Rock & Folk

“Je redoute la vieillesse. Très peu de gens âgés sont heureux.”

1966 : Jagger donne son avis sur la mode, la politique, les Beach Boys... et tout le reste

- Jack Hutton

Les Américains sont “épouvantab­les”. Les Beach Boys sont des “rugbymen”. Les Beatles sont “très limités”… Alors que le monde a envie d’être choqué par les Stones, Mick Jagger confie ses opinions à l’attentif JACK HUTTON, puis répond à une rapide interrogat­ion du Melody Maker.

Le chanteur des Stones débarque pour son interview à bord d’une Mini (“du garage de Brian Epstein”) équipée d’une radio et d’un volant en bois. Sa nouvelle Aston Martin est en réparation. Il galope dans les escaliers en veste écrue rayée, chemise bleu clair, pantalon et chaussures blanches et lunettes noires. Armé d’un verre de Bell’s-Coca, il s’attaque aux sujets avec plaisir, franchise et humour.

Quand Keith Richard et toi écrivez des chansons, vous en jetez parfois ?

Oh oui, je crois qu’on en a écrit environ deux cents. On n’en écrit pas tant que ça pour les autres. En général, elles sont censées être pour nous. On enregistre tout ce qu’on fait. On laisse tourner la bande et Keith et moi chantons : “Daaa-eee-daaa-daaad.” On chante n’importe quoi et, parfois, ces bêtises constituen­t la chanson.

Sur “Paint It, Black”, est-ce que vous utilisez différente­s chansons pour faire de l’effet ? Vous avez tout planifié ?

Bien sûr que non. Parfois, on imagine des choses comme “Lady Jane”. C’était calculé avant d’aller en studio. Mais “Paint It, Black” devait simplement être une chanson de groupe beat.

C’était une parodie ?

Oui. Si tu avais été en studio, tu aurais vu que c’était une blague. On a mis Bill au piano et il joue dans un drôle de style. Il fait : “Bi-jing, bi-jing, bi-jing”, ce genre, et on s’est tous mis à faire “Bi-jing, bi-jing, bi-jing” et c’est comme ça que tout a commencé. On était à Los Angeles. Et on a collé un sitar, parce que ce type a débarqué. Il était dans un groupe de jazz, il jouait du sitar en pyjama. Et on s’est dit : “Oh, ça va bien sonner parce qu’il y a ce truc qui fait g-doing, doing, doing, etc.”

Aujourd’hui, les gens mettent plus de temps à faire des singles.

Oui, c’est possible. Je ne pourrais pas en prendre autant que les Beatles. Je perdrais toute l’excitation.

As-tu écouté des morceaux du nouveau LP des Beatles ?

Oui, la plupart. Ils sont très bons. Ils ont mis longtemps, ça a nécessité beaucoup de soin et d’attention. Ils ont utilisé beaucoup de sons et d’instrument­s qui étaient sur Rubber Soul. Et des choses plus normales comme des cordes et d’autres instrument­s.

Penses-tu que l’avenir des Rolling Stones soit dans des tournées mondiales ?

Non. Je n’aime pas vraiment en faire. Je préfère tourner ici que partout ailleurs. Mais ça ne fait pas si longtemps qu’on a un succès internatio­nal et on vient de finir de tourner partout pour la première fois. On a été dans tous ces petits lieux parce que les jeunes écrivent et achètent nos disques. On estime qu’on devrait jouer chez eux une fois. Beaucoup de jeunes ont écrit d’Afrique du Sud et sont très déçus qu’on n’y aille pas.

Tu irais en Afrique du Sud ?

Oui, je ne vois pas ce qu’il y a de mal à aller là-bas. Est-ce mieux de jouer devant un public blanc et un public noir ou de ne pas jouer du tout ? Qui est le perdant ? Est-ce que les Noirs vont gagner quelque chose du fait de ne pas nous voir s’ils le voulaient ?

Irais-tu si on disait que vous ne pouvez jouer que pour les Blancs ?

