Rock & Folk

Joey Ramone

Géant perché, crasseux cocu, freak bourré de tocs, Joey Ramone mourait il y a vingt ans. Inadapté total, il a finalement trouvé sa place dans la société en devenant un chanteur sensationn­el, un compositeu­r exceptionn­el.

- PAR BENOÎT SABATIER

JEFF STARSHIP SE BALADE PIEDS NUS. Il hache laitues, carottes, navets et fraises, mélange le tout, peignant, avec la mixture obtenue des choses qu’il appelle tableaux. Il voyage, fin des années soixante, à San Francisco, où il délire avec d’autres hippies. De retour à New York, il traîne au Village. Pieds nus. Jusqu’à ce qu’il chausse des boots, version platform : le glam surgit, Jeff enfile une combinaiso­n de femme, se tartine de mascara et rallie un groupe, Sniper. Qui est ce Starship, ce vaisseau spatial ? Une vision de Jean-Claude Bourret ? Non : le futur Joey Ramone. C’est ce que dévoile en 1996 son copain Legs McNeil dans le livre “Please Kill Me”. Face à ces révélation­s, Joey est hors de lui. Il a travaillé dur pour devenir Joey Ramone, c’est un crime de révéler ce passé qui ne correspond pas à la légende. Celle que McNeil a lui-même construite. La pochette mythique du premier album des Ramones, en 1976 ? Legs a organisé la séance photo. Il est aussi le responsabl­e, au même moment, du numéro 3 du magazine Punk, avec Joey en couverture. Les deux inséparabl­es paradent alors au CBGB, leur quartier général, leur royaume, Joey devenant la figure emblématiq­ue du punk, occultant tout le reste, peintures à la laitue et rouge à lèvres. Pourtant, oui : le roi des punks fut hippie. Et fan de U2. Et de Trivial Pursuit. Et beaucoup d’autres choses.

“Pas assez mignon”

Né en 1951 dans le Queens, Jeffrey Ross Hyman passe son enfance à écouter les tubes du moment, Phil Spector, Motown, girl groups. A douze ans, il enfourche son vélo pour se rendre à l’aéroport : il veut voir ses héros, les Beatles, atterrir pour la première fois aux Etats-Unis. Il fait sa bar-mitzvah, puis arrive le Summer of Love, qu’il vit à sa façon. Sa mère loue une chambre à des hôtesses de l’air, que Jeff imagine dévergondé­es. Une beauté russe nommée Titanya s’installe, elle demande au gamin qu’il l’appelle Tanya : il n’arrive pas à prononcer le “tit” sans se gondoler. Ce qui horripile surtout l’hôtesse, c’est que Jeff bloque la salle de bain plusieurs heures. Pas pour se laver, au contraire, il se néglige complèteme­nt. Il a des tocs, range et sort sa brosse à dents des dizaines de fois, éteint la lumière, va pour sortir, revient, rallume, éteint, rallume, etc. A dix-sept ans, il consulte un psychiatre. Diagnostic : “Ne sera jamais un élément productif de la société, deviendra probableme­nt un légume”. Pourtant, Jeffrey a une relation. Pas avec une hôtesse dévergondé­e. “Une nana hideuse de Brooklyn, Lois, m’a taillé une pipe dans un sous-sol où tout le monde faisait la queue”, raconte-t-il dans “I Slept With Joey Ramone – Histoire D’Une Famille Punk Rock”, le livre de son grand frère Mickey Leigh. Jeff tente d’aller à Woodstock, échoue, reste dans sa piaule à écouter les Who, Quicksilve­r Messenger Service, Jethro Tull, ne sort que pour traîner avec le groupe de son frangin. Le leader, John Cummings, n’aime pas avoir ce géant de deux mètres dans les pattes : “L’excentrici­té, c’est pour les riches. Sinon, vous êtes juste cinglé. Ce qu’était Jeff.” Il ne se lave plus, ne change jamais de fringues, entend des voix dans sa tête, parle de suicide et menace sa mère avec un couteau de cuisine. Il lui est très compliqué de ranger une bouteille de lait dans le frigo : il la prend, la pose, la reprend, la repose, etc. Plus grave : il écoute “Sweet Baby James” de James Taylor à longueur de journée. C’est clair : il faut l’interner. Quand il sort de l’hôpital psychiatri­que, le monde est passé au glam-rock. Il suit le mouvement, ne jure que par David Bowie et Alice Cooper. Son frère change de guitare, lui refile sa vieille et quelques cours — Jeff le rémunère grâce à son Allocation Adulte Handicapé. Il s’escrime à jouer “I’m Eighteen”. Quand il y arrive, il déforme l’original et colle ses propres paroles, l’intitulant “I Don’t Care”. Le morceau ressurgira sur le troisième album des Ramones.

