Rock & Folk

ALAN VEGA “Mutator”

Retour du samouraï solitaire, le trait d’union entre rockabilly matriciel et électro minimalist­e, avec un album d’une cohérence impeccable couvé sur trois décennies.

- RECUEILLI PAR ALEXANDRE BRETON Album “Mutator” (Sacred Bones)

DÉCÉDÉ EN JUILLET 2016, ALAN VEGA LAISSAIT UN ALBUM ACHEVÉ, PUBLIÉ EN JUILLET 2017, L’ÉPOUSTOUFL­ANT “IT”. Cet expériment­ateur hors normes, qui passait alternativ­ement de la sculpture à la peinture et au son, n’avait toutefois pas livré tous ses secrets. Non seulement Sacred Bones publie un nouvel album, le somptueux “Mutator”, mais son épouse Liz Lamere, épaulée par Jared Arto des Vacant Lots avec qui elle s’occupe des archives, nous assure que l’étoile Vega n’a guère cessé d’envoyer ses feux indispensa­bles.

Béret du Che vissé sur la tête

Retour sur l’année 1996. Alan Vega, qui, en parallèle de Suicide, avait triomphale­ment amorcé sa carrière solo en 1980, vient de publier son huitième album, à peine deux ans après le conceptuel “New Raceion” coproduit par le fidèle Perkin Barnes et Ric Ocasek des Cars, indéfectib­le allié depuis le second Suicide. “Dujang Prang” est un déluge d’expériment­ations sonores affolant : “une sécrétion du chaos urbain, une bandeson de la nuit new-yorkaise”, confiera-t-il à Serge Kaganski des Inrockupti­bles. Vega ne cesse d’inventer des genres nouveaux — ici, le synth-blues — dont il est l’unique représenta­nt. Liz Lamere : “Quelques années auparavant, Alan avait rencontré Henry Rollins qui tournait avec son groupe et faisait une halte à New York. Rollins lui confie écouter en boucles ‘Deuce Avenue’, s’émerveille du tout récent ‘Power On To Zero Hour’ que lui passe Alan, mais s’étrangle que l’album soit introuvabl­e aux USA. Il lui propose de l’aider. Par le biais de sa maison d’édition, 2.13.61, Rollins sort en 1994 le livre ‘Cripple Nation’, contenant textes, paroles et dessins d’Alan, puis monte un label avec Rick Rubin qui signera le prochain album.” Vega, béret du Che vissé sur la tête, entre en studio avec un sac rempli d’esquisses sonores enregistré­es sans direction définie. Rollins, en 1999 pour Choler Magazine : “On a mis en boîte deux albums. L’un n’est pas encore sorti, et l’autre s’appellera ‘Mutator’. Il y a ‘Mutator I’ et ‘Mutator II’, deux versions totalement différente­s, aussi bien au niveau du mixage que des voix. Les deux versions sont incroyable­s !”

Objet mutant

Le premier album, c’est justement “Dujang Prang”. Dans la foulée de sa sortie Vega s’enferme au 6/8 sur Broadway, reprend les enregistre­ments de “Mutator”. Des heures sont passées à chercher les fameuses “nonnotes” qu’il théorise en 1991. A Serge Kaganski, encore : “Le fait de trafiquer des boîtes à rythmes, de n’utiliser que des instrument­s percussifs produit une musique étrange qui contient à la fois toutes les notes et aucune. Il n’y a aucun instrument mélodique — pas de guitare, pas de cordes, rien. Et puis là, sur ‘Dujang’, je suis retourné à nouveau vers cette musique percussive, abstraite, vers les ‘no notes’. Les nouvelles technologi­es offrent des possibilit­és infinies dans cette direction.” Liz Lamere, qui l’accompagne dans l’enfantemen­t de cet objet mutant, ayant dû interrompr­e les sessions, Vega poursuit seul, enregistre des sons urbains, le métro, le trafic, plaque des paroles assemblées la nuit en écriture automatiqu­e, délaissant progressiv­ement ce premier projet. Liz Lamere : “Alan ne se retournait jamais sur ce qu’il avait accompli.

Il pouvait, comme pour ses peintures, tout effacer, ajouter sans fin des couches, reprendre à zéro.” A ce stade, “Mutator” n’est plus qu’une station dans un processus créatif. Jared Arto : “Alan n’entrait jamais en studio pour fabriquer un album. Il y allait avant tout pour créer des sons, sa seule préoccupat­ion. C’est Liz qui, à un moment donné, indiquait une forme à partir de ces structures, et orientait le travail vers la conception d’un album.” En 1999 sort l’abstract-indus “2007”, fruit de ces sessions solitaires ; “Mutator” est alors un projet oublié. Jusqu’au milieu de l’année 2012. Entre-temps, Vega a sorti avec Martin Rev le dernier album de Suicide, “American Supreme”, et deux albums solos, le complexe “Station” en 2007, et le lumineux “Sniper”, en 2010 avec Marc Hurtado. Liz Lamere : “Un jour, je me rends seule au studio. Je jette un oeil sur les archives, et tombe sur une mine de projets arrêtés. J’étais abasourdie par toute cette matière ! J’en extrais aussitôt un que je m’empresse, de retour chez nous, de faire écouter à Alan. Il n’en revient pas, me rétorque : ‘J’ai fait ça, moi ?’ C’est justement “Mutator”. Dernier acte : Vega, malade, donne son blanc-seing à Liz Lamere et Jared Arto pour s’occuper de ses archives, et c’est en 2019, deux ans après son décès, que le projet “Mutator” voit enfin le jour. Tout y est quasiment achevé. L’ingénieur du son Ted Young (Kurt Vile, Lee Ranaldo) est recruté pour le mixage, le résultat est un choc. Jared Arto : “Nous voulions garder intacte la vision d’Alan ; nous avons juste essayé de créer un son plus moderne grâce aux technologi­es actuelles, sans rien ajouter. Alan était un maître du minimalism­e, de l’épure. Rien n’était laissé au hasard. Et cet album est d’une incroyable cohérence, on y retrouve les thèmes chers à Alan, la spirituali­té (‘Trinity’, ‘Psalm 69’), le corps (‘Fist’, ‘Muscles’’), et cet art de la ballade érotique (‘Samouraï’) dans la lignée de ‘Surrender’ ou ‘Cheree’.” Au final, un nouvel album intemporel, certaineme­nt pas posthume. La mort est une invention.

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