Ni Poutine ni soumises
Ministère Public moscovite Maria Alekhina Nadejda Tolokonnikova, et Ekaterina Samoutsevitch
ON POURRAIT CROIRE QUE L’AUDACE DES PUSSY RIOT EST REBELLE À TOUTE DESCRIPTION. Dans un pays où l’opposition est étranglée par des torchons brûlants, seule la beauté peut sauver le monde. La beauté russe. Et l’audace, toujours l’audace, encore l’audace, bien entendu.
Mais, comme disait Lénine, les faits sont têtus. Bien que parti trop tôt dans un monde bolchevique trop vieux, Vladimir Ilitch Oulianov, en laissant échapper le pays au camarade Staline, ne pouvait qu’en avoir la prescience : il y a les procès de Moscou, les procès sur Moscou et les procès à Moscou. Tristement célèbres, certainement absurdes, ils concentrent la traduction d’une justice qui n’en est pas une. Soviétiquement vôtre !
Le procès.
Celui des Pussy Riot.
En 2012 s’ouvrait à Moscou un procès de Moscou. Dix ans déjà. C’est un procès politique qui bouscule la politique de celui qui tient les rênes de la justice. S’il a les yeux bandés, il convient de lui ouvrir les oreilles. Quoi de mieux, dès lors, qu’une prière punk pour terroriser les esgourdes de Vladimir Poutine.
Les Sex Pistols s’en battaient les c…
Les Pussy Riot enflamment leurs c… pour dire au monde du nouveau tsar, ancré dans le traditionalisme puritain et hypocrite, qu’il n’y a pas de futur. Les Pistols, pressés par la pudibonderie de l’Angleterre pré-Thatcher, se sont confrontés à la case tribunal. Il ne pouvait en être autrement pour les Pussy Riot.
Le groupe punk s’est formé sur les restes de Voïna, une société d’activistes aux idées génialement foutraques. Nadejda Tolokonnikova, futur PR, avait participé à une séance filmée de relations sexuelles, en groupe et en public, au sein du musée zoologique de Moscou. La contestation était politique. Contre Poutine et Medvedev, ce couple infernal de joueurs
de ping-pong politiques, échangeant les mandats comme on échange les balles. Voïna voulait taper un grand coup, à l’instar des activistes viennois, et plus particulièrement de Günter Brus, maître en la matière qui, en 1968, à l’occasion d’une performance révolutionnaire, but son urine, se recouvrit de ses propres excréments, enfin se masturba aux sons graves de “Pays Des Montagnes, Pays Sur Le Fleuve”, l’hymne national autrichien.
Les Pussy Riot s’ancrent dans la musique. Pas n’importe laquelle. Un punk désorganisé, ritualisé autour de la violence du monde politique qui broie les marginaux, également de la cruauté des hommes russes, ces soudards misogynes qui pensent, avec ou sans Nietzsche, qu’ “une belle femme a tout de même quelque chose de commun avec la vérité : toutes deux donnent plus de bonheur lorsqu’on les désire que lorsqu’on les possède.”
Pussy Riot est un groupe punk rock féministe. L’essence même. Leur look est célèbre dans le monde entier : robes légères, cagoules colorées, collants ; leur musique, plutôt tournée vers les paroles, emprunte aux Shaggs et à Bikini Kill plutôt qu’aux Clash. Pussy Riot dérange.
Pas simple, pourtant, de trouver sa place dans le paysage politique des opposants russes du début de la décennie 2010. Avec la Révolution Blanche, provoquée par la contestation des élections législatives de décembre 2011 (banalement truquées), les arrestations sont légion. Devant le centre de dépôt exceptionnel numéro 1, Pussy Riot imagine un show. Elles hissent une échelle, montent sur le toit qui fait face au dépôt et lâchent une banderole indiquant “droit de manifestation”. Elles chantent. La vidéo est montée à la hâte. Pussy Riot participe à la Révolution sans se distinguer particulièrement. Elles décident de se mettre au repos (le groupe s’agrandit et se structure) et de penser au lieu idoine pour un forfait de grande ampleur.
