“Untitled”
On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album ? Chaque mois, notre spécialiste retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non. Led Zeppelin
Première parution : novembre 1971
On mésestime souvent la sensibilité des artistes, même lorsqu’ils sont au sommet de leur gloire. Aussi, comment aurions-nous pu imaginer que Jimmy Page serait atteint par les critiques mitigées de “Led Zeppelin III”, pourtant vendu à six millions d’exemplaires et en tête des charts US et UK dès sa sortie ? En tout cas, c’est la raison qu’il a avancée pour proposer une pochette double, sans titre et sans nom, pour son nouvel opus. C’est un vieux tableau sur un fond pâle. Il s’agit d’une scène de vie rurale des plus banales. Pourtant, elle questionne : s’agitil d’un paysan ou d’un vagabond au vu de sa tenue rapiécée ? Transporte-t-il des branches pour un usage domestique ou pour un quelconque commerce ? Et finalement, que raconte cette scène en dehors de la pénibilité de la tâche qui fait plier le vieil homme ? Aucune indication ne précise le lieu ou l’époque. Elle pourrait être contemporaine ou du siècle précédent, se dérouler au printemps comme à l’automne. Le plus étrange est que l’homme regarde le peintre comme s’il s’agissait d’un photographe. Pourtant, Robert Plant affirme avoir acheté la toile chez un antiquaire à Reading, dans le Berkshire, et qu’elle date du XIXème siècle. Progressivement, on comprend que le tableau est accroché sur le mur d’une maison au papier peint décrépit et en lambeaux. Puis, en ouvrant la pochette double, on découvre dans la continuité de la photographie qu’il ne reste de la maison qu’un pan de mur au milieu d’un terrain vague. Et dans la perspective, on voit au loin la tour Salisbury dans le quartier de Ladywood, à Birmingham, et autour, des immeubles modestes de deux étages en brique rouge. La juxtaposition de ces deux plans souligne les politiques d’urbanisation moderne dévastatrices. Cette tour de cent seize logements sociaux d’une hauteur de cinquante-sept mètres achevée en 1968 gâche la perspective et détruit la nature. Et on a subitement le sentiment que la scène rurale du tableau aurait pu être peinte à cet endroit quelques décennies auparavant. Page a évoqué, lors d’une interview au sujet de ce cliché, une conscience écologique allant de pair avec la présence de ballades plus folk depuis “Led Zeppelin III”. On peut y lire également l’enlaidissement des banlieues, l’entassement des couches populaires passées de paysans à ouvriers, le règne de la quantité comme un signe des temps. Mais il n’y a aucune référence au groupe, à ses musiciens ou à leur musique. Le cliché a été réalisé par Keith Morris. Outre ses magnifiques photos de Marc Bolan, il est l’auteur de nombreuses pochettes, notamment “Five Leaves Left” de Nick Drake, “Fear”, “Slow Dazzle” et “Helen Of Troy” de John Cale, et la superbe “Malpractice” de Dr Feelgood. La pochette intérieure présente un dessin en noir et blanc qui se regarde en la mettant à la verticale. Il serait l’oeuvre d’un certain Barrington Coleby crédité “Barrington Colby MOM”
(Man Of Mystery ?). Ce Coleby/ Colby est si mystérieux que personne ne l’a rencontré ou ne connaît ses oeuvres.
Au sommet d’une montagne, un ermite appuyé sur un bâton tend une lanterne tout en regardant vers l’abîme. Ce personnage est inspiré de la carte “The Hermit” dessinée par Pamela ColmanSmith pour le Tarot divinatoire de Rider-Waite (équivalent du Tarot de Marseille). Reclus solitaire, l’ermite représente celui qui guide. Son bâton symbolise les connaissances acquises sur le cheminement spirituel, et sa lanterne la sagesse.
Notons que le flux lumineux a la forme du sceau de Salomon
(une étoile à six branches ou deux triangles s’emboîtant).
La montagne est suffisamment escarpée pour rendre compte de la difficulté à la gravir afin de s’élever, physiquement comme spirituellement, vers cette source lumineuse.
C’est ce que semble pourtant faire une femme saisie en plein effort au pied du roc duquel coule un fleuve jusqu’à une ville fortifiée avec, en son centre, un château.
