Rock & Folk

MARIANNE FAITHFULL WARREN ELLIS

Sur le papier, “She Walks In Beauty” peut avoir l’air, au choix, d’une oeuvre d’art ambitieuse, mais pas forcément accessible ou d’un caprice (très pardonnabl­e) d’artiste chevronnée. A l’écoute, c’est surtout un baume pour tout amateur de beauté en ces te

- RECUEILLI PAR ISABELLE CHELLEY

CELA FAIT UN MOMENT DÉJÀ QU’ON SOUPÇONNE MARIANNE FAITHFULL DE SAVOIR AVEC QUI S’ACOQUINER. Que ce soit avec le compositeu­r Angelo Badalament­i pour le sous-estimé “A Secret Life”, PJ Harvey et Damon Albarn sur “Before The Poison” (2004), Nick Cave, Anna Calvi ou Brian Eno dix ans plus tard, elle ignore tout de la faute de goût. Et sait aussi s’approprier les morceaux des collègues, tous styles et génération­s confondus, avec un mélange de délicatess­e et de forte personnali­té assez rare en son genre, comme avait pu le faire en son temps Johnny Cash sur “American Recordings”.

Gravité élégante

L’année dernière, lorsqu’elle a lancé l’idée d’enregistre­r un album de poésie, c’est à cette Mauvaise Graine de Warren Ellis qu’elle s’est adressée pour l’accompagne­r. Sont arrivés ensuite Brian Eno, Nick Cave et son piano, forcément, et Vincent Ségal. Une dream team parfaite pour un album prenant, à écouter de préférence au casque pour une immersion totale dans les mots de John Keats, Percy Shelley, Lord Byron ou William Wordsworth et les nappes sonores créées par un Warren Ellis en mode hypnotique. Le tout lu et habité par Marianne Faithfull avec une gravité élégante donnant souvent le frisson. Au bout du fil, on reconnaît sa voix, grave, chaleureus­e, un peu essoufflée, et ce parler naturellem­ent distingué, au point qu’on en oublie les habituelle­s ponctuatio­ns de mots de quatre lettres commençant par F et se terminant pas K (non, ni funk, ni fork). De là à dire qu’elle provoque le miracle (elle a incarné Dieu dans la série “Absolutely Fabulous”, ça compte !)… à commencer par être revenue de très loin il y a un an. Aussi, lorsqu’on lui demande comment elle va, sa réponse n’est pas une formule de politesse expédiée en passant. “Je me sens mieux. J’ai eu ce qu’on appelle un Covid long, ce qui signifie qu’on garde des séquelles. Ça peut être n’importe quoi, certaines personnes ne peuvent plus marcher ou parler. Moi, j’ai eu les poumons endommagés et parler est très fatigant… Je dois reprendre des forces, ça va prendre du temps. Ma mémoire me pose des problèmes aussi, je ne me souviens pas d’un tas de choses stupides. Avant, j’avais une mémoire fantastiqu­e, je n’oubliais rien. Maintenant, il faut que je prenne mon temps, que je me relaxe et les choses reviennent. Et enfin, c’est le pire, je n’ai pas d’énergie, je suis épuisée. Bon, j’ai failli mourir donc on ne peut pas revenir à son niveau d’avant en un clin d’oeil. Mais je vais y arriver.”

Albatros à cul de plomb

Même si elle reconnait que la patience n’est pas son fort, elle en a fait preuve pour mettre sur pied ce projet d’album qui lui tenait à coeur depuis longtemps. “Oui, j’en rêvais depuis des années, mais je n’étais pas entourée des bonnes personnes pour le faire. Je n’y serais pas arrivée sans l’aide de mon manager, François Ravard. Il m’a épaulée pour ce projet. Il a réussi à convaincre Warren de collaborer avec moi. Je crois qu’au départ, il n’était pas très chaud. Il ne savait pas trop comment nous pourrions faire ce disque. En fin de compte, j’en ai enregistré une moitié, ici, à Londres, avec Head, le producteur, dans la chambre d’amis de mon appartemen­t. Puis je suis tombée malade et j’ai failli mourir.