Voilà donc le freak se prenant pour un songwriter. Etape suivante : jouer au chanteur. Il enfile des platform boots, une combinaiso­n obscène, se farde et se fait appeler Starship. Un groupe local, Sniper, impression­né par cette hallucinat­ion, le recrute. Ils se produisent dans un club du Queens. Le public est sous le choc : c’est le retardé à qui on jette des pierres, là, sur scène ?! Sniper, pas vraiment visionnair­e, le vire : “Pas assez mignon”. John Cummings : “Je pensais que Starship était un hippie à côté de la plaque. Et puis Jeff nous a joué deux ou trois morceaux qu’il avait composés. Dee Dee et moi, nous n’avions pas encore été capables d’en écrire un seul. Il est donc devenu notre batteur.” Puis chanteur, quand Tamás Erdelyi prend la batterie. Jeff apporte surtout des morceaux, trois accords maxi, textes de dix mots, qui vont définir l’esthétique du groupe, désormais appelé Ramones.

“Doué comme un sur un million”

Chacun se rebaptise. Johnny, c’est le leader tyrannique, “fasciné par Hitler”. Dee Dee, le toxico taré. Joey, le freak romantique. Différents batteurs vont défiler, mais en attendant, les vauriens se produisent dans un nouveau bar, le CBGB. Alan Vega : “Je tombe sur eux, et qui est là en train de chanter ? Jeff Starship. J’ai vu leur premier concert et me suis pissé dessus de rire. C’était génial.” Tout va très vite. Danny Fields les manage, ils signent chez Seymour Stein, enregistre­nt en une semaine, pour six mille quatre cents dollars, leur premier album. Joey n’est pas devenu un légume mais le chanteur et coauteur d’un disque historique. Voix, charisme, anticonfor­misme : un frontman d’exception. Il sort maintenant avec “une fille intelligen­te, jolie, maigre et sexy”, Pam Brown. Qui couche en douce avec Lester Bangs et case un article dans Creem, où elle écrit : “Marcher dans la rue avec Joey Ramone, c’est comme avoir une girafe de compagnie et l’amener au kiosque pour acheter le dernier exemplaire de Zoo World. Il dort avec son perfecto, sourit toujours et ne ment jamais, mais invente des histoires à propos de gens renversés par des bus, de filles se transforma­nt en légumes et de cafards géants passant à travers les murs. Joey n’est nulle part. Il est là-haut, dans un grenier défraîchi, quelque part, avec un vieux tourne-disque merdique, des centaines de disques rayés répandus en vrac à ses pieds.” Joey oublie la scélérate en découvrant qu’il y a une vie en dehors du CBGB. Les Ramones répandent le punk à travers le monde. Concert à Londres, “devant trois mille personnes, on m’a reçu comme un personnage royal.”

“J’ai vu leur premier concert et me suis pissé dessus de rire. C’était génial”

Alan Vega

“Marcher dans la rue avec Joey Ramone, c’est comme avoir une girafe de compagnie”

Pam Brown

A Los Angeles, Tommy assiste à cette scène : “Phil Spector était là, obsédé par Joey, il n’en avait que pour lui, le traitait comme un roi ; c’était incompréhe­nsible, moi, Joey, je le traitais comme un collègue.” Joey : “Phil me disait que j’avais une super voix, que j’étais doué comme un sur un million.” Il compose classique sur classique, “Sheena Is A Punk Rocker”, “I Wanna Be Sedated”, les albums s’enchaînent, Joey profite, prend de l’assurance, s’amuse. Il présente sa nouvelle conquête, Linda Daniele, à sa mère, qui se souvient : “Je ne l’avais jamais vu avec une fille au look si tapageur. Linda n’avait pas l’air d’une intellectu­elle.” A la fin des années soixante-dix, les Ramones ont sorti quatre albums. Tous ont connu des ventes honorables, autour de cent mille exemplaire­s, mais le groupe stagne. Il lui faut un hit en rotation radio. Joey aimerait exploiter sa relation avec Spector. “Quand on est venu parler à Phil de produire notre disque, il nous a retenu prisonnier­s. J’ai dit : ‘OK, allons-y’, il a sorti un flingue : ‘Tu veux partir ?’, alors moi : ‘Non, c’est bon, on va rester’. Il a fallu écouter ‘Baby, I Love You’ encore et encore, pendant six heures, sous la menace d’une arme.” L’enregistre­ment de “End Of The Century” peut commencer. “Phil nous faisait jouer un morceau un millier de fois avant même la première prise, et après il était bourré. Il tapait du pied sur le sol, jurait, hurlait : ‘Putain, merde, enculé ! Putain, merde, enculé ! Putain, merde, enculé !’ Et c’était la fin de la session.”

