Rock & Folk

MARTIN MEISSONNIE­R

Si l’éclectisme avait un visage, il aurait celui de l’invité du mois : journalist­e, musicien et producteur tout-terrain pour Fela Kuti, Khaled, Manu Dibango ou Arthur H.

- RECUEILLI PAR CHRISTOPHE ERNAULT - PHOTOS WILLIAM BEAUCARDET

DÉBUTANT AU MILIEU DES ANNÉES SOIXANTE-DIX DANS LA PRESSE UNDERGROUN­D (Libération première mouture, notamment) pour éclairer le lecteur sur l’émergence d’une scène musicale africaine à Paris, Martin Meissonnie­r se dirige rapidement vers le management local de pointures réputées “difficiles” (Don Cherry, John Lee Hooker, Fela, Albert Collins...), avant de plonger dans la production de disques world (comme on disait absurdemen­t à l’époque) au début des années quatre-vingt (King Sunny Ade, Manu Dibango, Ray Lema, Khaled...). Son parcours serait déjà atypique s’il ne décidait alors de se tourner vers le documentai­re, profitant du succès de son émission culte “Mégamix” programmée sur Arte au début des années quatre-vingt-dix pour progressiv­ement quitter les rivages musicaux afin d’embrasser le monde dans un ensemble plus vaste. Ainsi, sa dernière série de films intitulée “Le Bonheur A L’Ecole” tentant, en trois épisodes passionnan­ts (disponible­s sur MyCanal), d’imaginer le futur de l’éducation de nos bambins à l’heure du numérique et du village mondial. Installés auprès de lui dans un grand salon, un magnifique portrait de Fela Kuti nous jauge. Il sera dès lors question de rock, de folk et de beaucoup d’autres choses...

Ecouter Hendrix dans le noir

ROCK&FOLK : Premier disque ?

Martin Meissonnie­r : Je vais vous raconter une histoire marrante. J’étais en troisième, à Charenton, c’était le premier cours de musique de l’année, et le professeur arrive, consterné, avec un électropho­ne sous le bras. C’était le 19 septembre 1970. Il nous dit : “Jimi Hendrix est mort”. Et il ajoute : “On va écouter sa musique, on ferme les rideaux, vous mettez la tête dans vos mains et vous écoutez.” Il pose sur la platine “Band Of Gypsies”. L’intégrale (rires). Puis, il nous dit : “Maintenant, vous allez me dire ce que vous avez entendu.” Alors on a fait une analyse collective de “Band Of Gypsies”, en expliquant qu’il y avait des coups de mitraillet­te dans “Machine Gun”, de la musique africaine sous-jacente, etc. On avait tous la tête explosée : écouter Hendrix dans le noir quand tu as douze ans...

R&F : C’était une découverte, Hendrix, à ce moment-là ? Martin Meissonnie­r : On ne savait même pas ce que c’était... On connaissai­t les Beatles. Mais tout d’un coup, on était dans le psychédéli­sme pur et on se le prenait dans la gueule. Mais en fait, c’était très intéressan­t parce qu’on comprenait aussi que la musique d’Hendrix était plus importante que son ego. Que le message était plus important. Qu’il le portait dans “Machine Gun” ou “Who Knows”. Quand tu écoutes attentivem­ent, tu te dis : “Ce type, c’est un shaman”, il fait passer des idées beaucoup plus fortes que de simples chansons d’amour.

R&F : En plus, c’est un album assez singulier dans sa courte discograph­ie...

Martin Meissonnie­r : Oui, c’est plus politique, c’est plus jazz... Il y a Buddy Miles à la batterie, Billy Cox à la basse.

R&F : Merci à ce prof, du coup...

Martin Meissonnie­r : Oui, et je suis resté copain avec lui jusqu’à sa mort, figurez-vous. Renaud Gagneux. C’était un élève de Stockhause­n, un compositeu­r réputé de musique contempora­ine, il écrivait même pour Rostropovi­tch... Et puis à un moment, il a arrêté, il m’a dit : “La musique contempora­ine, c’est pour les bourgeois, ça ne va pas changer le monde.” Il est devenu historien... Un type assez radical (rires).

R&F : Et avant ça alors ?

Martin Meissonnie­r : J’écoutais de la musique, je jouais un peu de guitare, mais là, après Hendrix, c’est devenu obsessif... C’était ça qui m’intéressai­t dans la vie. Et puis Gagneux était incroyable parce qu’une autre semaine, on analysait Led Zeppelin, puis Terry Riley, puis Bach... Il nous disait : “Moi je ne vais pas vous faire jouer dans des pipeaux.” On apprenait à jouer “In C” de Terry Riley, ensemble !

R&F : Sans transition, Beatles ou Stones ?

Martin Meissonnie­r : (embêté) Hendrix. Les Stones, c’était plus facile à jouer (rires). Les Beatles, c’était trop gentil... En réalité, à l’époque, je suis déjà plus branché par John Lee Hooker.

