“Plastic Ono Band”
John Lennon
On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album ? Chaque mois, notre spécialiste retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non.
Première parution : décembre 1970
En septembre 1969, John Lennon signifie clairement à ses partenaires son désir de quitter les Beatles. Cette décision reste secrète car un accord commercial juteux vient d’être signé avec Capitol. Huit mois plus tard, Paul McCartney annonce dans une auto-interview glissée dans la pochette de son premier album solo (“McCartney”) qu’il n’envisage plus d’écrire de chansons avec Lennon. John est littéralement ulcéré. Paul vient de lui griller la politesse et confirme ce 10 juin 1970 ce que tout le monde pressentait, mais que chacun redoutait : les Beatles appartiennent désormais au passé. Pourtant, il eût suffi d’observer la pochette de “Let It Be” pour deviner que quelque chose ne tournait plus rond. Les Fab Four qui avaient toujours été collés, enlacés, ensemble, album après album, apparaissaient désormais dans des vignettes bien séparées les unes des autres sur un fond noir, funèbre. Même leurs regards pointaient dans des directions différentes. Désormais, John, Paul, George et Ringo allaient être des entités définitivement séparées et leurs pochettes respectives mettraient en scène une autre histoire : la leur. Outre les musiques de film de Paul et George et les disques expérimentaux de John et George, Ringo Starr est le premier à sortir un album studio quelques semaines avant “Let It Be”.
“Sentimental Journey”, composé de standards qu’aimait sa maman, propose une photo de “The Empress”, un pub situé au bout de la rue de son enfance, Admiral Grove, où elle travaillait comme serveuse. Dans la tourmente, Ringo s’est réfugié dans la nostalgie.
Paul, pour ce fameux premier album sorti une semaine après “Let It Be”, choisit une image abstraite, une planche blanche se détachant d’un fond noir sur laquelle une coupe de jus de cerises trône au milieu de griottes équeutées. Que Paul tente-t-il de signifier ? Que la vie, selon l’adage populaire anglais, n’est pas un bol de cerises (“Life is not a bowl of cherries”), ou bien que John ne soit pas le seul à aimer et fréquenter les artistes contemporains ? Le recto de la pochette, sans nom et sans titre, dialogue avec la photo du verso où Paul, barbu et débraillé, serre précieusement sa fille, Mary, blottie à l’intérieur de son blouson. Le titre de l’album, “McCartney”, nous rappelle qu’il s’agit là de son identité profonde, un être à la fois cérébral et sentimental. Quant à George, le titre “All Things Must Pass” de son album sorti en novembre révèle qu’il est déjà passé à l’étape suivante et que s’apitoyer sur une fin ne sert pas à grand-chose. Compositeur frustré, George a enregistré en toute simplicité un triple album commercialisé dans un coffret, comme les oeuvres de musique classique. Pour la pochette, il pose dans sa propriété de Friar Park, au centre de quatre nains de jardin avachis sur la pelouse. On a régulièrement identifié ces gnomes aux Beatles. Après Ringo le passéiste, Paul l’homme total et George l’ironique, quelle serait l’image qu’offrirait John à ce monde orphelin des Beatles ? Dernier à enregistrer son album solo, John installe un home studio dans sa propriété de Tittenhurst Park acquise à l’été 1969, et dont le parc s’étend sur vingt-neuf hectares.
Il a rassemblé trois de ses amis (Ringo, Klaus Voormann, Billy Preston) pour un album dépouillé, produit par celui par qui le scandale arriva, Phil Spector, producteur du controversé “Let It Be” et du brillant “All Things Must Pass”. L’album s’ouvre et se clôt sur la mère de John qui l’a abandonné, et égrène toutes les préoccupations de chanteur comme la solitude, le prolétariat, le passé, la vie de couple, la désillusion du monde, de Dieu et des Beatles. Dans ce périple, seul l’amour est salvateur, et c’est cet élément qui a orienté la conception de la pochette. Parmi les proches de John, il y a un assistant improbable, Dan Richter. Mime de formation, il a conçu et dirigé la scène d’ouverture de “2001, L’Odyssée De L’Espace” de Stanley Kubrick où les Australopithèques découvrent la violence. Puis, Dan est devenu ami avec Yoko, l’aidant lors de ses happenings. Vivant à Tittenhurst Park, il partagera la vie de John et Yoko durant quatre ans. Dans un premier temps, John a dessiné au stylo et à l’encre ce qu’il souhaitait pour sa pochette. Puis, John, Yoko et Dan ont arpenté le Tittenhurst Park pour trouver le lieu proche du dessin. Et un matin ensoleillé, après leur petit-déjeuner, ils se sont rendus au pied de cet arbre. Dan avait délaissé son Nikon F pour un simple Kodak Instamatic à l’objectif bon marché afin d’obtenir un effet onirique. Lors du tirage, il a poursuivi son idée de rendu impressionniste en augmentant la neutralité des couleurs.
Dan a shooté alternativement deux versions de la scène : une pour l’album de John sur laquelle Yoko est assise contre l’arbre et John est allongé entre ses jambes, et une autre où c’est John qui est adossé à l’arbre et Yoko entre ses jambes, destinée à la pochette album de Yoko. Les deux photos possèdent le même cadre et une lumière quasiment identique. Le tronc de l’arbre est massif et, sa puissante branche supérieure, recadre l’image et semble offrir à John et Yoko un refuge naturel et chaleureux. La lumière venant de la gauche est celle du passé, de l’enfance ; le reste, les Beatles et le monde sont portions congrues à la droite du tronc. Dans cette image bucolique, il faut lire aussi la simplicité et la sincérité que propose l’album comme dévoilement et retour aux sources. Un retour douloureux qui s’affronte dans l’union des corps et des esprits de John et Yoko. Ils sont seuls et unis contre le racisme (régulièrement vécu par Yoko), la guerre, la société. L’album de Yoko sortira le même jour que celui de John et passera complètement inaperçu.
Dix ans plus tard, lorsque John reviendra aux affaires avec “Double Fantasy”, Yoko lui proposera un album à quatre mains pour que cette fusion soit créative et visible.