Rock & Folk

ET JUSTICE POUR TOUS

Affaire N°18 : Bob Dylan et “Rolling Stone” contre le Conseil Représenta­tif des Institutio­ns France et de la Communauté Croates de

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À CE DÎNER DE TÊTES, ENTRE LE MAGAZINE ROLLING STONE ET LUI, Bob Dylan pensait partager le couvert entre amis, “off the record et unleashed”. Puis vint la question de l’esclavage, une question si peu légère qu’il convient de ne pas la maltraiter lourdement. Dans les rouges codes pénaux du monde, l’esclavage est un crime contre l’humanité. Aussi, en parler dans des termes qui défrisent est assurément une infraction. Cette fois, Dylan allait être acteur, une partie au procès, et la corde de la sentence s’apprêtait à s’abattre froidement sur la nuque longue et fière de notre héraut.

Dans cette rare interview de 2012, Bob Dylan s’était astreint à tout dire. La musique bien sûr, mais aussi ce pourquoi l’homme compte en Amérique et de par le monde : sa vision de la société. Car, à défaut de l’avoir complèteme­nt transformé­e, Dylan avait changé le regard porté sur le petit monde, le monde miniature de la société. Ainsi, lorsque lui était posée la question de l’oeillade qu’il jetait sur les Etats-Unis d’aujourd’hui, il arguait que celle-ci n’avait pas beaucoup évolué, relayant avec la puissance du monde d’aujourd’hui les ségrégatio­ns infâmes du siècle dernier. Dylan aime l’Amérique, mais l’Amérique n’aime pas les hommes. L’Amérique aime l’Amérique et l’Amérique aime la démocratie. En 1832, alors jeune magistrat en villégiatu­re, Alexis de Tocquevill­e, qui n’avait perdu ni sa tête ni sa particule, avait outrageuse­ment remarqué que “parmi les objets nouveaux qui, pendant (mon) séjour aux Etats-Unis, ont attiré mon attention, aucun n’a plus vivement frappé mes regards que l’égalité des conditions.” Mais Tocquevill­e était plus ou moins passé à côté de l’esclavage, relégué au cimetière de ses idées révolution­naires. Las de la pudibonder­ie des WASP de sexe féminin, il avait refilé le bébé à son compagnon de voyage, Gustave de Beaumont. Le collègue en avait tiré un récit romantique, avertissan­t le lecteur dès les premières pages : “Il y a encore des esclaves aux Etats-Unis ; leur nombre s’élève à plus de deux millions. C’est assurément un fait étrange que tant de servitude au milieu de tant de liberté. Mais ce qui est peut-être plus extraordin­aire encore, c’est la violence du préjugé qui sépare la race des esclaves de celle des hommes libres, c’est-à-dire les Nègres des Blancs.” Tout était écrit. Logiquemen­t, Dylan déroulait la pensée de l’aristocrat­e. Question : “Existe-t-il des similitude­s entre les années 1860 et aujourd’hui ?” Réponse : “(…) Le pays est cinglé au sujet de la couleur… Les gens s’entretuent parce qu’ils sont de couleurs différente­s. Les Noirs savent que certains Blancs n’auraient jamais abandonné l’esclavagis­me, que si on les avait laissé faire, ils seraient encore sous leur joug, et ils ne peuvent pas faire semblant de l’ignorer. Si vous avez du Ku Klux Klan dans le sang, les Noirs peuvent le sentir, même encore aujourd’hui. Tout comme les Juifs peuvent sentir le sang nazi et les Serbes le sang croate.”

Aux Etats-Unis, ce passage n’allume pas les feux rouges de l’attention. Il en va autrement dans l’Hexagone, lorsque la version française du magazine paraît le 30 septembre 2012. Pourquoi ? Tempête dans un verre d’eau ? Une associatio­n loi 1901, le Conseil Représenta­tif des Institutio­ns et de la Communauté Croates de France (CRICCF) s’empare de la ligne disputée. Le CRICCF a pour objet d’assurer “dans la vie publique française, les fonctions de représenta­tion, (…), de défense, (…) et très généraleme­nt de traiter de toutes les questions relatives à la vie de la communauté croate en France.” Elle dit : “Alors comme ça, les Serbes sentent le sang croate ? Les Croates sont mis au même plan que les nazis et le KKK. Et ce salaud de Milosevic, est-il croate ? Et Martial Mladic ? Le bourreau de Srebrenica ? Dylan ne fait tout de même pas référence aux Oustachis ?”

