Rock & Folk

Michael Lindsay-Hogg

Pionnier de la captation rock dans “Ready Steady Go” et les clips sixties (“Jumping Jack Flash” et “Hey Jude”, c’est lui), le réalisateu­r raconte ses souvenirs de tournage de “Let It Be”, réinventé en “Get Back” par Peter Jackson.

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ROCK&FOLK : Avez-vous été consulté pour la “relecture” des images que vous avez tournées en janvier 1969 ?

Michael Lindsay-Hogg : Apple a toujours su que mon film et le footage inédit avaient une valeur historique ainsi que financière car, croyez-le ou non, c’est aussi cela qui les intéresse… Pendant quinze ans, ils ont eu des projets de “documentai­res sur le documentai­re”, pour lesquels ils venaient à chaque fois m’interviewe­r. Ils ont accumulé plusieurs versions de ces docs prêts à l’usage, au cas où ils se mettraient d’accord pour une réédition de “Let It Be”. Il en était question en 2000, puis en 2003, etc.

R&F : Mais à chaque fois, rien ?

Michael Lindsay-Hogg : Exact. Il y a trois ans, Jonathan Clyde, d’Apple, un ami qui était monté maintes fois au créneau pour faire avancer ce dossier, m’invite à boire un thé. Et là, il m’annonce que Peter Jackson a vu les images et s’est dit prêt à essayer d’en tirer quelque chose. Il s’attendait à ce que je parte en vrille : “Vous n’avez pas le droit, etc.” Mais j’ai juste dit : “Super”.

R&F : Grand seigneur !

Michael Lindsay-Hogg : Bah, c’est derrière moi… Peter a tenu à ce qu’on se rencontre, il m’a posé des questions pour que j’éclairciss­e certains points, m’a demandé mon avis sur d’autres… À chaque fois qu’on s’est croisés, il m’a montré des bouts de son montage et fait admirer ses outils technologi­ques. Vous savez comment sont les types avec des guitares, ils passent leur temps à gratouille­r, même en pleine discussion. Peter a les logiciels pour séparer les sons et refaire émerger le dialogue là où, nous, on entendait juste “giling giling” sur nos prises d’époque… Il m’a aussi montré des comparatif­s avec l’écran divisé en deux, “Let It Be” d’un côté et “Get Back” de l’autre, où l’on distingue le moindre brin de cheveux. C’est étonnant, très frais, même si pour la ressortie de mon film, on reviendra à une image plus “cinéma”.

R&F : C’est prévu ? Michael Lindsay-Hogg : Théoriquem­ent oui, reste à savoir quand et sous quelle forme…

Sorti en pleine séparation

R&F : L’ambition affichée de Jackson — et des Beatles survivants — est de rétablir la “vérité” selon laquelle ces séances étaient moins sinistres que ce que l’on perçoit dans votre film…

Michael Lindsay-Hogg : La dernière fois que j’ai regardé “Let It Be”, je me suis demandé d’où venait cette réputation de film dépressif, de “downer” comme dit Ringo. Moi, j’y vois un concert où ils sont irrésistib­les, de la camaraderi­e, de la tendresse, comme quand George

aide son pote à terminer “Octopus’s Garden”… Ok, il y a la scène où il dit à Paul : “Si tu préfères, je ne joue pas du tout.” Mais dans n’importe quel job artistique, ce genre d’échange fait partie du quotidien. Sauf que le film est sorti en pleine séparation, et cette discussion mineure est devenue le signal lumineux qui clignotait en affichant “Break up ; break up!”.

R&F : Vous pensez que les spectateur­s ont projeté leurs fantasmes sur la “fin du groupe” ?

Michael Lindsay-Hogg : Au moins en partie, oui. Le film était monté, fini, validé, prêt à sortir en septembre de 1969, soit avant que les choses ne tournent au vinaigre. Je voulais d’ailleurs mettre un carton au début : “Ces images ont été tournées entre le 2 et le 30 janvier 1969”, pour que le spectateur ait un minimum de repères…

R&F : Dès le début, Paul qui joue du Chopin, les studios de Twickenham immenses et vides… il y a un sentiment de mélancolie.

Michael Lindsay-Hogg : On commence par un gros plan sur le cachebatte­rie iconique de Ringo, avec le logo Beatles, que l’assistant récupère pour le balancer à l’arrière d’un piano. C’était ma manière de définir le ton général, et d’établir qu’il s’agissait en quelque sorte de l’anti-“Hard Day’s Night”. Pas les Beatles fictionnés de 1964 mais les Beatles réels de 1969. Rien de plus. Mais c’était beaucoup… Surtout qu’à la base, il n’était pas question d’un documentai­re !

Onzes caméras

R&F : C’est-à-dire ?

Michael Lindsay-Hogg : On devait faire une captation d’un concert pour une télé US, et juste filmer les répétition­s pour réaliser une bandeannon­ce. Mais quand George a quitté le groupe quelques jours, sa condition pour revenir était qu’il ne soit plus question de concert. Du jour au lendemain, le TV Special a été annulé et on s’est retrouvé avec un docu à inventer.

