Rock & Folk

Des choses jamais entendues

- NICOLAS UNGEMUTH

Heartbreak­ers

“L.A.M.F – THE FOUND ’77 MASTERS”

Jungle Records (Import Gibert Joseph)

A ce stade, ce n’est plus une histoire à rebondisse­ments, mais une intrigue archéologi­que : Indiana Jones au pays du punk rock. Tout le monde pensait en avoir fini avec les mutations de “L.A.M.F”, classique de 1977, mais non, voici que contre toute attente, l’album est disponible tel qu’il aurait dû sortir, et ce n’est pas de la flûte. Retour sur les méandres chaotiques d’un disque a priori condamné. Peu après leur arrivée en décembre 1976 à Londres, les Heartbreak­ers de Johnny Thunders, Jerry Nolan, Walter Lure et Billy Rath sont signés sur Track Records, label tenu par deux anciens mods qui avaient managé les Who à leurs débuts, Chris Stamp (frère de l’acteur mythique du Swinging London, Terence) et Kit Lambert. Ils ne sont pas très en forme, et les Who sont en guerre contre eux.

Qu’importe, les Heartbreak­ers jouissent de la réputation de Thunders et Nolan : à Londres, tous les punks ont adoré les New York Dolls, et Steve Jones a raconté cent fois qu’il avait appris la guitare en écoutant non-stop les deux albums du groupe. Apportant avec eux un blizzard d’héroïne et la pétasse Nancy Spungen (“Une truie”, selon l’un des membres de la formation), les Heartbreak­ers enregistre­nt leur album dans différents studios. Il y a au répertoire d’anciennes chansons “Pirate Love”, “Chinese Rocks” (coécrite par Richard Hell dans la première mouture du groupe, avec l’aide de Dee Dee Ramone), de nouvelles, tout semble bien se passer, mais le mix prend six mois. Six mois pour un album punk, du jamais vu. Dans le studio, les Américains adorent le résultat, même si Walter Lure a expliqué que le son des Pistols les rendait jaloux, surtout lorsque sort le disque au son notoiremen­t foireux. Il est généraleme­nt admis qu’il y a eu un problème au moment du mastering du vinyle, puisque les cassettes du même album sonnaient nettement mieux au même moment. Thunders a précisé qu’il détestait le résultat, après quoi Lure a remixé à l’infini les bandes finales, suivi de Nolan, qui a quitté le groupe tant le résultat le dégoûtait. Comme l’a dit leur manager Leee Black Childers : “Si vous n’arrêtez jamais de remixer, tout en étant de plus en plus défoncé, vous obtenez de la boue, et c’est ce que nous avons eu.” Le tas de boue en question s’est vendu à plus de vingt mille exemplaire­s en Angleterre durant la première semaine suivant sa sortie, mais il était évident que le disque, d’un point de vue sonore, ne pouvait entrer en compétitio­n avec ceux des Pistols ou des Buzzocks. Childers a décidé d’agir, a envoyé deux jeunes truands cambrioler les locaux de Track Records, fermés, qui ont récupéré ce qu’ils pouvaient : des mixes alternatif­s. Thunders a révisé le tout dans les années quatre-vingt, puis en 1994, toujours à partir de ces mêmes bandes, est sorti “L.A.M.F – The Lost ’77 Mixes”, mieux que l’original, mais pas franchemen­t satisfaisa­nt. Et voici qu’après la mort du producteur Daniel Secunda à l’âge de quatre-vingt-huit ans, on a trouvé dans ses archives deux boîtes sans aucune autre mention que “Copy Master 12.7.77”. Les bandes master de “L.A.M.F”. Le Graal. Le disque éclate, la musique devient cristallin­e. Tout sonne parfaiteme­nt, on entend des choses jamais entendues, certains morceaux sont plus longs, les instrument­s étincellen­t, c’est une merveille. Pourquoi ? Parce que les Heartbreak­ers jouaient bien, soudés, et que les compositio­ns étaient bonnes et ajoutaient cet ADN américain au punk anglais, tout en restant radicaleme­nt différente­s de ce que faisaient les Ramones, les Dictators ou Television à l’époque. Il y a des bonus bien connus (“Do You Love Me” des Contours, “Can’t Keep My Eyes On You”), un CD de démos, un livret palpitant, et chaque titre est un hit : “All By Myself”, “Chinese Rocks”, “Pirate Love”, “One Track Mind”, sans oublier le classique, bizarremen­t orthograph­ié – jeu de mots oblige – “Born Too Loose”. Nés pour perdre, plutôt que trop détendus, les Heartbreak­ers l’étaient : tous les membres du groupe sont morts, et n’auront par conséquent jamais eu la chance d’écouter ce disque comme ils en avaient toujours rêvé. Mauvaise nouvelle pour les fans : ils vont devoir repasser à la caisse. Bonne nouvelle pour les néophytes : ils vont découvrir un chef-d’oeuvre dans la bonne version.

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