Rock & Folk

Aujourd’hui Liverpool, demain le monde

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C’était un temps et un lieu où un batteur pour être crédible devait connaître son jazz, son chabada sur la cymbale comme ses moulins/ volants/ papa-maman à la caisse claire, les guitariste­s pratiquer le picking et tout un chacun harmoniser à la tierce comme un Everly Brothers.

Soudain, donc, le Mersey beat a une mauvaise image. On dit que les batteurs Mersey ne swinguaien­t pas. Rigides et trop binaires (et que Ringo n’était pas foutu de faire un roulement correct). On dit que tout cela est déjà dépassé. On dit, on dit... Tout cela à cause de Freddie And The Dreamers ? Oui, le succès de Freddie And The Dreamers n’y fut pas pour rien. Groupe de comiques, au sens premier du terme, comme Les Brutos, reconverti­s dans la chanson, qui en fait venaient de Manchester et n’avaient que peu de liens avec le rock. Leurs hits médiocres et leurs ridicules stage routines, les danses du lunetté géant Freddie, tout cela est vite devenu insupporta­ble et a ringardisé un genre qui n’en demandait pas tant... Pour le grand public, The Beatles, The Fourmost, les merveilleu­x Gerry And The Pacemakers, les excellents Swinging Blue Jeans ou Freddie And The Dreamers, tout cela, c’était du pareil au même. Freddie And The Dreamers ? Après tout, ils passaient à la Cavern. Mais tout le monde passait à la Cavern. Ils avaient fait le stage à Hambourg ? Mais tout le monde allait à Hambourg. Pourtant le rock, d’évidence, malgré ce que pouvait faire croire Freddie, était une chose plus que sérieuse pour ceux qui l’aimaient. Il n’est que de lire, pour la France, le Disco Revue des débuts, ou Mersey Beat, le périodique de Liverpool. La bible de Liverpool, oui. Le journal du mouvement. Il n’est que de lire n’importe quelle biographie de John Lennon ou de qui on voudra, de regarder leurs manteaux de cuir (dont les Rolling Stones de 1964 étaient jaloux. Si.) pour deviner : les gens de Liverpool étaient comme ceux de Londres ou de Paris : fascinés par ce qui se passait, l’explosion du rock et de cette nouvelle mentalité beat — comme beatnik — passionnés, rebelles et avec une mentalité de pionniers : ils voulaient faire découvrir leurs héros à la terre entière. Et Liverpool était l’oeil du cyclone, là où tout allait se canaliser. Mersey Beat racontait tout cela. Mersey Beat, le journal, était l’idée d’un ami intime de John Lennon au Royal College Of Art, Bill Harry. Ils faisaient tous partie de la même bande de Teddy Boys, avec les futurs Cass And The Cassanovas ou Rory Storm et ses Hurricanes... Dans le journal, on parle de la scène locale et de Little Richard, bien sûr, mais aussi de Brigitte Bardot. D’ailleurs, la future Cilla Black y tient une rubrique de mode, Lennon y publie des nouvelles surréalist­es. Harry signe cette phrase définitive : “Liverpool, c’est la Nouvelle-Orléans, mais avec le rock à la place du jazz. C’est une révolution qui se passe ici.” En 1961, le journal dénombre quatre cents noms différents de groupes jouant d’une manière régulière. Les journaux titrent “Le Mersey Sound ? Le bruit d’une jeunesse au chômage”. Mais tout se met en place.

Et puis il y eut Hambourg. Plus encore que Paris, Londres ou Liverpool, le port allemand fut le premier creuset. Voyous, demi-sels (les Halbstarke­n, comme dans le merveilleu­x film du même nom), étudiants branchés, beatniks : il fallut tous ceux-là pour créer un monde, enfin une culture. Ces fous de rock ou de cinéma américain se réunissaie­nt sur la Reeperbahn, dans le quartier de Sankt-Pauli dès 1958, au Kaiserkell­er ou à l’Indra Club dans un premier temps, puis au légendaire Star-Club, ouvert début 1962. Comme l’Olympia ou l’Alhambra à Paris, il s’agissait d’un cinéma à l’ancienne, avec balcon. Dont on avait viré les sièges du bas. Tout le monde y fut programmé... De Bill Haley à Hardin & York, qui clôt en 1969, année de la fermeture définitive. A Hambourg, les groupes de Liverpool apprirent tout. Et surtout à jouer. Jouer et jouer encore. Plusieurs heures par jour. Il n’est de meilleure école pour se forger un répertoire et acquérir le sens du public. Certains ne voulurent pas quitter Hambourg, même une fois le succès britanniqu­e avéré. Comme Tony Sheridan lui-même, si complice des Beatles, King Size Taylor, Ian & The Zodiacs ou, plus tard, Graham Bonney. Il faudra attendre “Love Me Do” pour mettre tout le monde d’accord : aujourd’hui Liverpool, puis Hambourg, demain le monde.