La place des Crânes est envisagée. Un cercle de pierres d’une dizaine de mètres de diamètre, à deux mètres cinquante du sol, au coeur de la Place Rouge. C’est ici qu’Ivan le Terrible s’est adressé au peuple de Moscou en 1547. Ici même que l’on proclamait les décrets des tsars. La scène idéale. Le 20 janvier 2012, elles passent à l’action. Les paroles sont limpides : “Marre de la culture du mâle hystérique (…), la religion orthodoxe est une queue qui bande.” Les Pussy Riot sont arrêtées puis relâchées fissa. La vidéo fait le tour du monde. Le collectif est célèbre. Il convient de porter l’estocade.
Moscou. Le 21 février 2012. Il est 19 heures. Le collectif Pussy Riot entre dans la cathédrale du Christ-Sauveur. Le lieu saint a été construit après la défaite napoléonienne ; il est un symbole de la Russie contre l’Occident. Nadejda Tolokonnikova, Maria Alekhina et Ekaterina Samoutsevitch, ainsi que le reste du collectif, s’approchent de l’autel. Elles entonnent : “Marie, mère de Dieu, est avec nous dans la protestation”, “Merde, merde, merde du Seigneur”, “Chasse Poutine”. Des guitares saturées pour fond sonore, un soupçon de latin : il s’agit d’une authentique prière punk. Nadejda, Ekaterina et Maria sont arrêtées et placées en détention provisoire. La performance a duré quarante et une secondes.
Le procès de Moscou peut commencer.
Il s’ouvre… en août. Période idéale pour tenir procès. Tandis que l’intelligentsia a quitté Moscou pour se cacher dans les datchas de Pétersbourg, les protestataires ne peuvent se faire entendre. Silence, la politique travaille pendant que la justice prend ses grandes vacances. Cela n’empêche pas Garry Kasparov de se faire arrêter par la police. Le roi des échecs n’est qu’un pion pour le gouvernement russe. Les soutiens lointains se font nombreux. Cependant, le monde politique est partagé : timide côté américain, plus audacieux dans les capitales européennes. L’Allemagne tonne. Le Parti Communiste français est consterné.
Le monde de la musique est unanime. Notre musique. Ce rock qui dit non aux juges et à la société molle : Patti Smith, Paul McCartney, Pete Townshend, Yoko Ono, Johnny Marr gueulent. Kiss tire la langue à la nomenklatura, néanmoins exprime son scepticisme quant à la qualité musicale du groupe.
Le juge russe n’entend rien. Le hooliganisme est chose sérieuse. Les jeunes femmes encourent jusqu’à sept ans de prison. Le 17 août 2012, elles sont condamnées à deux ans de détention en camp pour “vandalisme motivé par la haine religieuse”, le président de la Cour a déterminé que “leurs actes étaient sacrilèges, blasphématoires et qu’ils avaient violé les règles de l’Eglise” (la peine d’Ekaterina Samoutsevitch sera ultérieurement commuée en sursis).
Les trois Pussy Riot sont exilées à Mordovie, dans l’Oural. L’Église orthodoxe veut leur faire la peau. Le pal pour ses polissonnes. Seules les femmes sont capables d’une chose pareille. Nietzsche encore : “Au fond du coeur, l’homme n’est que méchant ; mais au fond du coeur, la femme est mauvaise.”
Les Pussy Riot se réclament d’un autre philosophe. Du fond de sa cellule, Nadejda entretient une correspondance avec Slavoj Žižek, un philosophe marxiste influencé par la psychanalyse. Elle cite Nicolas Berdiaev, le penseur nouvellement chouchou de Poutine : “Parfois, une pensée cauchemardesque me traversait la tête : si l’orthodoxie servile a raison, je suis perdu, mais je rejetais rapidement cette pensée.” A croire que Poutine sait lire l’heure mais non le texte. Et qu’il a oublié ce que tout nihiliste et révolutionnaire professionnel sait : en politique, l’essentiel, c’est la légende. Depuis la prière punk des Pussy Riot, celle-ci n’est pas du côté de Poutine. ■