The Troggs après 1967 : sous les cochonneries, des perles Chris Britton
Ignorés ou injuriés à leur sortie, certains albums méritent une bonne réhabilitation. Méconnus au bataillon ? Place à la défense.
“AS I AM” Page One
SUITE À UNE DÉCHÉANCE FULGURANTE, THE TROGGS SE FAIT HARA-KIRI EN 1969. Derrière eux, quelques mois de fantastiques et loyaux services, truffés de hits faramineux, “With A Girl Like You”, “I Can’t Control Myself”, “Anyway That You Want Me”, “Give It To Me”… Sans oublier l’historique “Wild Thing”. Et la séance photo avec Muhammad Ali. Un groupe au niveau des meilleurs, Rolling Stones, Kinks, Who, etc. Tout ça sur moins de deux ans : à partir de fin 1967, après “Love Is All Around”, au lendemain de l’été de l’amour, les Troggs sont out — vus comme des troglodytes, l’origine de leur nom.
Alors que la jeunesse plonge dans la contre-culture, ces prolopéquenots ne savent même pas rouler un joint, enregistrant “Purple Shades” sans avoir pigé en quoi consistent ces fameux buvards — bad trip, grosse descente : 1968, quatre singles, quatre fours. Après ? Séparations, arnaques contractuelles, reformations, tournées foireuses, disques sortis à la sauvette, certains des membres devenant électriciens, d’autres patrons de discothèque ou plus simplement alcooliques, la plupart passant l’arme à gauche.
Leur discographie post-1967 : un bordel gavé de cochonneries. D’où surnagent des perles méconnues. Face aux tentatives solos de Reg Presley, foireuses, la surprise vient en 1969 du sympathique guitariste Chris Britton, et de son splendide album “As I Am”. Loin de la décharge bestiale et sexuelle de “Wild Thing”, il s’agit de chansons raffinées, dans un style similaire aux merveilles de Bill Fay, mélange de folk délicatement baroque et pop sagement psychédélique — entre Kaleidoscope et Nick Drake, Honeybus et Colin Blunstone.
Sommet : “Will It Last” et sa mélodie au clavecin, suivie des très beaux “If You Really Care”, “How Do You Say Goodbye”, “That Was The Time”, “Maybe Time Will Change Me”… Et deux envolées fantastiques, “Sit Down Beside Me” et “Fly With Me”, que Britton rehausse d’arrangements funky, avec un orchestre qui groove, percussions latinos et break de sitar bouillonnant.
Les Troggs aussi enregistraient de jolies ballades, mais la voix hargneuse de Presley minimisait leur délicatesse. Celle de Britton l’accentue et, grâce à un songwriting éminent, le charme agit. Ce charme échappe juste à une catégorie : la Terre entière. Bide, direction bac à soldes. Britton retourne au sein des Troggs, reformés. Leur nouveau label les colle en studio. Sans qu’ils n’aient rien préparé. Britton : “Reg avait juste la moitié d’un couplet d’un truc nommé ‘Tranquility’, nous ne savions pas quoi en faire.”
Désaxé, le groupe s’écharpe. C’est le seul enregistrement qui sort de la session : le bootleg “The Troggs Tapes”, mythique, où Reg et Ronnie Bond s’insultent — le chanteur conseillant au batteur de “se couper les mains”. Selon la légende, les scénaristes de “Spinal Tap” ont eu accès aux bandes.
En attendant, les Anglais parviennent finalement à enregistrer deux singles, le super “Lazy Weekend” en 1971, puis l’année suivante “Everything’s Funny / Feels Like A Woman”, complètement schizo — face A façon Sweet bubblegum, la B explosant tout (le disque est pris en charge par le producteur de Black Sabbath, qui fournit un boulot tonitruant). Une renaissance artistique, malheureusement pas commerciale. Le groupe survit en tournant dans des bars où le public mate du foot, dans des cabarets où sont bookées d’ex-vieilles gloires, seule l’Allemagne leur réservant des salles moins dégradantes.
Chris Britton a jeté l’éponge : en vacances au Portugal, il achète une usine et la transforme en discothèque, qu’il va gérer durant six ans. Pendant ce temps, Presley et ses gars connaissent une nouvelle surchauffe.
Avec à la clé un single démentiel, “Strange Movie”. Reg : “On avait une semaine à Newcastle, on marchait dans la rue, on passe devant un cinéma porno. Bon sang, faut écrire sur ce sujet, on s’est dit, mais est-ce que ce sera diffusable ?” Pour la radio, faudra une version édulcorée : “On a dû remplacer ‘Tout le monde est au plumard’ par ‘Tout le monde a perdu la tête’ et changer les grognements orgasmiques par des ‘Love love love’.”
Le morceau, du Slade époustouflant, sera sélectionné par David Bowie onze ans plus tard lors d’une carte blanche à la télévision. Quatre albums suivent : “The Troggs” (1975, super pochette), “The Trogg Tapes” (1976, super pochette, rien à voir avec le bootleg d’engueulades), plus deux chez New Rose, “Black Bottom” (1981) et “Au” (1989), le tout dans un style Ramones des cavernes. Il y a une majorité de covers, beaucoup d’eux-mêmes — dont une reprise reggae de “Wild Thing”. Celle de “Good Vibrations” : de la dynamite. Finalement, après un trou de douze ans, l’équipe de R.E.M., alors au faîte de sa forme (1992), repêche Presley et Britton pour un dernier album, “Athens Andover” — plus policé, également plus cohérent, mélodieux : presque un grand disque. Les Troggs, l’histoire d’une longue déchéance ? Oui, mais non. ★
Première parution : décembre 1969