PEU DE GENS LE SAVENT
MON MOIS A MOI
Rick Beato dissèque les grands disques, ainsi que les tubes du moment, sur sa chaîne YouTube. Ce musicien-compositeurproducteur chevronné a une très bonne oreille, ses explications sont toujours souriantes, il est très fort et ne se la pète pas. Ainsi, pour le centième épisode de sa série “What Makes This Song Great?”, il analyse, rationalise et rejoue note à note “Do You Feel Like We Do”, en compagnie de Peter Frampton : “…cette partie du solo est un super exemple du jeu de Peter, il passe du mode dorien au mixolydien, quand je dis un Ré dorien, c’est toujours un accord de Fa ; Fa sixième, c’est en fait un ré mineur avec un Fa en bas, Ré dorien, puis Ré mixolydien”, il arrive à dire ça sans la moindre pédanterie. Mettre la musique en équations m’a toujours barbé, mais avec lui ça marche.
Six livres extra : Francis Dordor, “Disquaires Une Histoire” (GM, 30 €), Iain Levison, “Un Voisin Trop Discret” (Liana Levi, 19 €), Jonathan Coe, “Billy Wilder Et Moi” (Gallimard, 22 €), Patrice Jean,
“La Poursuite De L’Idéal” (Gallimard, 23 €), Vincent Cocquebert, “La Civilisation Du Cocon (Arkhê, 16,50 €), Laurent Chalumeau, “Vice” (Grasset, 19€).
Quatre chansons d’été : Coral Pink, “People I’ve Known” (Nice Guys), Nina Savary, “Second Guessing” (Tin Angel Records), Mndsgn, “Medium Rare” (Stones Throw Records), James Righton, “Release Party” (Because).
Une question : pourquoi diable 330 spectateurs ont collé un pouce baissé au “Summertime” de Billy Stewart sur YouTube ?
Un chiffre : 60 000. Soixante mille. C’est le nombre de nouveaux titres mis en ligne sur Spotify chaque jour. 20 millions de morceaux par an, quasiment une oeuvre à la seconde. Et ça n’inclut pas Soundcloud, Bandcamp et toutes ces musiques qui ne passent pas le cap de l’encodage ISRC… Difficile ensuite de reprocher à Axl Rose et Polnareff de mettre du temps à fignoler leurs albums. On ne va pas se plaindre de cette profusion, trier, faire passer un examen, c’est super que les créations puissent se diffuser sans filtre, mais comment ne pas être étouffé dans la cohue, et comment un musicien peut-il vivre de l’enregistrement de sa musique aujourd’hui ? Pendant longtemps, on nous a expliqué qu’on s’y prenait comme des manches avec Internet, que la solution c’était la gratuité, avec tout l’arbitraire qui s’ensuit (subventions, oligarques mécènes, etc.). Le streaming est arrivé comme une alternative imparfaite à cette chimère, et les mêmes qui trouvaient il y a quinze ans que la musique devait être gratuite disent aujourd’hui qu’elle ne rapporte pas assez de fric. En France, ils sabotaient déjà les concerts de Gong et les festivals pop de l’été 1970, enfonçant les barrières au cri de “musique pour le
peuple”, au point qu’il a fallu attendre 1981 pour que des rassemblements d’importance puissent se dérouler ici. Quand des artistesentrepreneurs sont arrivés avec des espèces à placer et qu’ils ont acheté des écoutes, comme certaines boîtes le faisaient jadis pour faire décoller les 45-tours, on nous a expliqué qu’on ne comprenait rien, qu’on était largués. Leur marketing a payé, ils règnent. Les nouveaux baby-boomers ont pris le pouvoir, et ceux d’avant vivent la relégation qu’ils ont fait subir à Gloria Lasso en 1962.
Je n’ai jamais eu de manager. Pas assez dans l’assiette pour nourrir une bouche en plus, et puis je tiens à écrire les arrangements des morceaux que je signe et régler mes comptes tout seul, même si je suis plus efficace pour ceux de mes amis que pour les miens (à propos, David Barat, Fred Fortuny et Stéphane Amiel, merci de régulariser votre situation). Mais si j’avais eu besoin de quelqu’un pour me défendre, j’aurais aimé qu’il voie la vie en grand comme Marc Francelet. Cet influenceur très particulier publie ses mémoires (“L’Aventurier”, Le Cherche-Midi, 20 €). Il a plus la silhouette de Nastase que celle d’Iggy, pourtant c’est aussi captivant que “I Need More”. Une fois qu’on a commencé de le lire, on ne peut pas le lâcher (comme lui avec les jets privés). C’est un bel exemple de résilience (mot à la con) : à chaque séjour en maison d’arrêt, il vend un scoop à Paris Match. L’animal a le don pour les fréquentations intéressantes (“J’aime admirer. Rien n’est plus doux que l’admiration.”) : Belmondo, Sagan (“Elle avait cette vertu rarissime de ne pas accabler
les coupables”), Izi Spighel ou Tarek Aziz. Vous l’aurez compris, c’est pas les souvenirs de Bono (il attrape le palu en passant vendre un système d’écoutes téléphoniques à Charles Taylor), mais c’est aussi instructif, et il y a des flashs sublimes, comme Johnny chantant Brassens dans une maison de retraite, ou déboulant avec Long Chris à Saint-Lazare en tenue de cow-boy pour passer le week-end dans un ranch d’Eure-et-Loir. Au moment où ce mot a perdu tout son sens, Francelet donne une bonne leçon de rock acrobatique, et montre qu’on n’a pas besoin de se lever tard pour sentir la poudre.
Nicolas Ker, lui, vient de s’éteindre à cinquante ans, je ne sais pas de quoi mais grosso modo on peut dire qu’il est mort du rock, plus exactement de l’idée qu’on s’en fait. Ce n’était pas “le dernier (vrai)
rockeur français” (L’Obs), mais c’était peutêtre le dernier qui croyait à l’imagerie du rock. Il y a treize ans jour pour jour, le 17 mai 2008, Nikola Acin était tombé dans le même traquenard, dans les deux cas c’est triste, et ce n’était pas inéluctable. Combien ici ont flambé en voulant suivre les icônes du cool ? Pour Ker, les personnes qui s’extasiaient devant ses frasques gagneraient à se remettre en question, tel ce montreur d’ours du service public, ravi pour ses audiences de le voir se vautrer en arrivant sur le plateau (l’underground n’est toléré qu’à condition d’être aberrant, foufou, de stocker des crottes dans un congélateur, etc.). Il ne faut pas avoir été en studio avec des junkies pour croire qu’on fait de la bonne musique en se droguant, c’est exactement l’inverse : les grands disques qui ont été enregistrés sous psychotropes auraient été encore meilleurs à jeun.