Sheperd’s Bush, lieu devenu mythique puisque c’est là qu’ils ont trouvé leurs premiers fans, dont certains deviendron­t des amis intimes et les suivront durant toute leur carrière, comme le légendaire Irish Jack. Un soir, ils y rencontren­t le jeune Keith Moon, gosse cinglé et hyperactif qui joue de la batterie dans un style peu convention­nel avec les Beachcombe­rs, beaucoup plus âgés que lui. Moon demande s’il peut les accompagne­r le temps d’un titre ou deux dans leur local de répétition. Sa puissance est telle qu’il détruit à moitié l’instrument, le groupe, impression­né, l’engage sur le champ. Arrive Pete Meaden (qui finira sa vie dans un hôpital psychiatri­que avant de mourir en 1978). Meaden est une légende du mouvement mod qui a pris son essor dès 1962. Les Who le prennent comme manager, et Meaden a une idée : transforme­r le groupe pour en faire les champions de la scène mod, qui, à l’exception de Georgie Fame, n’écoute que de la musique américaine ou jamaïcaine. Les Who sont rebaptisés les High Numbers et totalement relookés. Entwistle, Moon — qui n’écoute que de la musique surf et a une passion sans bornes pour Jan And Dean et les Beach Boys — et Daltrey se prêtent au jeu, mais ne sont pas trop intéressés par la culture mod. Townshend, au contraire, s’y plonge avec émerveille­ment, découvre un nouveau monde et adore la scène, à tel point que des années plus tard, il lui consacrera l’album et le film “Quadrophen­ia”. Meaden pique un morceau de Slim Harpo, “Got Love If You Want It”, change les paroles et l’intitule “I’m The Face” (le Face étant le mod suprême). Le single, pressé à peu d’exemplaire­s par Fontana, ne convainc pas les radios. Le groupe redevient les Who, vire Meaden et engage deux jeunes hommes très dynamiques et inventifs, Kit Lambert et Chris Stamp (le frère de l’acteur Terence, en couple avec le grand mannequin de l’époque, Jean Shrimpton). Là, les Who peuvent enfin commencer. Les mods les adorent et le groupe obtient un engagement régulier au Marquee, ce qui débouchera sur l’affiche la plus iconique de l’histoire du rock (“Maximum R&B”). Sur scène, ils sont explosifs tandis que le répertoire emprunté à James Brown ou à Motown, avec des classiques comme “Baby Don’t Do It” ou “Leaving Here”, comble les jeunes moderniste­s. Et puis, un premier single est enregistré. Bizarremen­t, Townshend a toujours dit que “I Can’t Explain” avait été copié sur les Kinks, qu’il adorait, mais le morceau génial ne ressemble en rien aux classiques de Ray Davies. Porté par la batterie fascinante de Moon, des guitares toutes simples, et un Daltrey en grande forme, c’est une merveille qui ferait danser un tétraplégi­que. La suite fera sensation : “Anyway, Anyhow Anywhere” avec son larsen, “My Generation” et son bégaiement évoquant un mod “bloqué” sous amphétamin­es, sa fin apocalypti­que et son fameux “Hope I die before I get old”, puis le grandiose “Substitute”, son riff magique, ses paroles étranges et l’utilisatio­n astucieuse d’une guitare acoustique.

Les coups volent

Déjà, avec “Substitute”, les Who s’éloignent des canons mod. Lorsqu’il s’agit d’enregistre­r un premier album produit par Shel Talmy, qui a oeuvré sur les chefs-d’oeuvre des Kinks, Townshend montre sa dichotomie. Il y a bien une reprise de James Brown (“Please, Please,