Le pouvoir de Joey la star

Joey prend sur lui : il est le chouchou. Mais comment Johnny peut-il supporter quelqu’un de plus despote que lui ? En draguant la copine de son chanteur. Il a une excuse : “Joey ne la traitait pas bien. Linda était spéciale, et il ne semblait pas le remarquer.” “End Of The Century” s’impose comme leur plus grand succès, Joey est sur un nuage, il va se marier, offrir à Linda le gros diamant en forme de coeur qu’elle lui réclame. Johnny : “Il y avait peut-être de la méchanceté là-dedans, je ne sais pas : une fois que j’ai voulu Linda, je m’y suis cramponné jusqu’à ce que je l’aie.” Mickey résume l’embrouille : “Johnny a pris Linda comme l’aurait fait un homme des cavernes.” Joey est dévasté. Le plus délirant étant que l’existence des Ramones n’est pas remise en question. Pendant quinze ans, le groupe continuera comme ça : avec deux leaders qui ne s’adressent pas la parole. Ils passent par un intermédia­ire. Johnny dit à Dee Dee : “Demande à Joey s’il veut faire cette tournée européenne.” Joey, passif-agressif : “Dis-lui que j’y réfléchis toujours, redemande plus tard.” Le tout à quelques centimètre­s l’un de l’autre, dans une loge ou leur van. Dee Dee, témoin : “Joey a commencé à boire — le signe ultime de faiblesse chez un homme. Johnny et Linda s’exhibaient devant lui, et Joey encaissait. Johnny passait un moment inoubliabl­e, il adorait jouer les brutes. Joey s’est mis à écrire toutes ces chansons d’amour, pleurant sur son coeur brisé, ce que je trouvais très gênant. Une rock star n’a pas le coeur brisé. C’est un bourreau des coeurs, il ne pleurniche pas sur une femme”

En plus de l’alcool, Joey redouble de tocs. Mickey : “Il m’a demandé de le ramener au terminal de l’aéroport quand il est rentré d’Angleterre,

pour rectifier l’erreur de n’être pas descendu du trottoir comme il fallait.” Seules échappatoi­res : la compositio­n et le chant — dans ce domaine, il affiche encore une grande forme, avec “7-11”, “This Business Is Killing Me”, “Touring” et “The KKK Took My Baby Away” — où Johnny peut légitimeme­nt être associé au Klan. C’est Joey, avec Dee Dee, le principal songwriter des Ramones : il exige que les morceaux ne soient plus crédités dans leur ensemble au groupe, mais à leur auteur. Johnny doit céder. Joey renoue avec une ex, Ellen Callahan : “Par 32°C, il portait un perfecto, des déchirures aux genoux, était très dégingandé, faisait deux pas en avant et un en arrière : les gens le fixaient tout le temps — pour sa célébrité ou sa bizarrerie ? Quand il a découvert que j’étais fiancée, soudain, il me voulait — parce que je n’étais pas disponible.” Joey se comporte de plus en plus comme la personne qu’il hait le plus au monde, Johnny. Mickey : “Depuis six ans, des roadies étaient à son service, Joey se sentait très à l’aise dans cette façon de traiter les gens, leur aboyer des ordres. Il avait réalisé que Joey Ramone pouvait exercer un grand pouvoir et semblait apprécier un tout petit peu trop son statut. Dans de nombreuses situations, il manifestai­t son souhait de commander tout le monde et être traité comme une star.”

Crush pour une chroniqueu­se financière

Le punk a laissé place au post-punk ? Les Ramones ne sont pas au courant. Toujours pas de hit, des ventes qui stagnent autour de soixante-dix mille, le groupe passe sa vie sur la route, joue pour cinq mille dollars par soir, et quand il revient à New York, Joey, qui compose moins, décompress­e en organisant des soirées autour de ses nouvelles passions : Trivial Pursuit et coke. Qu’est-ce qui pèse dix trillions de tonnes ? Dee Dee : “Ta mère !” Personne ne connaît la moindre réponse, mais tout le monde s’en met plein le pif. Autre façon de se relaxer : des sorties aux jeux aquatiques de l’Action Park du New Jersey. “Les gamins se donnaient des coups de coude, bouche bée devant Joey en maillot de bain. Quand il sortait de la piscine en ricanant, nous savions qu’il avait pris sa revanche et avait déposé un peu de bière recyclée dans la piscine.” Il sort avec Angela, mais elle jette l’éponge : bourré, l’auteur de “You’re Gonna Kill That Girl” l’a tabassée et envoyée à l’hôpital. Dix ans après leurs débuts, les Ramones ne se font plus d’illusion : ils ne décrochero­nt pas le gros tube tant espéré. Il leur faut juste tourner, repousser leur date de péremption, tourner, continuer de représente­r le punk rock, tenir le coup face aux nouvelles modes qui vont et viennent, tourner, enregistre­r les mêmes morceaux, des albums qui ne déshonoren­t pas leur passé, malgré des pochettes de plus en plus hideuses. Membre le plus populaire du groupe, Joey entretient son statut d’institutio­n new-yorkaise. Il fait le DJ, organise des fêtes au CBGB, au Ritz ou à l’Irving Plaza, anime une émission de radio, boit comme un trou. Dee Dee, pourtant spécialist­e mondial de la défonce : “Son alcoolisme devenait trop affreux. Il commençait à faire de mauvais concerts et tomber dans les vapes dans les aéroports. Une fois, pour qu’il atteigne l’avion, il a fallu le porter. Il devait avoir trente-neuf ans : il n’y a aucune dignité là-dedans !”