Dégoûté de la guitare

R&F : Faut y aller, pour écouter John Lee Hooker à cette époque, à cet âge...

Martin Meissonnie­r : J’avais des frères et des soeurs qui m’avaient laissé plein de disques... Là, j’ai huit ans. J’écoute Hooker, Lightnin’ Hopkins, Wilson Pickett, Miles Davis période bebop...

R&F : Un disque de Miles Davis en particulie­r ?

Martin Meissonnie­r : J’ai toujours été fidèle à Miles, sauf à la fin où ça devenait un peu variétoche... Ma période préférée, c’est celle qui commence en 1976, c’est-à-dire “Dark Magus”, “Agartha”, “Pangaea”... Tous les albums qui sont plus punk que les punks. C’est d’une violence incroyable et ça ne vieillit pas d’un poil. Toute la décennie soixante-dix de Miles est... pffff... Il n’y a rien à jeter.

R&F : “Bitches Brew” semble toujours mis en avant pourtant... Martin Meissonnie­r : C’est très bien aussi, mais c’est la création du truc. Quand il est avec Sonny Fortune, Pete Cosey, Reggie Lucas, le truc est complèteme­nt défini, c’est extraordin­aire.

R&F : Le jazz en général ?

Martin Meissonnie­r : Le jazz, ça m’a pratiqueme­nt dégoûté de la guitare d’abord (rires). Et puis un jour, j’ai eu la chance de jouer avec

“Wilson Pickett en concert à Levallois-Perret”

John Lee Hooker, je m’occupais d’organiser ses tournées françaises en 1978-79. J’avais une nouvelle guitare que je lui montre en disant : “Qu’est-ce que tu en penses ?” Et je me rends compte qu’il ne sait jouer qu’en accords ouverts. Il n’avait jamais appris le truc normal, quoi... Il accompagna­it juste sa voix. Du coup, je me suis dit : “Je ne travailler­ai plus jamais la guitare.”

Sun Ra au Gibus

R&F : Et Wilson Pickett alors, revenons à ces premiers disques...

Martin Meissonnie­r : Il y a “In The Midnight Hour”, “Land Of 1000 Dances”... J’ai eu de la chance de le voir vers la fin de sa carrière, en concert dans une salle des fêtes à LevalloisP­erret (rires). C’était extraordin­aire. Le mec chante le bottin, et c’est bien ! J’ai toujours été baigné dans les musiques noires. Stax, il n’y a rien à jeter. Motown, c’est un peu trop sucré pour moi. Bon, mais il y a un moment où les trucs en 4/4 ont commencé à me gonfler...

R&F : C’est-à-dire ?

Martin Meissonnie­r : C’est ça que le jazz amenait. A l’époque, il n’y avait pas vraiment grand-chose dans les polyrythmi­es, à part dans les musiques traditionn­elles, mais pas en musique moderne. C’est pour ça que ce qui se passe dans l’électro africaine en ce moment est phénoménal...

R&F : Pardon ?

Martin Meissonnie­r : Des trucs de fou. Il y a tout un mouvement en Ouganda qui s’appelle le Nyege Nyege. Ça part des musiques tribales tout en faisant de l’électro en même temps. Et puis, en Afrique du Sud,

il y a des mecs comme Black Coffee. Au Ghana, il existe un label qui s’appelle Akwaaba avec des trucs vraiment barjots... Au Congo, à Lubumbashi, on trouve tout un mouvement de musiques en 6/8, c’est entre le rap et la house, c’est souvent des chansons grivoises, d’ailleurs... Mais en 6/8 ! (rires) Il y a le DJ P2N par exemple dans cette mouvance.

R&F : Dans votre parcours, qu’est-ce qui vous fait basculer du jazz à la musique africaine ?

Martin Meissonnie­r : C’est Sun Ra. Dans les années soixante-dix, il venait jouer au Gibus pendant des nuits entières. Du délire ! J’avais quinze ans ! A l’époque, il y avait Manu Dibango aussi, qui dans les années 1975-76 avait un groupe redoutable. C’était sa période funk. Il n’y avait pas beaucoup de fans non-africains de sa musique. En 1976, il lance un magazine qui s’appelle Afro Musique et je suis l’un des premiers pigistes.

R&F : C’est l’époque “Soul Makossa” ?

Martin Meissonnie­r : Oui, mais à ce moment-là, en France, personne ne sait que ça existe, ce n’est même pas distribué. On ne le découvrira que trois ans plus tard, une fois que ça a marché aux Etats-Unis, via un label qui avait piraté le truc en plus. Manu s’est fait complèteme­nt avoir. Dix ans plus tard, j’ai produit son single “Abele Dance”, carrément électro, avec les premières Linn Drums et tout, qui a fini numéro un dans les charts électro anglais.

R&F : Dans la lignée de votre travail sur “Juju Music” de King Sunny Ade ?