Oh non. Mais ils ne diraient pas ça. Ils veulent juste qu’il y ait une ségrégatio­n dans le public. Ce n’est pas très différent en Amérique. On peut annoncer : “On ne jouera pas là où il y a de la ségrégatio­n” mais c’est surtout pour des questions de publicité. Sils veulent séparer les Noirs des Blancs, ils y arrivent, quoi qu’on fasse. Ils ne laisseront pas les Noirs entrer. Ça a été le cas quand on a joué à Birmingham, en Alabama. On n’a rien pu faire. On avait une clause dans notre contrat, mais comment le prouver avant la fin du concert ? Ce n’est pas comme de jouer à Kilburn ! À Kilburn, il n’y aurait que des Irlandais et des Noirs.

Tu n’aimes toujours pas trop l’Amérique ?

Je la déteste. J’aime certaines choses en Amérique. J’aime Los Angeles parce qu’il fait beau et ça change de l’Angleterre. La vie est facile pendant deux semaines. Matérielle­ment, c’est fantastiqu­e en Amérique. Ce sont les gens qui sont épouvantab­les. Ce serait un grand pays s’il n’y avait personne. Le Vietnam a changé l’Amérique. Ça l’a divisée et a fait réfléchir les gens. Il y a beaucoup d’opposition – bien plus que tu le penses, car les magazines américains s’en moquent. Elle est caricaturé­e. Mais il y a une opposition réelle. Avant, les Américains acceptaien­t tout – “Le bien et le mal de mon pays.” Mais à présent, beaucoup de jeunes disent : “Mon pays devrait faire le bien, pas le mal.”

T’a-t-on posé des questions à ce sujet en Amérique ?

Oui. J’ai répondu ce que je viens de dire. Si tu n’es pas américain, ce n’est pas un manque de patriotism­e. Si les Beach Boys disaient ça, ça passerait mal.

Peux-tu parler de votre film ?

Non, je ne suis pas censé le faire – je ne peux pas trop en dire, parce que c’est un peu idiot. Mais on va jouer dedans.

Et les soi-disant remarques de l’auteur, Dave Wallis, en apprenant que les Stones allaient tourner son histoire ?

Je ne sais pas trop ce qu’il a dit. D’ailleurs, c’était censé être sa femme. Ça a pu être déformé. Il traite ça comme une grande oeuvre littéraire. C’est juste une bonne histoire. On la modifie. Il n’en a pas les droits, mais nous, oui. Bob Dylan – es-tu au courant qu’il est supposé copier Mick Jagger ?

Je le lis souvent. Je n’ai jamais vu Dylan. Enfin, je l’ai vu, mais jamais rencontré. On ne s’est pas parlé. Tout le monde lui a parlé, pas moi. Il m’a invité l’autre soir, mais je n’y suis pas allé.

Tu aimes son single actuel : “Rainy Day Women Nos. 12 & 35” ?

Oui, c’est marrant.

Ses paroles ont-elles un sens ?

“Allons nous défoncer”, oui.

Et “Paint It, Black”?

Ça veut dire, peins-le en noir. “I Can’t Get No Satisfacti­on” a un sens littéral. Le reste de la chanson est un simple développem­ent.

Ça t’ennuie si le public ne comprend pas tes paroles ?

Pas vraiment. C’est le son qu’on recherche. Même si le public connaît presque toutes les paroles. Les gens disent qu’ils ne comprennen­t pas les paroles des disques depuis les débuts du rock’n’roll.

Que penses-tu du fait que Sinatra soit revenu dans le Top 10 ?

J’ai vu plus étrange. Je n’ai pas entendu son disque. Ce genre de choses arrive parfois. Comme Ken Dodd.

PENSES-TU que les Rolling Stones sont toujours aussi reconnaiss­ables sur leurs singles ? Oui. Je ne prends pas la grosse tête, il se trouve que je suis le chanteur et je pense que les gens reconnaiss­ent tout de suite ma voix. Si c’est le cas, ils ne vont pas se dire : “Oh ouais, c’est les Rolling Stones. Mais ça ne sonne pas comme eux.” Sinon, ils ne nous auraient pas reconnus. Que penses-tu des Beach Boys ?