“Warren, ce merveilleu­x Warren !”

Mais ça n’a pas été le cas et, dès que j’ai pu, avant même de réaliser ce qui m’était arrivé, j’ai su que nous devions immédiatem­ent enregistre­r le reste des poèmes, sinon, j’avais peur de ne pas en être capable. Et le plus curieux, c’est que ces poèmes enregistré­s post-Covid sont plus beaux, plus vulnérable­s. Je n’arrive pas à croire qu’on ait pu finir cet enregistre­ment.”

On a à peine le temps de mentionner le nom de Warren Ellis qu’on entend sa réaction de l’autre côté de la Manche. “Warren, ce merveilleu­x Warren compose la plus belle musique qui soit.” Et si cette fois, Marianne semble avoir le souffle court, ce n’est pas une histoire de séquelle pulmonaire. Ces deux-là travaillen­t ensemble depuis une quinzaine d’années et ont tissé des liens très forts. “Vraiment ? Ça fait si longtemps que ça ? Mon Dieu ! Ce n’est pas le genre de choses dont je me souviens, surtout en ce moment, mais je sentais qu’il était dans ma vie depuis un moment. Nous travaillon­s bien ensemble, nous nous aimons. Si j’avais dix ans de moins, je tomberais amoureuse de lui.”

Nous demandons des éclairciss­ements sur leur façon de collaborer. “Premièreme­nt, il faut se connaître. Avoir une énorme confiance l’un dans l’autre. C’est essentiel. J’enregistra­is les poèmes avec Head, qui les envoyait aussitôt à Warren à Paris… et j’accordais toute confiance à ce cher Warren, sans avoir idée de ce qu’il allait faire. Dès que j’ai écouté le résultat, j’ai adoré. J’ai aussi adoré le jeu de piano de Nick Cave. Et le travail de Warren… Il me semble que nous avons eu une énorme chance.” Certes, mais la chance a été un peu provoquée. Sans parler de la touche finale. “A la fin de l’enregistre­ment, c’était quasiment parfait et j’ai dit à Warren qu’il manquait quelque chose. J’ai réfléchi et j’ai trouvé : il fallait un violoncell­e. J’ai dit à ce cher Warren : ‘Je connais un grand violoncell­iste, Vincent Ségal, j’ai travaillé avec lui sur les sonnets de Shakespear­e. Il sera parfait…’ ” D’ailleurs, en parlant de sonnets, revenons à nos poèmes. On a récemment lu que lycéenne, Marianne Faithfull, s’était prise de passion pour la poésie et… “Oui, j’étais adolescent­e. C’est l’époque rêvée pour découvrir la poésie romantique du dix-neuvième siècle. Qu’il s’agisse de poésie française avec Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud, Paul Verlaine, ou américaine avec Edgar Allan Poe. Mais sur ce disque, je me suis limitée aux romantique­s anglais.” A l’époque de cette découverte, à la manière de n’importe quelle fan imaginant que la rock star qui l’obsède ne s’adresse qu’à elle, il paraît qu’elle se persuadait que ces poèmes romantique­s avaient été écrits pour elle. “Oui, bien entendu (rires). C’est naturel qu’une jeune fille se dise : ‘C’est pour moi…’ Ces poèmes n’étaient pas écrits pour moi, bien sûr, mais ils m’attiraient vraiment, parce que je pensais qu’ils auraient pu l’être. Je sentais cela.” Peut-être parce qu’elle était une vieille âme ? “Peut-être, je l’ignore, j’étais une adolescent­e intelligen­te. Et j’aimais la beauté. J’aime ces poèmes. J’adore la poésie et j’aime particuliè­rement en lire à haute voix.” Et cela, elle sait faire, évitant le piège de la platitude soporifiqu­e ou des envolées théâtrales qui peuvent transforme­r “Le Corbeau” de Poe en albatros à cul de plomb. “C’est très difficile. Aussi bien Warren que moi avons beaucoup écouté de disques de personnes lisant de la poésie en musique… Et mon Dieu… ils étaient horribles ! C’était exactement ce que nous cherchions à éviter. Je crois que nous avons obtenu quelque chose de différent.”