Martin Meissonnie­r : Oui. L’histoire est longue. Je faisais tourner Fela à l’époque. Chris Blackwell, le boss d’Island Records, vient me voir et me dit qu’il veut le signer, mais je l’avais déjà fait signer chez Arista ! Donc je lui dis : “Tu devrais écouter King Sunny Ade”, qui habitait à l’époque dans la même rue que Fela. Il me dit “ok”, et me file de l’argent pour produire l’album “Juju”. Au final, on en a fait trois ! Le groupe sur scène était insensé.

R&F : C’est aussi une leçon de production, cet album. Martin Meissonnie­r : C’est le génie de Blackwell, ça. Au début, je ne me voyais pas du tout comme un producteur. Je voulais que Wally Badarou le fasse. Mais Blackwell me dit : “Non, tu le produis, je te mets juste avec le mixeur Godwin Logie”, qui avait fait Black Uhuru, Grace Jones, Bob Marley, Clash...

R&F : Le reggae, ça vous intéresse ?

Martin Meissonnie­r : C’est-à-dire que le côté rastafari m’a toujours gonflé en fait. Bob Marley, c’est pas mon truc. Mais j’aime bien Gregory Isaacs, Johnny Osbourne... qu’il aimait bien la musique arabe. En coulisse, Plant vient me voir, il connaissai­t tous les disques que j’avais produits et me dit qu’il faut qu’on se voie. Une semaine après, il arrive en m’expliquant qu’il refait un disque avec Page mais qu’ils ne veulent pas faire la même chose et qu’ils cherchent des idées. Je lui dis que je suis branché polyrythmi­es et, s’ils veulent, j’ai enregistré des 9/8 et des 12/8 sur lesquels je bosse en ce moment. Je leur propose : “Je vous fais une cassette. S’il y a des trucs qui vous intéressen­t, vous prenez ce que vous voulez.” Voilà. Un mois plus tard, il m’appelle : “On s’éclate sur tes trucs, là, on est au Roundhouse à Londres.” Sympa. Et puis un mois après, il me rappelle : “Bon, ben, ça y est l’album est fini.” Je dis : “Comment ça l’album est fini ?”. Lui : “Ben, on a utilisé tes trucs, on a copié la cassette !” Je réponds : “Vous rigolez ou quoi ?” J’ai halluciné c’était une cassette pourrie, même pas dolby, que je leur avais filée. Mais après, tout a été réglo, ils ont été cool.

R&F : Vous étiez client de Led Zeppelin ?

Martin Meissonnie­r : Quand j’étais adolescent, pour jouer de la guitare, c’était génial. “Black Dog”, “Immigrant Song”, ça m’a toujours fasciné. Et quand je les ai fréquentés, on parlait de musique, de trucs passionnan­ts, ils sont super branchés sur tous les genres. Ils sont au-dessus du niveau habituel. Ils sont toujours dans la recherche. Robert Plant a un côté anthropolo­gue de la musique. Il ne faut pas oublier qu’ils avaient des morceaux comme “Four Sticks” qui était en 5/4, c’est pointu. “Gallows Pole”, quand ils mélangent le folk et le blues..., ce n’est pas anodin. Cela dit, je les ai vus en 2008 à l’O2 à Londres, et quand il y a John Paul Jones dans la boucle, tu as 30% de plus. C’est marrant.

R&F : En 1990, rayon français, vous produisez le premier album d’Arthur H...

Martin Meissonnie­r : Pas du tout mon coeur de métier. C’est Arthur et sa mère (Nicole Courtois, ndr), que je connaissai­s depuis longtemps, qui m’ont demandé d’aider à produire le disque. Ce n’était pas simple, Arthur avait des idées très précises, il ne voulait rien d’électrique, c’était acoustique-acoustique. Je les ai juste aidés à ce que tout soit verrouillé. Et puis ça vieillit bien. Les belles cordes de Joseph Racaille. Une bonne équipe.

R&F : Plus généraleme­nt, la chanson française ? Martin Meissonnie­r : Ça ne me touche pas. A part un mec qui s’appelle Odieu et pour qui j’avais produit l’album “T’Es Qui Toi ?” en 1996. Ce que fait Stromae en ce moment aussi, je trouve ça génial. Moi, c’est les voix qui dépotent qui m’intéressen­t, là je bosse avec un chanteur italien, Giuliano Gabriele, sur son premier album. Lui, il me met les poils. Ou Khaled au tout début, quand je l’ai rencontré, il chantait dans les mariages en Algérie, sur les toits. Un Jimi Hendrix de la voix. Son tube “Hada Raykoum”, c’était trois millions de cassettes vendues à l’époque. Inimaginab­le. Après, j’ai produit son album “Kutché” en 1987.

R&F : Ile déserte ?

Martin Meissonnie­r : Le premier album d’Oumou Sangaré, “Moussolou”. Les live de Nusrat Fateh Ali Khan, ça ne vieillit pas. Du Miles électrique, donc. Mais maintenant, je fais mes propres mixes, alors je crois que je ferai ça. ★

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