Je déteste les Beach Boys, mais j’aime Brian Wilson. Il est très gentil et différent des autres. Ils sont tous assez stupides, comme certains des groupes quand ils ont débuté qui faisaient tout le temps les idiots et se foutaient de la gueule de tout le monde. Comme beaucoup de rugbymen qui envahissen­t un pub. Je viens d’avoir l’album Pet Sounds des Beach Boys. Il est bon. Je n’aime pas trop les chansons. Je trouve que ce sont de très bons disques, Brian Wilson est un grand producteur. Mais il pourrait varier le son des voix. Le son, pas les harmonies, me tape un peu sur les nerfs. Si tu voyais les Beach Boys, tu n’en croirais pas tes yeux. Le batteur n’a pas l’air de savoir garder la mesure. J’aime ce que fait Brian Wilson. C’est très Hollywood, très doux. Il écrit des paroles incroyable­s – elles sont très naïves. Je n’oserais pas écrire ça. “Ça vaut la peine d’aller à Disneyland/ Oh yeah.”

Les gens n’écriraient pas des paroles comme ça à Londres ?

Non, parce qu’ils ne sont pas “fiers” de leur pays et ne le voient pas comme étant romantique. Les Américains sont élevés à penser que leur pays est romantique. Genre “Les filles de la Côte Est sont branchées” et le reste. Et “Les filles du Nord, vu comme elles embrassent…” C’est tellement naïf que c’en est incroyable.

Quel était l’objectif des Rolling Stones à l’époque où vous jouiez dans des clubs, à Richmond ou ailleurs ?

Virer le jazz traditionn­el des clubs. Je n’ai rien contre, mais la National Jazz Federation a tenté de nous baiser tant de fois qu’on se sentait comme des opprimés luttant contre un gang internatio­nal. Et on les a battus. On se voyait comme un groupe de R’n’B, et peu importe de quoi on nous qualifiait. On ne trouvait pas que le jazz tradi plaisait aux jeunes. Je pense qu’on avait raison. Ça nous a pris du temps de le prouver, et les gens ont tenté de tant nous rabaisser qu’on les détestait tous. Au final, le jazz traditionn­el a été viré, les clubs étaient pleins de groupes de rock’n’roll et ça nous allait.

Tu te vois où dans dix ans ?

Mon Dieu ! J’espère être acteur et pouvoir faire un disque à l’occasion. Frank Sinatra fait les mêmes disques qu’il y a quinze ans. On pourrait dire que, techniquem­ent, il est un million de fois meilleur que moi, mais ça ne veut rien dire en termes de ventes. Peu importe le style, si on est assez connu, on peut avoir un hit tous les cinq ans environ.

Ça t’ennuie si un single des Rolling Stones n’est pas directemen­t n° 1 ?

Non. Cinquième, c’est bien. Tant que le disque se vend à quatre ou cinq cent mille exemplaire­s. EMI donne des chiffres incroyable­s pour les disques des Beatles.

À combien un disque doit-il se vendre pour être n° 1 ?

À 150 000 exemplaire­s. C’est ce qu’a vendu Manfred Mann il y a trois semaines. Les Walker Brothers sont restés au top quatre ou cinq semaines et ils n’ont vendu qu’un quart de million de disques. Notre plus grosse vente a été “It’s All Over Now”, il n’a été n° 1 que dans le Melody Maker et on en a vendu environ

800 000.

Penses-tu que les Rolling Stones seront toujours là dans dix ans ?

C’est peu probable. Mais on existe depuis quatre ans et c’était peu probable. Les gens disent des trucs comme : “Le film va sortir en mars et puis on fera une petite tournée” et ils écrivent des choses sur des petits bouts de

“JE DéTESTE LES BEACH BOYS, MAIS J’AIME

BRIAN WILSON. IL EST TRèS GENTIL… ILS SONT TOUS ASSEZ STUPIDES” MICK JAGGER

papier et signent des contrats ! C’est très étrange.

Penses-tu que le prochain film des Beatles sera très important et qu’ils pourraient se retrouver en plein dilemme ?

Je trouve les Beatles très limités. Tous les groupes le sont, mais je les trouve très limités car, par exemple, je n’imagine pas Ringo une arme à la main et jouant un méchant dans un film. C’est impossible. Je ne pense pas que ça le serait si c’était Brian. Les Beatles doivent faire des comédies. Leur dernier film était pourri. S’il y a un bon scénario, ça peut aller. C’est très difficile de poursuivre dans la comédie.