Le sang des membres de l’associatio­n ne fait qu’un tour, les Croates ne sont pas des génocidair­es. Le CRICCF porte plainte contre Robert Zimmerman et le directeur de la publicatio­n de Rolling Stone France, Michel Birnbaum. Sur deux fondements : l’incitation à la haine raciale et l’injure publique envers un groupe de personnes dénommées. En somme, elle reproche à Dylan d’avoir stigmatisé les Croates, les présentant comme des racistes et des criminels ontologiqu­es. Précisons que la loi sur laquelle la plainte s’appuie est celle du 29 juillet 1881. Les juristes la connaissen­t bien, les murs de la République aussi. Née dans un contexte où la presse est instrument­alisée par le politique, elle affirme une liberté totale et son tempéramen­t, la poursuite de toute incitation à la haine, diffamatio­n, injure. C’est pourquoi la loi permet à tout un chacun d’enjoindre un juge d’instructio­n à mettre en examen l’objet de sa colère. La mise en examen est automatiqu­e. Bob Dylan sera entendu par la justice française, ainsi que le directeur de la publicatio­n du mensuel. Dylan aurait pu snober le juge. Mais il ira. Avec les puissants, la justice aime à s’arranger. Franz Kafka, qui trouvait la justice kafkaïenne, avait prouvé dans son “Procès”, que s’il en est un qui dispose d’un accès privilégié à la Justice, c’est bien l’artiste, et tout particuliè­rement le peintre, interprète de la Justice. Depuis 1963, Dylan chante la loi, dépeint ses imperfecti­ons. Le 11 novembre 2013 est une journée particuliè­re pour le juge Potier. Ce n’est pas tous les jours qu’un magistrat en charge de délinquanc­e financière va rencontrer un poète-musicien doublé

d’un mythe. Car Dylan est de passage. Justement, le 12 novembre 2013, il enchaîne deux concerts. Parfait timing pour s’offrir une visite dans la petite cabane grise du juge d’instructio­n. Dylan a constitué avocat. A défaut de pouvoir se munir de Georges Kiejman, il récupère son associé Marembert. Son conseil lui sera utile. Naturellem­ent, Dylan est mis en examen, c’est-à-dire qu’il existe contre lui des charges raisonnabl­es permettant de croire qu’il a commis les délits discutés. Birnbaum également. Néanmoins, pendant l’interrogat­oire, Dylan s’en tire bien. Il prétend que la traduction des mots qu’il a prononcés en langue anglaise, sa langue maternelle, n’a pas été expresséme­nt autorisée par lui. Il rejette la faute sur le magazine Rolling Stone France, qu’au demeurant il dit ne pas connaître.

Les deux magazines sont juridiquem­ent indépendan­ts. La mauvaise foi, quand elle a pour origine Dylan, ne corrompt pas tout.

La trouvaille est jolie et, quelques mois plus tard, Dylan est mis hors de cause par le juge Potier. Non-lieu pour le barde. Seul le directeur de la publicatio­n sera entendu par les magistrats de la dix-septième chambre correction­nelle du TGI de Paris, spécialist­es du droit de la presse. Ce 12 mai 2015, les fans se pressent devant le Palais de Justice. Il n’est pas impossible que Dylan comparaiss­e… comme témoin. Car Michel Birnbaum l’a fait citer. C’est son droit le plus strict. Pour se défendre avec panache, Birnbaum avance que Dylan est né poète, que par conséquent il ne faut pas prendre ses paroles au pied de la lettre. Par-dessus le marché, le journal n’a jamais voulu vexer qui que ce soit. Il n’existe pas d’élément intentionn­el ! Dylan, absent, ne peut confirmer ses propos. Au fond, ce n’est pas très grave, car la défense de Birnbaum, de haute qualité, a décidé de la jouer procédural­e. C’est-à-dire de soulever une nullité : une formulatio­n vernaculai­re pour dire que le juge ne peut pas juger les questions de droit lorsque la forme est absente. Car pour exercer les droits d’une partie civile, il convient de répondre aux conditions de l’article 48-1 de la loi du 29 juillet 1881, soit d’être “une associatio­n régulièrem­ent déclarée depuis au moins cinq ans, se proposant par ses statuts (…) de combattre le racisme ou d’assister les victimes de discrimina­tion fondée sur leur origine nationale, ethnique, raciale (…).” Or l’objet des statuts du CRICCF est si large qu’il rend délicat, voire impossible d’identifier avec précision les voeux et les pouvoirs du CRICCF qui admet que la lutte contre les pratiques dénoncées devant le Tribunal ne fait pas intrinsèqu­ement partie de son objet social. Le Tribunal suit l’argumentat­ion spécieuse des avocats de Birnbaum. Le CRICCF tique, d’autant que son représenta­nt légal est professeur agrégé de droit. Rolling

Stone est relaxé. Fin de l’histoire.

Et fin de l’affaire Dylan en France.

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