Rock & Folk

La symphonie achevée

-

SI LE ROCK EST JUDICIAIRE,

IL EST, À N’EN PAS DOUTER, AUTOBIOGRA­PHIQUE. Les Rolling Stones, mouture 1969, chantent l’entêtant refrain : “Please to meet you, hope you

guess my name.”“My name.” Son nom plutôt. Le nom de celui qui n’en a pas car il les porte tous. Satan, Belzébuth, Messire ou Woland. Celui que Mikhaïl Boulgakov a introduit au monde libre et littéraire du XXème siècle ; celui qui, circonspec­t, se niche dans les habits de Pilate et accompagne Jésus au pilori ; qui, moqueur, s’enorgueill­it de voir le critique littéraire Berlioz glisser sous un tramway pour ne plus jamais réapparaît­re. En paraphrasa­nt le mythique commenceme­nt du “Maître Et Marguerite”, le grand roman russe, les Rolling Stones ne menaient-ils pas une guerre tiède contre Allen Klein, le Bon Dieu des managers du rock et le Diable des musiciens ?

ABKCO, un acronyme qui parle aux fans. ABKCO = Allen & Betty Klein Co. = la maison qui détient les droits des Stones pour la période pré-1971. La maison mère, ou plutôt la maison père. Une maison de toutes les couleurs, et qui n’en connaît qu’une seule, la couleur de l’argent. Pourquoi pas, après tout ? Le maître (de maison) en a toujours manqué. C’est un orphelin qui a tout appris dans la rue. Allen Klein est le bailleur du fonds du rock. L’homme traverse la petite histoire du Rock comme le Pô, la Grande Botte. On le connaît pour avoir géré la déconfitur­e des Beatles. Aussi et surtout pour la saga sixties des droits des Stones. En 1965, lorsqu’Andrew Loog Oldham a besoin de “new money”, c’est à lui qu’il s’adresse. Son carnet de commandes déborde. Y figurent Bobby Darin, Bobby Vinton, Neil Sedaka et Sam Cooke. Il aurait même fait plier Morris Levy, forçant la Pieuvre à payer quatre années de royalties aux vedettes rockabilly Knox et Bowen.

Sauf que…

Les Stones seront les victimes propitiato­ires de Klein. Prix de l’éducation autant qu’applicatio­n des axiomes du monde des affaires. Au mitan des années soixante, donc, le contrat existant entre les Rolling Stones, le label Decca et la société Impact Sound (créée par Oldham et son associé Easton) et qui permet de gérer les droits d’auteur du groupe arrive à son terminus. Oldham cherche un financier et pactise avec le Diable de Newark. Ensemble, ils signent un contrat pour une durée de dix ans, rémunéré sept cent mille dollars par an.

Subreptice­ment, le catalogue des Stones courant jusqu’en 1970 (date de leur séparation) atterrit dans les poches d’Allen Klein. Adieu Klein. Adieu catalogue. Bonjour Rolling Stones Records. Les Stones ont enfin leur propre label !

Au sortir des années 1960, Allen Klein est le wheeler-dealer le plus puissant du rock. Allen fume la pipe, son calumet de la guerre. Il a placé l’intermédia­ire au centre du système (aussi, il a compris que la fortune de son groupe fétiche passerait par la case scandale, voire prison — on connaît la célèbre photo

des Glimmer Twins au seuil du Tribunal de Chichester ; l’homme à droite de Keith Richards et qui semble avoir arrangé toute l’affaire, c’est Allen Klein). Homme de tous les combats, il accompagne George Harrison dans le super concert pour le Bangladesh, première manifestat­ion rock en faveur d’une juste cause, celle d’un pays qui crève la faim, rongé par la corruption, le corporatis­me et un récent cyclone. Harrison récupère douze millions de dollars, mais l’argent n’arrivera pas au Bangladesh avant dix ans. La faute à Klein, comptable de profession, qui omit de déclarer l’argent recueilli dans la bonne case de la feuille d’imposition.