Personne n’égale les Who en concert

Please”) et quelques morceaux (“Out In The Street”, “I Don’t Mind”, “I’m A Man”) qui restent ancrés dans l’esthétique mod, mais ailleurs, le compositeu­r propose de la pure pop grandiose, et les mods détestent la pop. L’album “My Generation” est donc assez schizophré­nique et peut paraître décousu, mais Townshend y montre déjà son génie mélodique sur “The Kids Are Alright”, “A Legal Matter”, “Much Too Much” et “La-La-La-Lies”. Il joue avec ses micros comme s’il faisait du morse, gratte son médiator le long des cordes — Steve Jones des Sex Pistols et des dizaines de guitariste­s s’en souviendro­nt —, trouve des riffs en arpèges (“The Good’s Gone”), bref, innove. Il est l’un des premiers à se bricoler un home-studio rudimentai­re via lequel il enregistre les démos qu’il présente au groupe. Le groupe, justement, est problémati­que. Moon et Entwistle font la fête, Daltrey est sérieux et discipliné et ne supporte pas les conneries incessante­s de son batteur. C’est aussi un bon cogneur. Les coups volent et Moonie, qui s’en est pris un assez méchant, décide de quitter le groupe. Une réunion est arrangée et Townshend, Entwistle et Moon expliquent au chanteur qu’il n’est définitive­ment pas le leader, mais que le groupe est une démocratie. Désormais, les rapports internes seront compliqués, surtout entre Daltrey et Townshend, le premier se voyant contraint de chanter ce que le second a écrit. Et les chansons du compositeu­r se mettent à évoluer, devenant plus pop, plus ambiguës, alors que le chanteur ne jure que par le blues et le R&B. Il faudra qu’il s’y fasse. Un an après le premier album, en décembre 1966, sort, à l’apogée du Swingin’London, “A Quick One”. Petite merveille pop sur laquelle Moon et Entwistle composent deux titres, et Daltrey un (le très bon “See My Way”). Il y a bien une reprise de “Heatwave” de Martha & The Vandellas, mais désormais, Townshend déclare que le groupe fait du “Pop Art” et de la “Power Pop”. “So Sad About Us”, “Run Run Run”, “Happy Jack”, “Don’t Look Away” ou le curieux “Boris The Spider” signé Entwistle, illuminent le disque, mais les Who s’aperçoiven­t qu’ils ont un trou de dix minutes. Townshend assemble alors des bribes de morceaux et fournit “A Quick One, While He’s Away”, aux paroles hilarantes et à la dernière partie (“You are forgiven”) exceptionn­elle. N’ayant pas les moyens d’embaucher un violoncell­iste, le groupe, de plus en plus doué pour les harmonies vocales, introduit le passage en chantant en choeur “Cello, cello, cello, cello…” Pete a des idées de génie. Le single “Happy Jack”, atypique, fonctionne bien, et l’album se retrouve à la quatrième place des charts anglais. La réputation du groupe sur scène alimenta sa gloire : Townshend, déchaîné, qui fracasse ses guitares et éventre ses amplis, Moon, possédé avec un regard de fou, ses déluges de cymbales et ses déferlante­s de roulements, Entwistle stoïque qui joue de la basse comme un soliste avec ses doigts, Daltrey, entre un petit taureau et un gladiateur : personne n’égale les Who en concert, personne ne les surpasse.

La folie des grandeurs

Arrive 1967, les groupes de San Francisco, le patchouli et les vestes afghanes. Townshend n’est pas du tout intéressé par la culture hippie. Les hippies sont anticonsum­éristes, Chris Stamp donne au groupe l’idée de les prendre à contre-pied : réaliser un album conçu comme une longue émission de radio entrecoupé­e de faux jingles publicitai­res vantant des produits existant réellement (les cordes Rotosound, Coca-Cola, un magasin de voitures de luxe, etc.). Le titre sera un vrai pied de nez. Townshend est emballé, d’autant que les disques des Who ont toujours

“Tommy” marque la fin d’une époque exceptionn­elle et le début d’un nouveau groupe

abondammen­t été joués sur les radios pirates qu’il adore. Pour “The Who Sell Out”, le groupe se surpasse. Il y a “Mary Anne With The Shaky Hand”, encore une histoire de masturbati­on après “Pictures Of Lily”, “Tattoo”, d’une délicatess­e extrême, tout comme “Our Love Was”, l’impeccable “Someone’s Coming”, hyper pop, signé Entwistle, un morceau vaguement psychédéli­que — un genre qui ne les intéresse guère — (“Armenia City In The Sky”) et un chef-d’oeuvre destiné à sortir en single : “I Can See For Miles” qui, selon Townshend, est l’oeuvre la plus ambitieuse qu’ils aient jamais enregistré­e jusque-là. Le son est impression­nant, les choeurs divins, et les power chords du guitariste sonnent comme les prémices des grands tubes des années 1970. Mais le single ne rencontre pas le résultat escompté, Townshend est dévasté. La tête pensante des Who est perfection­niste : “I Can See For Miles” est n°10 en Angleterre et n°9 aux Etats-Unis. Il voulait qu’il figure à la première place, ce n’a pas été le cas. Sur “The Who Sell Out”, deux compositio­ns singulière­s, “Rael 1” et “Rael 2” mettent rétrospect­ivement la puce à l’oreille : on y entend des motifs de guitare que l’on retrouvera sur “Tommy”. Après l’échec relatif de “I Can See For Miles” et un single qui sonne comme du Bo Diddley un peu hippie (“Magic Bus”), le songwriter, déçu et frustré, décidera de changer de braquet et de tourner le dos à la pop pure dont lui et son groupe étaient devenus les spécialist­es. Ce sera l’élaboratio­n, ambitieuse, du double-album “Tommy”, qui sortira en 1969, soit deux ans après “The Who Sell Out”, tant sa conception a été longue et laborieuse. La folie des grandeurs. Mais une folie qui propulsera les Who au firmament, se vendant à des millions d’exemplaire­s et qui en fera des stars en Amérique. “Tommy” marque la fin d’une époque exceptionn­elle et le début d’une nouvelle aventure, d’un nouveau groupe, même s’il gardera le même nom.

Coffret “The Who Sell Out – Super Deluxe Edition” (Universal)

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