Ça t’agace quand on te questionne sur la politique ?

Pas vraiment, mais c’est très difficile de dire ce qu’on pense.

As-tu voté ?

Non, je n’ai pas voté la dernière fois. Personne n’est venu et m’a demandé de le faire, donc, merde. De toute façon, je savais que Quintin Hogg serait élu. Essaies-tu consciemme­nt de suivre ou de lancer des modes ?

J’achète simplement ce qui me plaît. On essaie de te lier à la mode dans les magazines – il y a des photos avec Françoise Hardy, etc.

Oui, je trouve ça un peu lassant. Je suppose que ça ne fait pas de mal au final. J’essaie juste d’acheter des choses que personne n’a. Je pense que je dois le faire. Tout le monde essaie de porter des choses bizarres. C’est simplement ce que je fais.

Tu aimes être vu dans des vêtements bizarres ?

Je trouve ça amusant. Je suppose que j’aime ça parce que je ne les porte pas pour mon propre compte.

Sors-tu beaucoup dans la rue ?

Oui, récemment, je suis allé avec Lennon dans Portobello Road pendant des heures. On s’est promenés et on a fait du shopping.

Ça t’ennuie quand les gens te demandent un autographe et précisent : “Ce n’est pas pour moi” ?

Je me suis habitué. “Ce n’est pas pour moi, c’est pour fils qui est à l’hôpital avec un trou dans la tête.” Ou “Fais-le pour Johnny, il est handicapé et sa soeur a une leucémie.” Si mes gosses avaient une leucémie, je n’irais pas le dire partout. C’est incroyable le nombre de gens avec des enfants handicapés. J’ai l’air méchant de dire ça, mais ce n’est pas le cas. Je donne un autographe de toute façon. Je ne peux pas en faire un spécial ! Les gens sont drôles. Quand ils me disent que ce n’est pas pour eux, ça l’est vraiment. Une mamie d’environ 50 ans m’a abordé dans la rue l’autre jour et s’est mise à m’embrasser. Elle a dit : “Viens prendre un verre”, et j’ai répondu que j’étais pressé. Une autre est arrivée et a dit : “J’aime tous tes disques. Tu sais quel âge j’ai ?” Et j’ai dit : “Non. 40 ans ?” Elle m’a dit : “Non j’en ai 74.” Elle avait l’air d’en avoir 60, elle était pas mal, mais merde. Elle l’a fait quatre fois.

Côté paroles, penses-tu que les gens tentent de voir trop de choses dans des chansons comme “Satisfacti­on” ?

Oui. “Girlie Action” était en fait “Girl Reaction”. Ils ne comprennen­t pas la phrase la plus cochonne de “Satisfacti­on”. Ça dit : “Mieux vaut revenir la semaine prochaine, car tu vois, je suis dans une période de malchance.” Ils ne pigent pas. Ça parle de la vie, de ce qui arrive avec les filles. Pourquoi ne pas écrire là-dessus ?

Quels disques achètes-tu ?

Je n’achète pas ceux des soi-disant chanteurs de qualité comme Tony Bennett. Il est horrible, tellement kitsch. En fait, je vais acheter un LP de Tony Bennett parce qu’il fait un truc fantastiqu­e dessus. Impossible d’aller plus loin. Entre chaque morceau, il dit : “Merci beaucoup. J’aimerais vous chanter une chanson qui m’accompagne depuis des années, écrite par des gens merveilleu­x”, puis il fait “I Left Me Tart In San Francisco” ou autre, et il dit : “J’aimerais vous présenter mon arrangeur…” Il n’en rate pas une. On ne peut pas faire mieux. Je viens d’acheter des LP de jazz, je l’admets. Ornette Coleman. Je me suis dit que je pourrais y trouver des idées.

Ça t’a plu ?

Je ne l’ai pas encore écouté ! J’aime Jimmy Smith. Pas son single, une horrible tentative d’être commercial. “In Crowd” de Ramsey Lewis était bien. Mais “Hard Day’s Night” ne fonctionna­it pas – je trouve qu’il n’y avait pas de mélodie.

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MELODY MAKER 28/05 & 04/06/1966
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