Fusionner glam, prog et vaudeville, tout peut arriver, et tout arrive Split Enz
Ignorés ou injuriés à leur sortie, certains albums méritent une bonne réhabilitation. Méconnus au bataillon ? Place à la défense.
“SECOND THOUGHTS”
Mushroom/ Chrysalis
UN RÊVE ÉVEILLÉ : AVEC “DON’T DREAM IT’S OVER”, NEIL FINN, VINGT-HUIT ANS, DÉCROCHE UN CARTON PLANÉTAIRE EN 1987, SOUS LA BANNIÈRE CROWDED HOUSE. Neil a débuté dix années plus tôt dans Split Enz, formation de son grand frère Tim. Avec eux aussi, le prodige compose un énorme hit : “I Got You”, en 1980. Split Enz reste connu comme l’équivalent néo-zélandais de Squeeze — ou de Police, ou Boomtown Rats : un groupe new wave, guitares-synthé, pop, formaté, mainstream (particulièrement recommandé : “Time And Tide”, 1982). L’impressionnante carrière de Neil Finn occulte le passé de Split Enz, avant qu’il ne soit recruté, avant la transformation en machine à tubes. Pourtant, les deux premiers albums, sans le petit frère, se révèlent aussi extravagants qu’admirables. En 1973, l’Angleterre est divisée en deux camps, prog et glam, deux styles diamétralement opposés. Et Split Enz, créé par des étudiants néo-zélandais, Tim Finn et Phil Judd, prône la réconciliation des genres, théâtralité et paillettes. Sur le papier, impossible. En pratique, une fusion délirante, passionnante. Le groupe se retrouve à jouer en première partie de Lou Reed. Et de Roxy Music, le 15 avril 1975, à Sydney. Subjugué par leur look de Pierrot lunaires, et surtout leur prestation musicale, le guitariste des Anglais, Phil Manzanera, propose de produire leur premier album. Problème de dates : “Mental Notes” se fait sans lui. Pour le deuxième, Manzanera réitère sa proposition. Décrochant grâce à cette connexion un contrat d’enregistrement avec Chrysalis Records, voilà Split Enz s’envolant en avril 1976 pour Londres.
Le principal songwriter du groupe, Phil Judd, fait le voyage avec un baluchon empli de nouvelles compositions. Tim Finn, lui, est à sec. Et puisqu’il reste déçu par le son de leur premier album, il appuie une idée de leur producteur : réenregistrer des morceaux de “Mental Notes”. Quatre d’entre eux sont sélectionnés, ainsi que deux datant des mêmes sessions, et deux anciens singles. Judd tirant la tête, il a droit à une composition originale. Un tel pot-pourri ne peut constituer un nouvel album valable. Et pourtant : les interprétations du groupe sont meilleures et Manzanera fait des miracles. Comme producteur, il n’a alors, outre son album “Diamond Head”, que deux expériences : il apparaît sur “Fear” de John Cale et “Taking Tiger Mountain (By Strategy)” de Brian Eno. Son objectif avec Split Enz : ne jamais gommer leur folie, juste la canaliser pour mieux la mettre en valeur.
Dès le premier morceau, “Late Last Night”, nous voilà en terrain désaxé.
L’ouverture aux sonorités hawaïennes évoque un Cole Porter vaudeville, des cordes et choeurs romantiques s’incrustent, une basse synthétique, un break de saxophone, puis le galvanisant refrain, avant qu’un piano de saloon ne se fonde dans une fanfare prog — 10cc avec des effluves de Sparks et Bonzo Dog Band : ok, tout peut arriver, et tout arrive. “Walking Down A Road” monte encore d’un cran, culotté, douteux, époustouflant. Le folk baroque de “Titus” pose Judd comme un précieux songwriter, “Matinee Idyll” aussi, cette fois en duo avec Finn. “Time For A Change”, un piano ténébreux se mue en symphonie : King Crimson engloutit Peter Hammill. “Stranger Than Fiction” aurait pu figurer dans “The Lamb Lies Down On Broadway” et, puisqu’on parle de prog : cet album l’est moins que le précédent — plus music-hall, inclassable, à l’image de “The Woman Who Loves You”, cabaretpop en plusieurs mouvements avec solo de cuillère, Manzanera mettant du saxo et de la trompette à tous les étages. Il faut imaginer des croisements interdits par le Comité d’Éthique de la Manipulation des Gênes Musicaux, Supertramp interprétant “Diamond Dogs” sous champis, Slapp Happy produisant Roxy Music, Peter Gabriel prenant comme modèle le Joker plutôt que Sophocle — trop de comparaisons pour des chansons totalement singulières, créatives et débridées.
Quel titre donner à cette chose ? Judd pense à “Deuxième Dose”, “Deuxième Classe”… Ce sera “Second Thoughts”, pour “Remise en question”. Juste en Australie et Nouvelle-Zélande, car partout ailleurs, l’album sort sous l’intitulé… “Mental Notes” — comme si c’était leur premier disque. Critique du Daily Express : “Cette musique possède les qualités d’un cauchemar.” Le groupe est invité chez Bill Grundy, l’animateur demandant à une fille dans le public si elle aime. Réponse : “Non.” A la même époque, dans cette émission, le coup d’éclat des Sex Pistols explose tout. En plein punk, “Second Thoughts” est-il complètement à côté de la plaque ? Parfaitement ! Rétrospectivement, c’est aussi ce qui fait son charme, sa force. Descendu par les fans du premier album (pas assez prog), haï par les amateurs de la période new wave, celle où Neil Finn prend la place de Judd (trop taré), “Second Thoughts” pousse l’excentricité à un degré particulièrement jouissif. Remise en question, oui, mais de première classe. ★
Première parution : août 1976