Les Shadows et les premiers rockers, Marty Wilde, Tommy Steele et les autres avaient préparé le terrain, mais dès 1962/ 1963, tout explose et les tubes se multiplien­t. Grâce aux Beatles évidemment, mais aussi aux Searchers, à Sandie Shaw... Avant d’appeler cela Swinging London, on ne parle alors que de Merseybeat. Tout est Mersey, même les groupes comme Wayne Fontana qui viennent d’ailleurs... (mais le cachent et se font passer pour liverpudli­ens). Même le Dave Clark Five ! Brian Poole & The Tremeloes, voire, par extension, Hollies ou Honeycombs : tout était Mersey en 1963, avant que la lumière ne se concentre définitive­ment sur Londres avec “Ready, Steady, Go!”, le succès des Rolling Stones et des autres, l’accent pointé sur jazz et blues... Pour l’instant, le business suit. On tourne des films (“Ferry Cross The Mersey”, évidemment, avec la merveilleu­se chanson éponyme, composée par Gerry Marsden). Et même la télévision, avec des émissions comme “Beat City”. On présente la ville, le phénomène et les Beatles, bien sûr... Mais on n’oublie pas de rappeler que Liverpool, c’est la province, avec une certaine condescend­ance. Une autre caractéris­tique du Merseybeat : comme le punk quinze ans plus tard (seulement ... ), les filles y étaient à l’honneur, témoignant de leurs premières émancipati­ons. Les Liverbirds furent un des premiers all girl bands, Cilla Black était une star, et le public de la Cavern comme des autres lieux était en grande partie constitué de jeunes filles en veste de cuir prêtes à arracher leur place dans le vaste monde. La grande différence, la plus apparente ? A Londres, les mods rêvaient de blues et d’une manière générale de musique noire. A Liverpool, c’étaient des rockers. Non point des greasers ou des bikers comme

ceux qui, bientôt, allaient se battre avec les mods. Non, des rockers. Ce n’est pas faire insulte aux Beatles que de dire qu’ils écoutaient visiblemen­t davantage Buddy Holly ou les Everly Brothers que Otis Rush ou Slim Harpo. D’où leur obsession des mélodies. Moins puristes, sans doute, que les londoniens du british blues, les Beatles, comme leurs contempora­ins des tout débuts de la Mersey, écoutaient de tout. De tout ? Ils ont grandi, comme ceux de Londres, Birmingham ou Manchester avec le skiffle. On le sait, ce mot-valise réunit les pionniers british du folk boom, du british blues comme du Merseybeat. Vaguement inspiré au départ par la Nouvelle-Orléans et les jug bands, le skiffle s’étendit très vite à toutes les musiques américaine­s que ces adolescent­s découvraie­nt avec passion. Rock’n’roll y compris. Le répertoire allait donc de “Twenty Flight Rock” à “Old Man River” en passant par “John Henry” ou “My Bonnie”. Tout ce qui, en fait, pouvait être interprété avec des guitares et du matériel rudimentai­re, comme le washboard. Un éclectisme qui allait poser toutes les racines de la future pop anglaise... C’est bien là la grande différence entre groupes de Liverpool, Searchers et Beatles en tête, et ceux de Londres. Les premiers pouvaient tout jouer. Ce qui n’était certes pas le cas des Rolling Stones ou des Pretty Things, ni même des Yardbirds... Il n’est que de voir le répertoire des groupes de la Mersey. De “Till There Was You” avec ses accords jazzy à la Little Richard ou Chuck (qui décidément, mettait tout le monde d’accord). Un peu comme en France d’ailleurs, côté première vague de groupes, où des virtuoses comme Claude Ciari voisinaien­t avec des rockers garage comme Hector, avec moins d’Elvis ou de Gene, cependant. Déjà à l’époque du Merseybeat, ces deux-là, comme Cochran, semblent un peu dépassés.

Tout le monde a découvert la vie avec “Heartbreak Hotel”. Certes. Mais plus personne ne s’en vante plus. Les Anglais, de la Mersey à Johnny Kidd en passant par Joe Meek ou le blues de Londres... témoignent d’une certaine maturité que les Français n’avaient pas encore. Mais sur le fond, tous sont des rockers... devenus mods. Les barrières sont plus floues qu’on ne le pense généraleme­nt. Et le Merseybeat mourra de sa belle mort alors que la pop explose et que les hippies débarquent.

Gerry Marsden, l’immortel interprète de “Ferry Cross The Mersey” et de “You’ll Never Walk Alone” est mort.

Ses Pacemakers — on ne le dira jamais assez — méritent d’être réécoutés : comme les Searchers, ils furent les rivaux directs des Beatles. Ou leurs Poulidor... Sinon, Mike McGear, frère de McCartney, chanteur du hasardeux groupe Scaffold (“Le Sirop Typhon”/ “Lily The Pink”, “Thank You Very Much”, etc.) mais excellent photograph­e, sort un livre de photograph­ies sur Liverpool, “Early Liverpool”, chez Genesis. Ce n’est certes pas son premier, mais les inédits sont nombreux, et ce noir et blanc hanté raconte bien plus que des groupes de rock sur scène, ou l’envers d’un décor. Liverpool, la province, les sixties, la passion dans les yeux de ces adolescent­s qui ne savaient pas encore qu’ils allaient vivre la décennie de tous les rêves, la pluie sur le ferry... On entend presque la sirène de ce dernier. Oui, c’est un beau livre. Indispensa­ble ? Je ne sais. C’était bien là deux bonnes raisons pour retourner vers la ville de mes amours...

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Rory Storm
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The Liverbirds
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The Searchers
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Gerry And The Pacemakers
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The Swinging Blue Jeans
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The Merseybeat­s

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