Peut-être est-ce la peur d’avoir failli la perdre l’an passé, mais il semblerait qu’enfin l’Angleterre ait fini par comprendre qui était Marianne Faithfull. Et ne plus la résumer à une relation amoureuse vieille de plusieurs décennies ou à une descente dans l’addiction. La faisant passer des tabloïds à la rubrique culture du Guardian. On lui demande ce qui, selon elle, a pu provoquer ce changement d’attitude. Et surtout, si ce n’est pas frustrant d’avoir dû attendre si longtemps… “J’avais fini par me moquer de tout ça, ça m’a fait du mal dans le passé, mais je n’en étais plus là. Et pile à ce moment-là, à mon grand étonnement, mon pays commence à comprendre ce que j’essaie de faire. Et à l’apprécier, ce qui est merveilleu­x.” Il n’y a pas qu’en Angleterre que le regard posé sur elle a changé. A peine si on trouve encore le qualificat­if de muse à son égard. “Bien sûr, ce n’est pas une insulte… mais je ne pense pas en être une. Bon, je pourrais vivre avec s’il le fallait…”

Ne plus chanter ?

La première fois qu’on l’avait interviewé­e, son absence totale de nostalgie était frappante, assez peu caractéris­tique pour quelqu’un ayant vécu l’âge d’or des sixties à Londres. Elle n’avait pas mâché ses mots pour dire à quel point c’était une époque sexiste qu’elle ne regrettait pas du tout. Le sentiment est toujours. En revanche, est-elle satisfaite de voir qu’une jeune génération se révolte contre le sexisme dans la musique, par exemple ? “Oh oui… Ce n’était pas du tout le cas quand j’étais jeune. C’était très dur dans les sixties. Mais une fois encore, c’est une histoire d’âge. Maintenant que je suis si vieille, je l’ai déjà dit, je ne suis pas sûre que je me plaindrais autant… C’est assez agréable d’être appréciée pour son physique. Enfin, peut-être. Mais naturellem­ent, les jeunes filles qui vivent cela se sentent diminuées. C’était le cas pour moi.” Tant qu’on est dans le domaine personnel, on aborde le sujet du biopic dont elle doit faire l’objet. “C’est à l’arrêt bien sûr… Le Covid a

“Mes plus beaux disques ne sont pas les plus commerciau­x du monde”

tout foutu en l’air ! Je pense qu’au final, il sera réalisé. Mais ça devait me rapporter pas mal d’argent et j’en avais grand besoin car, comme vous le savez, mes plus beaux disques ne sont pas les plus commerciau­x du monde. Je suis très inquiète financière­ment. Certains de mes bons amis dans la musique m’ont déjà beaucoup aidée. Mais ça ne peut pas durer. Pour l’instant, j’aimerais que les gens aillent acheter mon disque. Merci de répandre la bonne parole (rires).” Dernière question. La question qui fait mal. Est-ce vrai qu’elle pourrait ne plus chanter ? “On ne me l’a pas dit, mais c’est ma grande peur. En raison des dommages causés à mes poumons et à mon énergie, mais je n’en sais rien. J’ai un plan, j’ignore s’il pourra fonctionne­r… Pour l’instant, je prends des cours de chant deux fois par semaine avec une amie. Et lentement, ça va se remettre. On m’a dit que j’allais pouvoir retrouver mes capacités et, lorsque ce sera le cas, je pense que je serai capable de faire un set de quarante minutes d’un mélange de mes chansons et de poésie. Ce serait très plaisant, non ? Ce n’est pas très long, mais je m’en sens capable. Je me limiterai à cinq concerts. Londres, Paris, Berlin et deux autres villes en Europe, je n’irai pas en Amérique. L’Ecosse peut-être. L’Islande aussi. J’irai là où on me demande le plus.»

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