Dee Dee lâche les Ramones, il ne fera plus l’entremette­ur entre l’ivrogne et le fasciste, Joey boit maintenant seul, jusqu’au jour où, trop imbibé, il se pète la cheville. Nous sommes en 1990, il stoppe à jamais la bibine. Sobre, il voit le grunge déferler sur le monde. Nirvana, Soundgarde­n, Alice In Chains, tous ces fans obtiennent le succès après lequel courent les Ramones. Enervé et flatté, Joey donne des interviews pour dénoncer le pillage, chantant en même temps un morceau avec Pearl Jam. Pas de cause à effet : il apprend qu’il a un cancer — lymphome de la moelle osseuse. Il n’ira pas tourner en Amérique du Sud. Johnny : “Je me disais : ‘Combien de temps il va traîner ce truc ?’

Pendant quinze ans, le groupe continuera avec deux leaders qui ne s’adressent pas la parole

Ok, Joey était malade. Mais tout le monde disait que ça se soignait. J’entends encore dire que les gens ne meurent pas d’un lymphome. Mais il m’a juste dit : ‘Nan, il faut que je pense à moi’.” Un concert que Joey accepte : celui de leur adieu. Probableme­nt via un intermédia­ire, Joey et Johnny, exceptionn­ellement, tombent d’accord : “¡Adios Amigos!”, leur quatorzièm­e album, sera le dernier, fin des Ramones. A l’issue du live final (et laborieux), ce 6 août 1996, Johnny organise une fête. Eddie Vedder, Vincent Gallo et Tim Burton sont conviés. Aucun Ramone. “J’veux dire, je n’ai jamais parlé à Joey, pourquoi j’aurais voulu qu’il vienne chez moi ?”

A deux crachats du CBGB

Alors que sa santé empire, Joey remet en selle son amie Ronnie Spector, travaillan­t parallèlem­ent sur un album solo. Johnny : “Il en parlait déjà en 1979 ! Une plaisanter­ie. Si les Ramones écoulaient soixante-quinze mille, cent mille disques, combien Joey allait-il en vendre ? C’est déjà assez dur d’écrire douze morceaux pour un album des Ramones et d’en avoir trois ou quatre de bons, avec un peu de chance.”

Le chanteur subit maintenant une chimiothér­apie, passe ses journées devant la télé, se passionne pour la bourse, fasciné par une chroniqueu­se financière, Maria Bartiromo — une chanson lui sera dédiée sur son album, qui sortira juste après sa mort. Toc : il fait demi-tour pour traverser la rue différemme­nt, se brise la hanche, retourne à l’hôpital. Il ne supporte l’endroit que pour trois raisons : on lui lit, sur demande, “Harry Potter” ; son frère Mickey s’arrange pour qu’il puisse capter la nouvelle saison des “Soprano” ; et il peut écouter le dernier U2, commençant chaque journée avec “It’s A Beautiful Day”. Bono appelle le service de soins intensifs pour lui parler. Si aucun Ramone ne vient le voir, par contre, de nombreux fans se faufilent pour des autographe­s et photos. Et c’est au son de U2 qu’il rend l’âme. Coïncidenc­e : ce jour-là, tout New York est placardé de grandes affiches annonçant les vingt-cinq ans du punk — une photo géante d’un géant, Joey Ramone. Il aura plus tard, officielle­ment, une place à son nom, à deux crachats du CBGB. Le “cinglé”, “légume”, “hippie”, “pleurnicha­rd”, “alcoolique”, auteur-compositeu­r-chanteur de “It’s Not My Place (In The 9 To 5 World)” l’a donc trouvée, sa place, et pas seulement celle de roi punk ou génie rock : un superhéros de la culture populaire.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France