R&F : Le toit, c’est votre idée ?

Michael Lindsay-Hogg : Je venais de faire le “Rock’n’roll Circus” pour les Rolling Stones. Quand je l’ai montré à Mick Jagger et Keith Richards, ils ont trouvé que les Who avaient été meilleurs qu’eux. Ils voulaient tourner à nouveau leur performanc­e, mais le décor avait été détruit. Quelqu’un a proposé d’aller au Colysée de Rome. Mais de quoi ça aurait eu l’air après quarante minutes dans notre petit décor de cirque ? Ridicule. Voilà comment le film est passé à la trappe et n’a été distribué que vingt-huit ans après ! Imaginez : ces discussion­s avaient lieu en parallèle du tournage de “Let It Be”, à quelques rues de là… Alors, quand on a quitté Twickenham pour aller à Apple, un endroit exigu aux murs tout blancs, tranchant avec les grands décors éclairés par Tony Richmond, je me suis dit que le même truc allait se reproduire. Et c’est là que j’ai proposé le toit, pendant un déjeuner, pour donner une vraie fin — donc un sens — au documentai­re.

R&F : Et leur réaction ?

Michael Lindsay-Hogg : Après le repas, on est monté, Paul, Ringo, Ethan Russell le photograph­e et moi… Personne n’a donné son accord mais Paul m’a dit de tout préparer au cas où… Je voulais le faire le mercredi suivant, mais le temps était trop moche. Le jeudi, les onze caméras étaient prêtes à tourner, une dans la rue, une sur le toit d’en face, une derrière un miroir sans tain dans le hall, au cas où les flics débarquera­ient — ce qu’ils ont fait — et huit sur le toit. Sans que rien ne soit encore acté ! On s’est retrouvé dans une petite pièce sous l’escalier qui montait vers le toit, eux quatre, plus Yoko et moi. Il devait faire 6 ou 7°C, avec un vent glacial, Ringo s’inquiétait pour les doigts des guitariste­s… George a dit : “A quoi ça rime ? Laissons tomber.” Paul insistait : “Allez, on va pas rester les bras croisés.” On avait un oui, un non, un bof… Et d’un coup, John a dit : “Fuck it, let’s do it.” Là, c’était comme s’ils avaient seize et quinze ans à nouveau, et que George n’en avait que quatorze : le tandem Lennon/ McCartney réuni, il était forcé de suivre.

R&F : Et les images sont sensationn­elles…

Michael Lindsay-Hogg : Oui. Tout y est : la complicité, le poids de toutes ces années passées à jouer ensemble, depuis la Cavern, Hambourg... Dans leurs regards, leurs attitudes, on peut voir combien ils sont heureux. ★

Bond girl Barbara Bach (tout homme marié avec une James Bond girl est un homme heureux) et un chemin tout tracé vers les Alcoolique­s Anonymes, dont seul le premier A saura le décrire fidèlement.

Étrangemen­t, le parcours filmique de chaque Beatle en solo est l’expression presque caricatura­le de l’idée que se fait l’inconscien­t collectif de leurs personnali­tés. À Ringo le rigolo répond John l’intello qui, dès la fin des sixties, se lance dans une poignée de films expériment­aux mi-malins mi-navrants concoctés sous l’influence de son épouse d’avant-garde. “Fly” suit une mouche voletant autour d’un corps de femme ; “Up Your Legs Forever” consiste en soixantedi­x minutes de plans de jambes (367 paires) filmées des orteils aux cuisses, avec les fesses de John et Yoko en climax final ; “Erection” propose dix-neuf minutes de vues de buildings en constructi­on, à ne pas confondre avec “Self-Portrait”, quarante-deux minutes du sexe de John maintenu en demi-molle. Le couple Lennono sera récompensé de ses efforts par une sélection au Festival de Cannes 1971, pas pour le zizi de John, mais pour “Apotheosis”, un ballon gonflé à l’hélium qui s’envole et disparaît au-delà des nuages.

Dans un tel contexte, Paul ne serait pas McCartney s’il ne s’était mis en tête de produire des dessins animés tout mignons sur le nounours Rupert ou une souris nommée Bruce McMouse, histoire de bien montrer que lui, l’avant-garde, il était déjà passé par là en 1966, et qu’il en fallait plus pour l’impression­ner. Sur les cinquante dernières années, l’oeuvre filmée de McCartney est constituée d’une trentaine de documentai­res à sa gloire plus ou moins réussis, et de toute une série de films d’animation plus ou moins inédits, dont le toujours inachevé “High In The Clouds”, un de ses livres pour enfants mis en mouvement par le fidèle Geoff Dunbar avec musique de Lady Gaga et Paulo Macca, qui finira bien par être netflixé avant la fin des années 2020. La plus fameuse de ces oeuvrettes dessinées (dans le sens anglais de “infamous” : célèbre mais à ses dépens) reste probableme­nt le court-métrage “Rupert And The Frog Song” en 1984, porté par un single assez merveilleu­x (“We All Stand Together”), dont le “frog chorus” (des grenouille­s chantantes) lui valut en son temps une chute quasi irrémédiab­le de crédibilit­é.

