The Fun Boy Three
“FB3”
Chrysalis
JUSTIFIANT SON LÂCHAGE DES SPECIALS, TERRY HALL REFAIT LE MATCH : “Dès sa formation, le groupe était chaotique, discordant. Un bon mélange de personnalités sur scène, mais pas en dehors. Vous savez, lorsque les membres de ‘Spinal Tap’ argumentent au sujet de la forme d’un sandwich : c’est drôle dans un sketch, pas dans la vraie vie.” Nous sommes le 9 juillet 1981, “Ghost Town” est numéro un des charts, The Specials jouent leur hit à Top Of The Pops. Drôle de moment pour une rupture : c’est là, au faîte de leur gloire, juste avant de se produire devant des millions de téléspectateurs, que trois des membres annoncent qu’après leur prestation, ils se barrent. Pour Terry Hall, Neville
Staple et Lynval Golding, l’aventure s’arrête ici.
Melon, arrogance ou inconscience ?
Il s’agit de trois sous-fifres, les vocalistes, qui s’éjectent du collectif le plus important du moment. Sur le premier album des Specials, en
1979, Hall et Lynval ne composent aucun morceau. Sur le second, 1980,
Hall cosigne un unique titre (“Man
At C&A”), même portion congrue pour Staples et Golding. Des miettes par rapport au songwriter officiel des Specials, le génie Jerry
Dammers. Terry veut caser “Friday
Night, Saturday Morning” ? Ce sera sur une face B. Il y a un leader, et un bataillon de George Harrison frustrés — qui décide donc d’aller voler de ses propres ailes. Les fous s’échappent de l’asile.
Concernant ces trois irresponsables, le pronostic est unanime : plantade assurée. Deux chanteurs et un guitariste rythmique (lui aussi vocaliste) ne peuvent former un groupe compétent. Lynval : “The Specials devait devenir gigantesque, comme U2 le sera : je me demande encore pourquoi nous avons formé The Fun Boy Three. En fait, notre premier single, il s’agit de nous trois, ‘The Lunatics Have Taken Over The Asylum’ : nous avions perdu la raison !” Ils ont aussi chopé la confiance, et pour cause : ils décampent avec cette composition, carrément fantastique. Horace Panter, bassiste des Specials : “Ils voulaient probablement que ce soit le nouveau single, après ‘Ghost Town’. Ils l’ont présenté au groupe, mais, peut-être pour éviter un refus, ils ont finalement préféré l’enregistrer de leur côté.” “The Lunatics Have Taken Over The Asylum” sort fin 1981, cinq mois après que le trio a mis les voiles. Sur la pochette du 45 tours, les membres, pour montrer l’ironie de leur contreseing, “Les Trois Garçons Fun” tirent la tronche. Il n’y a pas de quoi : c’est un succès — vingtième place des charts, alors que Jerry Dammers, qui désormais
officie sous le nom Special AKA, pédale dans la semoule. Personne n’a parié un kopek sur ce trio multiculturel, et pourtant : des supers songwriters. Le morceau débute par des percussions africaines, la mélodie surgissant grâce à un petit synthé et les harmonies vocales — volontairement froides, inexpressives. Les lunatics, ce sont Thatcher et Reagan, qui entraînent l’Occident dans l’escalade nucléaire alors que la famine ravage l’Afrique. L’album, le prodigieux “FB3”, avec des morceaux aussi renversants que “The Telephone Always Rings” ou “Alone”, confirme l’orientation musicale par rapport aux Specials : moins ska, plus tribal, new wave, expérimental. Plus minimal : il manque sept musiciens. Le trio a quand même recruté trois choristes sur quatre morceaux, des débutantes qui, grâce à eux, vont cartonner — Bananarama. Ils les invitent pour reprendre un classique, “It Aint What You Do (It’s The Way That You Do It!)” : quatrième place des charts. Retour d’ascenseur, les filles fun convient les garçons tristes sur “Really Saying Something”, encore un hit. Pressé, prolifique, le trio enregistre dans la foulée un second album, “Waiting” — où il est question de corruption, hypocrisie, injustice sociale, colonialisme. Fun ? Sur le bouleversant “Well Fancy That”, Hall parle d’un sujet dont il a été victime : la pédophilie. Il y a aussi “The More I See (The Less I Believe)”, “Things We Do”, plus deux nouveaux tubes, “The Tunnel Of Love” et “Our Lips Are Sealed”, coécrit par Terry et Jane Wiedlin des Go-Go’s, avec qui il a eu une aventure — chaque groupe en faisant sa version (et un hit), les Anglais surclassant de loin les Américaines. Fastueusement produit par un fan de sono mondiale, David Byrne, moins minimal (une douzaine de musiciens extérieurs participent), plus pop, globe-trotter, comédie musicale, “Waiting” prend une direction différente, le point commun avec “FB3” étant : aussi époustouflant — on dirait une version world des Sparks. Et puis Terry Hall s’en va monter The Colourfield. Là, il perd vraiment la raison — un irresponsable. Les deux albums de The Fun Boy Three, considérés comme récréatifs ou anecdotiques par rapport à ceux des Specials, une passade, dégringolade, sont pourtant aussi démentiels — inventifs, débridés, passionnants. Et sombres, rageurs : une définition très personnelle du fun. ★
Première parution : 12 mars 1982