Le personnage suffisamme­nt décrit, notre histoire peut commencer.

En 1997, MTV a prouvé que son modèle fonctionne. La musique, comme la révolution, n’a plus d’autre choix que d’être télévisée. Ainsi, lorsque la vidéo de “Bitter Sweet Symphony” s’empare des ondes, le choc est absolu. Verve est un groupe qui a presque une décennie dans les dents, et dont la route semblait s’éloigner du chemin du succès. Le grand public s’en détourne. Les disques ne marchent pas. Le quatuor a frôlé le désastre : un batteur arrêté pour avoir détérioré une chambre d’hôtel au Kansas et un chanteur, le ténébreux Richard Ashcroft, hospitalis­é car déshydraté par la vie. Pour couronner le tout, le label de jazz ultracélèb­re, Verve Records, intente un procès au groupe afin qu’il change de nom. Verve devient The Verve. L’album “Hymns” marquera l’entrée du groupe dans la cour des grands.

Sauf que…

“Bitter Sweet Symphony”, single indisputé de l’album, emprunte à une chanson des Stones. Elle s’appelle “The Last Time” et a été composée par Jagger/Richards en 1965. Plus exactement, “Bitter Sweet Symphony” plagie plusieurs mesures de la reprise de “The Last Time” par le Andrew Loog Oldham Orchestra. Il s’agit d’un disque que seuls les fans connaissen­t. Le manager iconique du groupe s’est pris au jeu du chef d’orchestre. L’attitude n’est pas illégitime, et le disque connaît un succès d’estime auprès des fans de toutes les époques. Huit cents personnes l’ont acheté. L’une d’elles est Richard Ashcroft. Préalablem­ent à la sortie du morceau, il demande une “clearance”.

A Decca, d’abord, le label d’origine. Au chef ensuite. Ou plus exactement à sa préposée, Iris Keitel. Le manager Jazz Summers des Verve lui propose 15% des redevances.

Elle lui répond sobrement “fuck off”.

The Verve finit par signer un accord. Le groupe est autorisé à reproduire cinq notes de l’enregistre­ment en échange de 50% des redevances de la chanson qui a désormais pour copyright Ashcroft/ Jagger/ Richards. Mais, alors que le morceau commence à battre tous les records outre-Manche, Klein s’aperçoit que “Bitter Sweet Symphony” reproduit également d’autres éléments mélodiques et rythmiques de “The Last Time”. Il fulmine et mène avec brio le dernier deal de sa carrière. Un nouvel accord forcé est trouvé : Richard Ashcroft et son groupe cèdent l’intégralit­é de leurs redevances et droits de publicatio­n à Allen Klein. Sans droit de suite, i.e. que Klein peut en faire ce qu’il veut. Il accorde une licence à Nike, puis à Seat. Drôle de récompense : le tube de The Verve bat la mesure d’une boîte de vitesses. Pire encore, du fait du transfert des droits, Jagger et Richards sont nominés pour le Grammy de la meilleure chanson. Enfin, Andrew Loog Oldham se fend, lui aussi, d’un procès à l’encontre du groupe…

Ashcroft tombe, foudroyé par la dépression. Le groupe ne se relèvera pas.

Après la mort de Monsieur Klein, enfermé dans les quartiers haute sécurité de la maladie d’Alzheimer, les Verve récupèrent la mémoire des droits sur leur chanson. Ultime cadeau du duo le plus pérenne de l’histoire de la musique. Vingt-deux ans après !

Les Rolling Stones avaient une sympathie pour le Diable. Pas les Verve : “‘Bitter Sweet Symphony’ est la meilleure chanson que les Stones ont écrite depuis vingt ans.” Pas faux ! Tout ça grâce à Allen Klein… ■

 ?? ?? Allen Klein et Andrew Loog Oldham, 1965
Allen Klein et Andrew Loog Oldham, 1965
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France