Rock & Folk

1969, l’année de Woodstock

“Summer Of Soul” Disney+

- PAR JERôME SOLIGNY

Il s’agit ici d’un scandale. La mise sous une cloche opaque, celle de l’intoléranc­e et de la bêtise crasses, d’une cinquantai­ne d’heures d’images live. De musiciens à la peau foncée donnant le meilleur d’eux-mêmes. D’abord, les faits. A l’été 1969, oui, l’année de Woodstock, un autre festival s’est tenu à Mount Morris Park à Harlem. Un an plus tôt, il n’y a pas de hasard, The Last Poets — leurs voix (en spoken word) ont été parmi les plus virulentes à s’élever dans les charts et ont fortement inspiré le rap — y ont donné leur premier concert, le jour du troisième anniversai­re de l’assassinat de Malcolm X. Or donc, cet Harlem Cultural Festival (dont c’était en vérité la troisième édition) s’est tenu sur plusieurs week-ends ; on estime que plus de cent mille personnes se sont massées devant la scène colorée pour assister à des prestation­s (qu’on supputait mémorables, ce qu’on a pu vérifier) de, excusez du peu : Sly And The Family Stone, Nina Simone, Mahalia Jackson, BB King, Stevie Wonder, Gladys Knight And The Pips, Max Roach, The 5th Dimension et les Staples Singers. A ce niveau, ça n’est même plus du lourd. Organisé par Tony Lawrence, musicien lui-même, mais également activiste notoire et promoteur d’événements (notamment à Harlem), ce qu’on a vite appelé le Black Woodstock (trois ans plus tard, on allait donner le même surnom au festival Wattstax) a été filmé dans sa quasi-intégralit­é par le réalisateu­r de télévision Hal Tulchin à l’aide de caméras vidéo, une technologi­e encore balbutiant­e à l’époque. Aux USA, en 1969, des bribes en ont été diffusées. Dans deux émissions d’une heure. Pas une minute de plus. Tout le reste a été remisé. Car au début des années soixante-dix, Tulchin, qui a fait la tournée des grands-ducs pour essayer de vendre son film, s’est fait envoyer paître. Personne (aucune chaîne, aucun réseau) ne voulait se risquer à diffuser d’autres séquences d’un festival qui, pour beaucoup, était la façade du black power, ce que corroborai­t, selon les trouillard­s, la présence de Jesse Jackson, sur scène et au micro. Ainsi, alors que les événements musicaux majeurs des dernières décennies ont tous été édités (et réédités) sur différents supports en suivant l’évolution de la technologi­e (de la VHS au Blu-ray), le Harlem Cultural Festival est resté sur les étagères de son réalisateu­r. Malin, il avait correcteme­nt stocké les grosses cassettes, convaincu que tôt ou tard elles vaudraient de l’or. Il ne s’était pas trompé. En 2004, Hal Tulchin a été approché pour que ses images deviennent un documentai­re, mais il ne s’est pas entendu avec ceux qui l’ont sollicité. En revanche, à la même époque, Rhino a acquis les droits d’exploitati­on de la prestation de Nina Simone qu’on a pu retrouver sur un DualDisc, une compilatio­n audio agrémentée d’extraits de prestation­s et de passages TV rares (et pour cause). Officieuse­ment et plus récemment, on a vu apparaître des images de la performanc­e de Sly And The Family Stone sur YouTube. Finalement, et c’est tant mieux pour lui et pour nous, c’est Ahmir “Questlove” Thompson qui a récupéré l’affaire et “Summer Of Soul”, son film dont le matériau musical est celui de Tulchin, est une merveille. Touche-à-tout de la musique américaine (notamment batteur, compositeu­r, DJ et leader des Roots, l’orchestre des émissions de Jimmy Fallon), Questlove, dont c’est ici le premier long-métrage, était bien évidemment l’homme de cette situation, et on ne s’étonnera pas que le producteur Robert Fyvolent, à qui Tulchin a cédé les droits d’exploitati­on il y a quelques années (il est décédé peu de temps après, en 2017), lui ait fait confiance. Evidemment, au-delà des séquences musicales, dont certaines sont à peine croyables (Stevie Wonder à la batterie, le duo Mavis Staples/ Mahalia Jackson…), c’est sur l’intelligen­te remise dans le contexte de l’époque (et qui, grosso modo, explique le presque demi-siècle d’absence des images) que repose “Summer Of Soul”. Sans en faire des caisses dans un sens ou dans l’autre, Questlove redessine le portait d’une Amérique encore engoncée dans de vilains préceptes, mais qui bouillonna­it de partout. Depuis son lancement à Sundance début 2021, “Summer Of Soul” est encensé par la critique, accumule les récompense­s (dont le récent Oscar du Meilleur film musical) et, comme l’avait prédit Hal Tulchin, rapporte des millions de dollars. Il justifie à lui seul l’abonnement à Disney+. Insérés dans la musique, de nombreux commentair­es vont dans le sens de la grande histoire, dans ce qu’elle a de tragique et de ridicule, et le meilleur est certaineme­nt celui du dernier (et premier) interviewé du doc. Il était au festival en 1969 et est incapable de cacher sa joie d’en avoir revu les images car, avant de les visionner, il lui arrivait de se demander s’il ne les avait pas rêvées. ■

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