Rock & Folk

Rupert Hine

“IMMUNITY” A&M

- PAR BENOIT SABATIER

AU SECOURS : ON PARLE BIEN DU SAGOUIN QUI A PRODUIT SAGA ? Et Rush ? Et les pires chansons de Tina Turner, Stevie Nicks et Chris de Burgh ? Celui qui a collaboré avec des artistes aussi douteux que Thompson Twins, The Fixx, Camel, Howard Jones, Eric Serra ? Le mercenaire responsabl­e du lancement de Milla Jovovich dans la “musique” ? Oui, c’est de ce Rupert dont il est question. On part de loin ! Pourtant… Hine ne fut pas que le producteur eighties capable de surgonfler et rendre bling-bling n’importe quelle pauvre démo.

A dix-sept ans, en 1965, il enregistre unereprise­de“TheSoundOf­Silence”, avec Jimmy Page à la guitare. Bide : le gamin disparaît pendant six ans, le temps de prendre un peu de poil au menton. Il amasse de nombreuses chansons qu’un vieux copain l’encourage à sortir — Roger Glover, dont le groupe, Deep Purple, cartonne désormais. Roger a monté un label, il signe et produit le premier album de Rupert, “Pick Up A Bone” (1971). Rien à voir avec le hard des Violet Foncé : c’est du folk à la Nick Drake, Donovan, Van Morrison — avec participat­ion de Paul Buckmaster (aux arrangemen­ts) et Simon Jeffes (futur Penguin Cafe Orchestra). Bel album, comme le suivant, “Unfinished Picture” (1973), avec le splendide “On The Waterline”. Glover, trop occupé, ne produit plus. “Il m’a téléphoné, un appel longue distance depuis le Japon, me disant : ‘Rupert, les démos que tu composes à la maison sur tous ces magnétopho­nes et gadgets, fais exactement la même chose en studio, cherche juste à agrandir le son.’ Voilà comment je suis devenu producteur”. Il adore cette idée, “Peindre des images avec du son”, alors Hine se met au service des autres — pas que des horreurs, puisque dans le lot il y a deux génies : Kevin Ayers et Jona Lewie. Il vit planqué, même quand il compose, enregistra­nt avec un groupe jazz-rock, Quantum Jump, deux albums — et un super hit : “The Lone Ranger”.

Voilà les années quatre-vingt, et le producteur surbooké décide de relancer sa carrière solo. “J’aimais la new wave, une version plus musicale du punk — la pop sixties rafraîchie et modernisée grâce au boom de l’électroniq­ue. Il n’y avait plus de limites pour créer un son sorti de votre imaginatio­n. Et pourtant, la superficia­lité et le radotage se sont mis à régner — musique ou ampoule électrique, même fonction : on entre dans une pièce, on allume. Mais le côté déchirant ou dérangeant ? Une approche complèteme­nt nouvelle de la ‘peinture sonore’ était nécessaire”.

Hine s’enferme cinq semaines aux Farmyard Studios, armé de son Minimoog et autres machines, Roland Dimension D et TR-808. Brian Eno a ses “stratégies obliques”, Rupert d’autres cartes en main. “Je me suis imposé ce concept : trouver, grâce aux nouvelles technologi­es, une alternativ­e à toute méthodolog­ie déjà usitée. J’avais composé au piano les chansons, Jeannette-Thérèse Obstoj m’avait fourni les textes, il ne me restait plus qu’à les peindre : place à une pure exaltation.” Ce qui rend “Immunity” si singulier, et des chansons comme “I Hang On To My Vertigo”, “Surface Tension”, “Another Stranger”, “Make A Wish”, “Scratching At Success” si étonnantes, c’est le background de son auteur. Hine est de la même génération que Peter Gabriel, pas de Japan. Sa new wave prend donc des formes étranges, emprunte parfois des structures prog (Phil Collins joue sur deux morceaux), pour élaborer une pop synthétiqu­e reposant sur un élément essentiel : la paranoïa — les textes ne traitent que de ça, sentiment renforcé par le chant. “J’ai traité ma voix avec divers effets, pour me créer un alter ego désincarné. Le thème central, c’est la lutte contre l’apathie. Toutes les chansons disent : n’acceptez pas comme vérité tout ce qu’on vous raconte !” Plus anxiogène que complotist­e, “Immunity” renvoie à “Zero Zero” (Mike Batt), “Station To Station” ou “Broken English”, MarianneFa­ithfullcha­ntantd’ailleurs sur le sublime “Misplaced Love”. Le disque préfigure également un album comme “Some Great Reward” pour son mix d’analogique et musique concrète, industriel­le : “J’ai utilisé des sons de couteaux, fourchette­s, de bâillement­s, de trafic routier… Je ne suis pas intéressé par les instrument­s en tant que tels, d’autres appareils peuvent atteindre des objectifs plus passionnan­ts. Si vous travaillez sur cinq pistes de bruits abstraits, elles sonneront encore plus originales si vous les opposez à une guitare acoustique : tout à coup, les sons perdus dans un monde bizarre ont un but et un genre.” Rupert enchaîne alors les hits. Mais pour les autres — les ignominies citées au début. “Immunity”, comme les deux albums solos suivants, les excellents “Waving Not Drowning” (avec le démentiel “The Set Up”) et “The Wildest Wish To Fly”, n’intéresse personne — message : le pousse-boutons doit rester à sa place, derrière des consoles. “Immunity” le prouve pourtant magistrale­ment : Rupert Hine n’est pas un sagouin. ★

Première parution : 1981

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France