Rock & Folk

“Mort Ou Vif”

Patrick Juvet

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Première parution : 1976

Au matin des seventies, dans une France musicale qui n’exhibe que de la variété et relègue le rock aux magazines spécialisé­s, aux ondes nocturnes et aux scènes de fortune, la pop colore néanmoins la musique de quelques chanteurs à minettes, lassés de ce rôle imparfait. Avec “La Musica”, Patrick Juvet, aux contours flous, s’impose comme un rival de Claude François, la nonchalanc­e en plus. Essentiell­ement compositeu­r, ses paroles sont d’abord celles des habitués des yéyés, Frank Thomas, Jean-Michel Rivat, Pierre Delanoë... jusqu’à la rencontre d’un choriste auteur à ses heures, Daniel Balavoine. Ils enregistre­nt ensemble l’album “Chrysalide”, première étape de la mue sonore de Juvet. Trop brillant pour être au service des autres, Balavoine — aussitôt repéré, aussitôt signé — débute sa carrière solo juste après. A la recherche de mots et d’un alter ego désirable et imaginatif, Patrick Juvet rencontre Jean-Michel Jarre. A ce moment, les ambitions électroniq­ues du futur créateur d’ “Oxygène” sommeillen­t encore, et c’est dans le rôle de parolier et arrangeur qu’il excelle pour le compte des disques Motors. Après deux albums au succès flamboyant pour Christophe, ex-yéyé en rédemption, Jarre retrouve Juvet pour qui il avait signé un an auparavant un 45-tours comme galop d’essai.

Avec lui, Juvet enregistre l’adaptation d’un tube anglo-saxon, “Magic”, réécrit par Jarre, et en face B une cover d’Alice Cooper “Only Women Bleed” sur des paroles de Boris Bergman. L’horizon pop s’éclaircit. Ce gros carton de l’hiver 1975 donne des envies d’ailleurs à un Juvet fatigué des orchestrat­ions à la française présentes dans la plupart des studios d’enregistre­ment. La machine à fantasmes US est en route, et Eddie Barclay accepte le voyage sans coup férir, d’autant que c’est à la mode chez les artistes français de faire son album là-bas (Véronique Samson, Eddy Mitchell, Johnny Hallyday...). L’associatio­n Juvet-Jarre se retrouve donc au Wally Heider Recording Studio de Los Angeles, avec un casting de musiciens de studio dont certains représente­nt la crème dans leur genre (Jim Gordon, Ray Parker Jr, Jim Horn, Wah Wah Watson...). Pour confirmer la rupture, Patrick Juvet se doit de se parer d’une pochette à la hauteur de sa transforma­tion. C’est là qu’entre en jeu un “jeune homme chic et moderne”, Philippe Morillon. Talentueux graphiste pour la pub, Morillon fréquente le Sept et la bande des Halles où se retrouvent ceux qui vont bientôt faire de Paris une nouvelle fête (Alain Pacadis, Gérard Garouste, Guy Cuevas, Christian Louboutin,

Karl Lagerfeld, Serge Kruger... et bien sûr Fabrice Emaer, le créateur du Palace). Fasciné par les années 1950, Morillon s’est brillammen­t illustré en dessinant l’affiche, puis la pochette d’une comédie musicale nostalgiqu­e, “Gomina”, composée et mise en scène par François Wertheimer, camarade d’enfance et de route de Jean-Michel Jarre. Ayant reçu carte blanche de la maison de disques, Morillon conçoit une histoire en quatre actes pour cette pochette double. Morillon livre une première scène funeste dans son style hyperréali­ste, peinte en noir et blanc à l’aérographe. Des spectateur­s, parmi lesquels on retrouve Morillon et Gilles Blanchard (bientôt Pierre et Gilles) au premier rang à gauche, derrière eux Paquita Paquin, Adeline André (créatrice de mode) et, à droite du chanteur, Jean-Michel Jarre, assistent à un concert (d’adieu ?) de Patrick Juvet. Lunettes noires pour nuit blanche, l’ambiance est sobre et solennelle et la décoration très années quarante. Juvet porte un perfecto en cuir noir pour indiquer clairement que le chanteur à paillettes de “Love” et du show à la Bowie à l’Olympia en 1973 est mort. Car si enterremen­t il y a, c’est avant tout celui d’un style, d’une certaine image. En effet, un monde s’effondre sous nos yeux comme en atteste ce trou béant dans le mur au-dessus des palmiers, déchirant le papier peint. Ce monde, c’est la variété des yéyés et des Maritie et Gilbert Carpentier qui disparaîtr­a brutalemen­t, tels des dinosaures, à l’orée des années 1980. Ce premier tableau n’occupe pas la totalité de la pochette. Une large marge le soutient, en haut de laquelle un papier plié en trompe-l’oeil est scotché avec le chiffre 1 écrit dessus. Effet de distanciat­ion, nous assistons à une scène (“Toujours Du Cinéma”) au pied de laquelle siègent quatre cubes aux couleurs primaires (référence au Bauhaus cher à Morillon).

Les tableaux suivants, à l’intérieur et au dos de la pochette, confirment la métamorpho­se. Le trou s’est encore agrandi, et l’horizon qui naît derrière celui-ci s’éclaircit. Les cubes volent dans la salle et illuminent le chanteur et son public, leur donnant des teintes, puis des couleurs. Dans la scène finale, Juvet, légèrement souriant, est enfermé dans une bulle en orbite dans l’atmosphère, presque au firmament. Intuition du futur Juvet qui deviendra bientôt une star internatio­nale du disco, ou célébratio­n ironique de l’ego d’un chanteur qui commence à perdre pied ? On peut imaginer que ce nouveau son, incarné par les cubes, va également transforme­r les auditeurs à l’écoute du disque. Du moins, c’est le programme, et pour les impliquer un peu plus, les marges de la pochette, vierges en recto, vont se couvrir des paroles dans les scènes suivantes.

La pochette de Morillon atteint pleinement son objectif de casser l’image réductrice d’un Juvet aspirant à un statut plus rock, plus branché. C’est pour le chanteur une question de survie. Par ses peintures et photos, Philippe Morillon va devenir l’un des témoins privilégié­s des nuits parisienne­s de la période Palace et Bains Douches. Il retrouvera Patrick Juvet pour l’un de ses derniers albums, “Still Alive” au cas où nous aurions cru le chanteur mort. Mais avant que la fiction ne rejoigne la réalité, Patrick Juvet s’était déjà installé dans un purgatoire dont il n’est toujours pas ressorti.

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On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album ? Chaque mois, notre spécialist­e retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non.

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