“American Life”
Première parution : 2003 Madonna
Les événements du 11 septembre, la politique de George Bush, et notamment l’invasion de l’Irak par l’armée américaine, incitent Madonna à composer un album d’orientation contestataire. Elle y questionne son rêve américain de célébrité, de pouvoir et de richesse sur fond de dance music (“American Life”, “Hollywood”). Pour la pochette, Madonna souhaite rompre avec son image sexuée peu adéquate avec l’orientation de l’album. Aussi, elle interroge son entourage, Arianne Phillips, sa styliste, Mirwais, son producteur... et un nom susceptible de relever le défi émerge ou plutôt un duo de designers français : M/M (Mathias Augustyniak et Michaël Amzalag). Créateurs de pubs, de décors de théâtre et d’opéra, de chartes graphiques, d’objets, de clips… et de pochettes de disques (Björk, Etienne Daho…), Mathias et Michaël proposent la référence à Patty Hearst pour composer une image révolutionnaire.
Petite fille du magnat de la presse Randolph Hearst, Patricia a une vie de gosse de riche jusqu’à son enlèvement par l’Armée de libération symbionaise, un groupuscule d’extrême gauche de la côte Ouest. Au bout de plusieurs mois de captivité, elle est gagnée par le syndrome de Stockholm et rejoint la cause de ses ravisseurs, attaquant des banques à leur côté. Retournement d’un pur produit du capitalisme américain, elle pose devant le drapeau de l’ALS, béret à la Bonnie Parker et mitraillette en bandoulière. Le cliché fait le tour du monde.
Le photographe de mode Craig McDean, vieux complice de M/M et Madonna, est désigné pour capturer le nouvel avatar de la star. Mais au dernier moment, la manageuse Caresse Henry annule le déplacement de M/M sur le shooting et laisse McDean en apesanteur totale. Pas de webcam, ni de FaceTime à cette époque...
Alors, McDean mitraille Madonna en mode guérilleros à LA, dans une tenue paramilitaire chic : béret noir, pantalon militaire, Uzi en main, mais petit blouson cintré de cuir Dior et bottines à talons aiguilles Stella McCartney. Pour la circonstance, délaissant sa blondeur sauvage, Madonna s’est teint les cheveux en brun. Quelques jours plus tard, plusieurs milliers de photos sur planches-contact arrivent à l’atelier de M/M. Dans cet océan de poses, Mathias et Michaël sont convaincus que l’accessoire “mitraillette” risque de faire glisser la bonne idée du côté de la caricature et affaiblir le concept.
Ils resserrent un portrait pris de trois quarts pour ne conserver que son visage, et sur lequel la chanteuse toise son spectateur. Dès lors, une autre référence remonte, celle de la fameuse photo d’Ernesto Guevara réalisée par Alberto Korda en mars 1960, qui fit elle aussi le tour du monde. Mais, l’étoile présente sur le béret du Che a migré vers l’arrière-fond, car le propos n’est pas d’épouser la cause extrémiste ou de faire l’apologie de la révolution castriste, mais plutôt de jouer sur des références iconiques pour annoncer un soupçon d’esprit critique. La référence pesante et encombrante de Hearst laisse la place à une nouvelle image de propagande jouant sur un inconscient de la posture révolutionnaire. La littéralité de la violence des premières poses est devenue une construction subtile au carrefour de plusieurs imaginaires.
La figure du Che, largement présente sur les murs dans les quartiers hispaniques des grandes villes américaines, permet d’inscrire également le portrait de Madonna dans la sous-culture latino et de renouer avec la culture hispanique délaissée depuis “La Isla Bonita” et “Evita”.
Pour éviter le portrait photographique, le visage est coupé au niveau du cou et le buste découpé, puis comme collé. Les blancs saturés font disparaître les traits du visage et donnent un effet pochoir proche du street art, mais on peut aussi y voir une sérigraphie tirée à plusieurs exemplaires pour un tract, ou encore un photomontage dégradé pour un manifeste politique. Cette même idée préside au choix de la police de caractères pour le nom et le titre de l’album. Lettrage militaire, couleur rouge comme un avertissement, peinture qui dégouline d’un tag encore frais, mais laissant entendre, si on l’identifie à du sang, que le rêve américain possède une cruelle et dommageable contrepartie. Les coulures sont uniformes, répétitives comme les samples de Mirwais émaillant l’album. Derrière le portrait de Madonna, les bandes de l’étendard américain sont brisées et les étoiles, juste quatre, désunies. Cet éparpillement raconte la désillusion, voire l’échec, du rêve américain (“I’m so stupid/ ’Cause I used to live/ In a fuzzy dream”). Cette prise de conscience se formule aussi en paroles crues qui valent à l’album un Parental Advisory, le deuxième pour Madonna après “Erotica”. Mais finalement, cet avertissement crédibilise l’album plus qu’il ne le sanctionne.
Les bandes fracassées du drapeau se colorent de rouge pour marquer l’arcade sourcilière gauche. Sparadrap, coup porté ou baiser de rouge à lèvres gras à la Marilyn, on est entre le lipstick et le sang, et plus largement entre l’image et le signe. Ce n’est plus une photo, mais une représentation reproduite à plusieurs millions d’exemplaires ; on le sait, mais là, c’est dit et érigé en totem. Grâce au traitement de Mathias Augustyniak et Michaël Amzalag, Madonna dépasse le piège rétro et nostalgique d’un cliché qui s’agrippe à l’histoire pour en imprimer une nouvelle entre héritage et modernité. Elle ne retrouvera pas de sitôt une telle intensité iconographique. ■