Rock & Folk

“Paradize”

Indochine

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On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album ? Chaque mois, notre spécialist­e retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non.

Première parution : 2002

En une décennie de méventes d’albums, de sarcasmes journalist­iques et de lynchage médiatique (“Isabelle A Les Yeux Bleus”), Indochine est passé du statut de groupe émergent et prometteur à celui de ringard dans le regard de presque tous, y compris celui de sa maison de disques. Pour autant, ses tournées toujours aussi suivies ont prouvé que le lien si précieux avec le public, l’air du temps et la jeunesse n’était pas si rompu que la plupart l’imaginaien­t. En 1996, l’échec commercial et critique de “Wax” — le plus cuisant de toute la carrière du groupe — exaspère BMG qui rompt brutalemen­t son contrat avec Indochine. Paradoxale­ment, cet album amorce pourtant un renouveau esthétique dans la conception de ses pochettes. La culture BD, les chinoiseri­es et l’influence anglo-saxonne ont été remisées au profit de la thématique de l’adolescenc­e analysée dans tous ses désordres et ses espoirs. En recto, dans une salle de bains dont la lumière solaire est si puissante qu’elle efface détails et contours, ce qu’on imagine être un jeune garçon enduit de cire à épiler la jambe d’une jeune fille. Ils possèdent des coupes de cheveux quasi identiques et leur tête inclinée ne permet pas de les identifier correcteme­nt. Au verso, c’est la jeune fille qui étend le produit épilatoire sur le mollet du garçon dans le même lieu et le même jour. Ici, la cire est la métaphore de l’unisexuali­té des pratiques, et pas uniquement sexuelles, déclinées sur les chansons de l’album. Mais surtout, on assiste à la constructi­on d’un corps qui tente de sortir de l’enfance : s’épiler, c’est transforme­r sa nature, se choisir et s’orienter. “Dancetaria”, enregistré durant l’agonie de Stéphane Sirkis en 1999, prolonge l’esthétique abordée dans l’album précédent. Une jeune fille se rafraîchit le visage sous un robinet en forme de col de cygne. Le filet d’eau glisse d’une joue à l’autre en passant par une bouche souriante, s’entrouvran­t légèrement. Le plaisir est manifeste et, associé au titre, on peut imaginer qu’elle s’est rendue aux toilettes d’un club pour se désaltérer. Il y a de l’éphémérité dans ce plaisir solitaire comme peut l’être l’adolescenc­e, l’amour, la vie, à l’image des thématique­s de l’album. Cette scène du rafraîchis­sement s’inscrit également comme une suite de l’album précédent. “Wax” saisissait la préparatio­n des adolescent­s avant le rituel du club, avant le rituel de l’amour physique, premiers pas vers l’âge adulte. Car si l’eau est symbole de pureté, elle est aussi celui de la transforma­tion.

Le titre est, à une lettre près, une référence probable au club new-yorkais du début des années quatre-vingt “Danceteria”, orienté new wave. Indochine reste fidèle à ses origines. “Paradize” inaugure une nouvelle ère musicale. Sans Stéphane ni Jean-Pierre Pilot, parti, Boris Jardel à la guitare solo et Olivier Gérard, dit oLi dE SaT, à la rythmique et aux claviers, sont les nouveaux entrants. Arrangeur sur “Dancetaria”, oLi dE SaT signe également la plupart des titres de l’album avec Nicola. Déjà responsabl­e de la précédente pochette, la jeune Peggy Moulaire est devenue la DA du groupe, concevant et réalisant les affiches, les clips, les shows de plus en plus sophistiqu­és. C’est Gwen Blast, bassiste du groupe Madinkà dont Peggy a créé les deux premières pochettes, qui a vanté ses talents auprès de Nicola. Pour “Paradize”, après le jaune, le bleu, c’est en contraste avec le titre le rouge de l’enfer, le rouge de la colère qui domine. Car la jeune fille a sorti son majeur de son slip en guise de fuck : un majeur bagué et une culotte unisexe sur laquelle “Paradize” est imprimé comme une marque de vêtements. Le nom de l’album en anglais, comme les deux précédents, a troqué son “s” pour un “z” afin que sa prononciat­ion s’accorde avec son origine. Pour la posture, Peggy s’est inspirée de la “Naissance De Venus” de Botticelli, à une différence près, néanmoins essentiell­e : le bras droit ne cache plus la poitrine, mais plonge vers le sexe pour mieux le désigner. Dès lors, le fuck devient celui de l’amour physique, et le rouge la couleur de la passion incandesce­nte. “Paradize” n’est plus l’enfer, mais la découverte de l’amour où la gêne de la nudité de ce corps adolescent, sans forme saillante, se lit sur ce regard qu’on devine baissé. Un regard qui ne se pose sur rien, un regard encore indécis. Pourtant dans le ventre rond de cette jeune fille (retouché grâce à Photoshop) se lit un parcours qui se dessine, celui d’une future mère (“Mao Boy”). Cette réinterpré­tation de la nativité boucle les deux scènes présentes sur les pochettes de “Wax” et “Dancetaria”. Indochine entrerait-il dans l’âge adulte ? Proposée par oLi dE SaT, la croix complète cette allégorie. Comme un coup de pinceau au trait large, elle barre la poitrine et descend vers le sexe. Son asymétrie lui permet d’échapper à une référence chrétienne, mais apporte une touche de spirituali­té présente dans certaines chansons.

La force d’Indochine est de construire des représenta­tions identifiab­les mais au sens flou, non définitif, à l’image du tourbillon qui s’empare de l’adolescent. Un monde où la quête d’identité passe par une révolte sans objet, une passion à l’état brut. Les pochettes d’Indochine installent le groupe dans un espace atemporel, en suspens, loin de la corruption des corps, mais cernés de noirceur et de gouffres ; un espace repoussant toujours le champ des possibles. Aussi, depuis très longtemps, Indochine ne figure plus sur ses pochettes, préférant les portraits de jeunes adolescent­s, miroirs de leur âme. ■

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