The Lemonheads
“IT’S A SHAME ABOUT RAY”
Un fléau s’est abattu sur le rock américain durant la première moitié des années quatrevingt-dix : après Nirvana, tout le monde s’est mis à utiliser la même grosse distorsion appliquée aux guitares. Avant, il y avait eu le hardcore, puis le fameux quiet/loud initialement inventé avec grâce par les Pixies, ensuite repris et décuplé à mort par le groupe de Kurt Cobain. Enfin, le quiet a disparu et tout est devenu loud. Même ceux qui faisaient de la bonne pop (Fountains Of Wayne, Weezer) s’y sont mis, sans parler des autres qui faisaient du mauvais bubble-gum punk avec succès (Green Day).
Bref, tous les disques se sont mis à sonner pareil, jusqu’à ce que les regards se détournent vers l’Angleterre. Au milieu de ce déluge d’uniformité saturée, les Lemonheads ont brillé par leur originalité. Ce n’était pas gagné : le groupe de Boston avait commencé avec des albums quelconques singeant Hüsker Dü. Mais en 1992, Evan Dando avait opéré une révolution stylistique. “It’s A Shame About Ray” n’avait plus rien à voir avec ses travaux précédents, ni avec les groupes du moment. L’album qui ne cesse de se bonifier était alors apparu comme un disque charmant et mignon, seules quelques oreilles attentives y avaient décelé une authentique grandeur. Le disque respire, repose tranquillement sur des guitares acoustiques ou électriques sans la fichue saturation, un peu d’orgue sur un titre, de la lap steel sur un autre, et les choeurs délicieux de Juliana Hatfield (qui a sorti à l’époque, avec les Blake Babies, puis en solo, plusieurs grands albums).
Bref : tout cela est plein de souffle. “It’s A Shame About Ray” repose sur des mélodies simples, la voix de Dando n’est pas celle d’un Paul Westerberg, mais l’ensemble fonctionne parfaitement. Grâce à cette production parfaite, classique — qui l’empêche donc de vieillir —, mais surtout grâce aux compositions ; il n’y a rien à jeter ici : “Confetti”, “My Drug Buddy”, “Alison’s Starting To Happen”, “It’s A Shame About Ray”, quasiment tout est remarquable. Ce fanatique de Gram Parsons savait y faire lorsqu’il s’agissait d’écrire une chanson parfaite. La brièveté même de ce classique (moins d’une demi-heure) contribue à sa perfection. Tout le monde en veut plus, ce qui est toujours bon signe. Le meilleur album des Lemonheads (avec le suivant, “Come On Feel The Lemonheads”) a donc trente ans. Il ressort accompagné d’un CD supplémentaire reprenant la fameuse reprise de “Mrs. Robinson” de Simon And Garfunkel, une splendide version de “My Drug Buddy” en duo avec Juliana Hatfield, et des démos très réussies qui sonnent davantage comme des versions acoustiques des morceaux de l’album que comme des fonds de tiroir. Trois décennies plus tard, la magie de ces petites chansons, leur dénuement, leur aspect paradoxalement mélancolique et lumineux à la fois, continue de fasciner.
La belle gueule de Dando et la grandeur de son album lui ont permis de devenir éphémèrement une petite star du rock indé américain des années quatre-vingt-dix, d’être invité à la télé, de faire les couvertures des magazines. Il prenait trop de drogue, est redevenu un artiste confidentiel, est devenu straight, et a continué à faire des choses intéressantes. Mais rien n’atteint la fraîcheur de cette petite beauté de 29 minutes et 33 secondes. Bizarrement, on a plus envie de le réécouter que l’oeuvre intégrale de Nirvana.
Petite beauté de 29 minutes et 33 secondes