Soixante-dix-sept minutes qui ferait passer le Velvet Underground et les Stooges pour des champions de la variété
Goldfrapp
“FELT MOUNTAIN”
Universal/ Music On CD (Import Gibert Joseph)
Incroyable : vingt-deux ans après sa sortie, cette cathédrale sonore n’en finit plus de rendre fou. Trenteneuf minutes et trente-huit secondes de sidération ultime. Groupe très à part dans la scène trip-hop, apparu après les autres, Golfrapp n’est pas à prendre à la légère et n’a, en fin de compte, pas grand-chose à voir avec Portishead, Tricky et les autres. D’abord, il y a la voix et la vision d’Alison Goldfrapp, chanteuse excentrique et habitée aux conceptions musicales très personnelles, dotée de l’une des plus belles voix de son époque. Ensuite, il y a la sorcellerie d’un dénommé Will Gregory. Ce génie du studio, des partitions et des synthétiseurs, avait — et a toujours — des idées ahurissantes pour embellir la musique de son groupe et créer un environnement inouï au sens littéral du terme. Ces deux-là avaient une passion pour les auteurs de musiques de film : Ennio Morricone, Nino Rota, John Barry, Bernard Herrmann, ils sont même jusqu’à aller s’inspirer de la musique de la série française “Belle Et Sébastien”... Alison était obsédée par la sciencefiction, Will mettait tout son savoir-faire, et il est impressionnant, à son service. Il y a des cordes, des instruments étranges, la voix de la chanteuse passée dans un Korg MS-20, quelques accents de cuivres, et, à l’arrivée, l’un des albums les plus visuels, les plus cinématographiques qu’on ait jamais entendus. John Parrish, de Portishead, est à la batterie subtile, tandis que tout décolle en permanence. Ecouter “Felt Mountain”, c’est entrer en lévitation. Dire que tout cela a été conçu dans une petite maison de campagne... Lorsqu’il a entendu les premiers résultats, Daniel Miller, le génie du label Mute, n’en a pas cru ses oreilles. Le reste est de l’histoire : dès les sifflements de “Lovely Head” jusqu’à “Horse Years”, assez flippant, en passant par l’embrasement de “Utopia”, lorsque Miss Goldfrapp annonce “It’s a strange day…”,
“Felt Mountain” est devenu un classique qui, contrairement à de nombreux disques trip-hop, n’a pas vieilli d’un iota. A chaque écoute, la richesse instrumentale, les subtilités de la chanteuse, laissent rêveur.
Le plus étonnant est que par la suite, le groupe parviendra à se renouveler intégralement tout en restant aussi bon, et ce jusqu’à aujourd’hui.
A vrai dire, on ne connaît aucun autre duo ayant réussi à inventer de toutes pièces un univers aussi original. A l’exception, peut-être, de Suicide...
Suicide
“SUICIDE”
Surrender (Import Gibert Joseph)
Suicide, justement. Le premier album a été et reste un tel séisme qu’il a tendance à éclipser les suivants. Chez Mute, encore, on a eu la bonne idée d’assembler des morceaux de toute la carrière du groupe dans un désordre chronologique assez bien vu. Henry Rollins signe un livret d’une intelligence rare. Il ne fait pas que remettre le duo dans son contexte historique (le groupe existait largement avant la sortie de sa première fusée), il explique aussi à quel point celui-ci n’a jamais abdiqué. “Suicide était le groupe qui ne voulait pas mourir”, explique-t-il. Et lorsqu’un album a été intitulé “Suicide – A Way Of Life”, c’était évidemment à double sens. Personne ne s’est obstiné à enregistrer aussi longtemps une musique si extrême. Car il faut avoir l’estomac bien accroché pour s’enfiler ces soixante-dix-sept minutes de radicalisme qui ferait passer le Velvet Underground de “White Light/ White Heat” et les Stooges de “Fun House” pour des champions de la variété. Un accord, des bruits synthétiques bizarres, une boîte à rythmes préhistorique, quasiment jamais de guitare, et un Alan Vega en roue libre qui, sur “Frankie Teardrop” (ici présentée dans une version très rare incluant d’autres paroles), invente en direct la manière dont Jeffrey Lee Pierce allait chanter toute sa vie. Tout cela est dur, quasi industriel, froid, violent, dépouillé de tout désir de séduction. C’était un groupe sans concession. Heureusement, trois moments de tendresse viennent calmer les âmes : on ne connaît pas grandchose d’aussi beau que “Cheree”, “Dream Baby Dream” et “Surrender”. Alan Vega et Martin Rev ? On ne risque pas d’en revoir des comme ça.