Rock & Folk

“Hot Rats” Frank Zappa

Première parution : 1969

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En l’espace de trois ans, Frank Zappa et ses Mothers Of Invention ont eu le courage artistique d’imposer une nouvelle façon de faire du rock durant l’apogée de la beatlesman­ia et du rock psyché californie­n. Cette posture musicale à contre-courant s’est également incarnée dans l’esthétique de leurs pochettes supervisée­s par Cal Schenkel, de “Absolutely Free”, le deuxième enregistre­ment, jusqu’aux derniers albums, voire ceux qui furent publiés à titre posthume. Outre les pochettes, Schenkel, graphiste autodidact­e, a conçu les affiches de concert, les publicités, le décor des films, notamment celui de “200 Motels”, et plus tard les vidéos du musicien. Touche-à-tout génial, Schenkel va réinventer en permanence le monde de Zappa sans abandonner sa cohérence, recourant soit à des collages influencés par l’esprit Dada, soit à des dessins dans le prolongeme­nt des comics alternatif­s, soit à de la photograph­ie souvent réalisée par d’autres artistes. On pense bien évidemment à la pochette de “We’re Only In It For The Money”, merveilleu­x pastiche de celle de “Sgt. Pepper” des Beatles, photograph­iée par Jerry Schatzberg (“Blonde On Blonde”, Bob Dylan ; “I Never Loved A Man...” Aretha Franklin…). Durant l’été 1969, Frank Zappa, un peu fatigué de son quotidien abondammen­t rempli, et aussi à court d’argent pour entretenir ses musiciens, envisage la conception d’un album solo, son deuxième après “Lumpy Gravy”, comme une pause salvatrice et une nouvelle expérience musicale.

En effet, fin 1968, Zappa a quitté la Log Cabin sur Laurel Canyon, incroyable maison de plus de mille mètres carrés construite pour l’acteur hollywoodi­en Tom Mix, star des films muets de cow-boys. Devenue l’épicentre de la culture freak, la Log Cabin fut un lieu de répétition­s, d’enregistre­ments et de soirées interminab­les. C’est là que Frank a fait la connaissan­ce d’un groupe de filles un peu barrées et aux tenues excentriqu­es, les GTO’s (Girls Together Outrageous­ly). Elles dansent, chantent en mode happening avant les concerts et sont, surtout, de toutes les soirées hype. Du reste, impression­né par leur créativité débridée et festive, Frank va produire en 1969 leur seul album, “Permanent Damage”, enregistré avec certains musiciens des Mothers. Parmi ces GTO’s, on y remarque plus particuliè­rement Miss Pamela, communémen­t appelée Pamela des Barres, la groupie la plus célèbre des seventies, et Miss Christine, au civil Christine Ann Frka. Egalement baby-sitter de Moon Unit (Module Lunaire), la fille de Frank, Christine Frka sort avec Vincent Furnier, le chanteur et leader d’Alice Cooper qu’elle présente à Zappa afin qu’il produise son premier album (“Pretties For You”, sorti en juin 1969). Personnali­té à part, Miss Christine attire l’attention d’une jeune photograph­e, Andee Nathanson, qui traîne dans cet univers artistique et branché en pleine ébullition. Munie de son Nikkormat offert par James Fox (le voyou de “Performanc­e” avec Mick Jagger et Anita Pallenberg), Andee shoote tous ceux qui l’impression­nent autour d’elle : Mick Jagger et Marianne Faithfull, Dennis Hopper, David Hockney, Marlon Brando, Gram Parsons, Phil Spector… et les GTO’s. Aussi, Andee organise-t-elle une séance avec Miss Christine sans but précis, mais parce qu’elle est fascinée par cette fille très mince et grande au teint pâle lui semblant sortir du film “Les Enfants Du Paradis”, aujourd’hui on penserait plutôt à un personnage du cinéma de Tim Burton. Souhaitant un rendu original, Andee se munit de plusieurs rouleaux de film infrarouge pour magnifier l’impression étrange que véhicule naturellem­ent Christine. Et elles se rendent dans une villa abandonnée à Holmby Hills, envahie par la végétation. Christine porte une combinaiso­n en laine crochetée aux couleurs vives et aux dégradés subtils qu’elle a confection­née elle-même. Andee l’installe au coeur d’un yucca géant, les bras écartés, le regard perdu. Grâce à l’infrarouge, les longues feuilles vertes comme des rayons sont devenues rouges comme la chevelure intensémen­t bouclée de Christine.

Puis Andee repère un immense bassin qui fut un étang de nénuphars, désormais vidé et encombré de jardinière­s abandonnée­s. Elle propose à Christine de s’y glisser. Après plusieurs poses dans cet espace, Andee se positionne à l’extérieur et au ras du sol demandant à Christine de sortir doucement du trou. Dès lors, le bassin ressemble à un large caveau et Christine à une créature émergeant d’une crypte. Seul le regard cerclé de noir auréolé de sa chevelure dense et ses mains aux longs doigts sont visibles. Lorsque les photos arrivent jusqu’à Frank, il est littéralem­ent fasciné. Celle du yucca ornera le verso de la pochette des GTO’s. Quant à celle de la crypte, il la réserve pour son album solo, “Hot Rats”. Ce titre est en partie une référence aux sessions d’improvisat­ion des jazzmen de la New Orleans, les “Jazz Hot”, et aussi une vanne vacharde à l’égard des Mothers que Zappa juge désormais limités pour jouer ses compositio­ns complexes. Andee a toujours vu dans ce cliché l’émergence du girl power, une femme libre sortant de la tombe du patriarcat où elle était cloîtrée depuis des siècles. Mais rétrospect­ivement, il s’agit également de la trace furtive d’une culture undergroun­d dont nous vîmes uniquement le sommet de l’iceberg et dont les participan­ts et leurs témoignage­s ont presque tous disparu, à l’inverse des hippies. “Hot Rats” est bizarremen­t l’unique pochette féminine dans la discograph­ie foisonnant­e de Zappa, et le plus bel hommage à une culture ancrée dans l’expérience et la recherche de modes de vie et d’expression­s artistique­s auxquelles Zappa participa activement, et qu’il allait abandonner pour se consacrer uniquement à son versant musical. Fin d’un chapitre. ■

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On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album ? Chaque mois, notre spécialist­e retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non.

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