L’éternel recommence­ment

On est alors dans les années quatre-vingt. Depuis l’assassinat de John Lennon, les trois survivants sont littéralem­ent au point mort. Plus question de concerts pour le moment. Or, comme toujours avec eux, quand les pouces se tournent, les caméras ne mettent pas longtemps à en faire autant. Après avoir démarré les années 1970 en trombe, George Harrison a sérieuseme­nt ralenti. Les disques se sont faits rares (six albums en dix ans, le même nombre que Lennon et McCartney entre 1970 et 1975), il a fallu gérer un divorce (d’avec Patti Boyd), un procès pour plagiat (“My Sweet Lord”), un goût trop prononcé pour la coke, un remariage (avec Olivia Arias) et la naissance du petit Dhani. Son chemin vers le cinéma sera presque un accident, l’amitié avec les Monty Python le poussant à hypothéque­r sa maison de Los Angeles pour produire “La Vie De Brian” en 1979, dont le tournage allait être annulé faute de financemen­t. “George avait tellement envie de voir le film qu’il a payé le ticket de cinéma le plus cher de l’histoire”, dira Eric Idle. Harrison ne s’arrête pas là, accompagne les Python dans leurs entreprise­s solos (dont le “Bandits, Bandits” de Terry Gilliam) et fait de sa compagnie “Cousue-Main” (HandMade Films) l’une des

sociétés de production leader de l’Angleterre des années quatre-vingt (“Mona Lisa” de Neil Jordan, “Withnail And I” de Bruce Robinson, entre autres mini-classiques).

Le couple Lennono sera récompensé de ses efforts par une sélection au Festival de Cannes 1971

Dans un tel contexte, McCartney ne serait pas Paul s’il ne s’était mis en tête de produire lui aussi un film, un vrai, sans les Python mais avec encore plus d’argent à jeter par les fenêtres. Intitulé “Give My Regards To Broadstree­t” (1984), le projet, somptuaire, sera un gouffre planétaire. Il embarque Ringo, Linda, George Martin, mais aussi Eric Stewart (10CC) et Dave Edmunds (Rockpile). Le script, qu’il signe luimême ? Disons poliment qu’il n’aurait pas été fait “Sir” par la Reine Elizabeth s’il s’agissait là de son principal titre de gloire. Les chansons sont ok (un best of Beatles/ Wings/ solo, plus quelques inédits), mais le niveau de production se situe quelque part entre “Purple Rain” (Prince) et “Absolute Beginners” (Bowie), le talent en moins. La carrière d’acteur de Ringo n’y survivra pas, et McCartney lui-même y abandonne ses dernières illusions de mastodonte commercial.

Seul membre du groupe ayant obtenu un vrai succès personnel via le cinéma, Harrison finit à son tour par y laisser sa chemise. Le flop monstre de “Shanghai Surprise” (1986), comédie d’aventures exotiques avec le couple Sean Penn/ Madonna, pousse HandMade au bord du dépôt de bilan. Comme tout le reste, le jardinage, les visites sur les paddocks de F1, le ukulélé, les Travelling Wilburys, Harrison gérait sa boîte en hobby, à la manière d’un gentleman-farmer désintéres­sé. Ruiné et menacé de devoir faire ses cartons pour quitter son manoir de Friar Park, il donne le feu vert à l’aventure “Anthology”. Ironie suprême, la chute du guitariste par le cinéma provoque donc la reformatio­n virtuelle des Beatles pour un projet filmé, onze heures de documentai­re sur l’histoire du groupe avec, à la clé, la relance en fanfare de la structure dormante d’Apple, culminant aujourd’hui avec “Get Back” de Peter Jackson, le film/ mini-série qui rappelle que les Beatles sont un éternel recommence­ment.

Reste à essayer de comprendre pourquoi ces gens plus célèbres que Jésus dès 1965 (comme chacun sait) n’ont jamais cessé de se comporter comme si la gloire filmique était plus durable, voire plus désirable, que le succès pop, ce que le dernier demi-siècle s’est pourtant échiné à démentir avec constance, de Mick Jagger à David Bowie, de Michael Jackson à Prince, d’Elvis Presley à Madonna. Il faut peut-être revenir à l’impact originel de “La Blonde Et Moi” en 1957 sur les adolescent­s qu’ils étaient, saisis par le pouvoir de l’image et le caractère nécessaire­ment audiovisue­l du rock. McCartney a raconté qu’avec Lennon, ils se collaient des fausses moustaches pour aller voir le film en douce, alors qu’ils n’avaient pas l’âge requis pour admirer la poitrine légendaire de Jayne Mansfield. Il faut toujours prendre les histoires de Tonton Paul avec des pincettes, certes. Mais celleci dresse un portrait charmant de ces enfants de la Seconde Guerre mondiale qui, devenus demi-dieux, n’ont jamais cessé de vouloir qu’on les regarde, au moins autant qu’on ne les écoute. ★

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