Si on présente le dessin de la montagne contre un miroir, on obtient une autre image qui la complète, devenant alors
une tête de chien ressemblant à celle d’Anubis, le Dieu égyptien du désert et de la nécropole, c’est-à-dire des rites funéraires. Que signifie donc cette ascension ? Que la mort est le passage obligatoire pour l’acquisition de la sagesse ? Pour une nouvelle naissance ? Dès lors, on peut mettre en parallèle le vieil homme au fardeau et l’ermite ; l’urbanisation ne détruit pas uniquement la nature, mais également les traditions ancestrales, les possibilités pour l’homme de se réaliser spirituellement... L’anonymat s’effrite quelque peu lorsqu’on saisit la pochette dans laquelle se trouve le vinyle puisque, si les noms des musiciens sont devenus des symboles, on peut néanmoins lire que l’album est produit par Jimmy Page et le management assuré par Peter Grant, indices menant soit au feu Yardbirds, soit à Led Zeppelin.
Tout d’abord, au recto, les paroles de “Stairway To Heaven” évoquent la transformation des êtres, la sortie des ténèbres, la transmutation des métaux en or et la quête d’une femme qui croit que le chemin sera facile (“She’s buying a stairway to heaven”). L’image d’un homme lisant un ouvrage au milieu de pierres tombales ou de stèles sur lesquelles sont gravés des symboles hermétiques confirme la thématique ésotérique de la chanson. Cette gravure est extraite de la revue pour enfants “Chatterbox” publiée en mars 1880 par John Erskine Clarke, en Angleterre. Il s’agit de la figure du Marchand, illustrant l’histoire de “Geoffrey Chaucer And His Canterbury Tales”, en fait c’est une réécriture accessible des “Contes De Canterbury”.
La police de caractères utilisée est inspirée par l’Art nouveau et le magazine anglais qui en faisait la promotion, The Studio, auquel collaborait Aubrey Beardsley, présent sur la pochette de “Sgt Pepper” des Beatles, et influence majeure pour celle de “Revolver”. Au verso, quatre symboles au-dessus du nom des morceaux et des crédits. Le premier représente Jimmy Page et les suivants, dans l’ordre, John Paul Jones, John Bonham et Robert Plant. Jones et Bonham ont choisi leur symbole, tous deux trinitaires, dans “The Book Of Signs” de Rudolf Koch, typographe et créateur de caractères, dont la police “Zeppelin” en 1929 (coïncidence ou cohérence ?).
Les cercles de Jones et Bonham symbolisent la perfection et représentent Dieu dans de nombreux systèmes mystiques. Koch écrit au sujet de celui de Jones qu’il sert à conjurer les mauvais esprits pour celui qui sait le tracer. Du reste, lors des cérémonies d’invocation était tracé autour du magicien un cercle qu’il ne devait franchir sous peine d’extrême danger. Plant a choisi une plume dans un cercle. Cette création combine le cercle, image de la divinité, et la plume qui représente les hommes de lettres. Elle représente aussi
Maât, déesse de la justice et de l’ordre cosmique et terrestre dans la mythologie égyptienne. Si l’âme du défunt est aussi légère qu’une plume, alors elle rejoindra le paradis. N’est-ce pas le privilège des artistes et des poètes que d’élever les esprits vers les sommets ?
Le symbole de Page est plus complexe. Frinellan (anagramme de “l’infernal”) explique dans son “Manuel Du Démonomane
Ou Les Ruses De L’Enfer Dévoilées” que ce sont des caractères sacrés conférant pouvoir et puissance. Il s’agit d’une écriture ésotérique propre aux alchimistes et hermétistes de tout poil. Celle empruntée par Page correspond à Saturne et lui a probablement plu pour sa correspondance avec l’écriture romaine, devenant “Zoso”. Saturne est la planète dominant le Capricorne, signe astrologique de Page. A noter que le logo du Blue Öyster Cult s’inspire du symbole de Saturne.
“La Sorcière a péri, mais la Fée renaîtra” écrit Jules Michelet ; le sens profond de cette pochette est peut-être de consacrer la musique de Led Zeppelin comme une production propre à réveiller les esprits traditionnels dans un monde implacablement mené et miné par le matérialisme, la science et la destruction de la nature. ■