Rock & Folk

Du boucan à Bouc-Bel-Air

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NINA SIMONE ET AIX-EN-PROVENCE. Un oxymore comme le soleil noir ? Non, plutôt une autre figure de style. Ou bien, plutôt, une structure de rhétorique, l’aposiopèse, c’està-dire la rupture soudaine au milieu d’une phrase, l’interrupti­on brusque du discours.

Nina Simone, Aix-en-Provence, on ne sait pas trop bien quoi rajouter. Parce que l’associatio­n apparaît contre-nature. Que fait donc la grande prêtresse de la soul, l’artiste engagée pour les droits des AfroAméric­ains et les droits des femmes, et le droit d’être enfin heureux de génération en génération, devant le tribunal de grande instance d’Aix-enProvence ? Parce qu’elle vit depuis peu à BoucBel-Air. Il y aurait une histoire à raconter sur le lien entre les artistes américains et la France, et tout particuliè­rement les Noirs américains. Richard Wright à Paris, Baldwin à Saint-Paul, Nina Simone à Bouc-Bel-Air. Quelques milliers d’habitants, un château où résida Franz Liszt ou Alexandre Dumas, de jolies villas, un piton rocheux, quelques écoles, une course de côte régionale, une chanson de Louis Chedid et quelques vers savonneux de Francis Ponge : “Le temps est celui que les couleurs ont mis pour ‘passer’ sous l’effort de la lumière. Le coeur est serré par l’angoisse de l’éternité et de la mort.” Quelques vers pour soutenir le coeur serré de Nina Simone.

Nina a dit tout le mal qu’elle pensait des EtatsUnis, surtout du Sud ségrégué, en trois phrases : “Alabama’s gotten me so upset/ Tennessee made me lose my rest/And everybody knows about Mississipp­i Goddam.”(Mississipp­i Goddam).

Nina Simone aime la France. Elle y a séjourné dans les années quatre-vingt. Paris lui a ouvert les portes d’un studio, elle chante en français ; d’ailleurs, c’est une publicité de la marque de luxe Chanel qui accorde une nouvelle vie à un titre iconique contre lequel elle a la dent dure : “My Baby Just Cares”. Nina Simone aime le voyage. Elle se sent à l’aise dans cette Afrique qui ne peut que lui refuser ce que l’Amérique ne peut pas lui donner : une liberté totale. La France est une terre qui a toujours fait mine d’aimer les étrangers. N’était-on pas comme Dieu en France dans les années 1930 ? A Bouc-Bel-Air, Nina profite du soleil, de la solitude, du calme et de l’ennui.

Le 25 juillet 1995, le jeune Julien, âgé de quinze ans, est invité chez l’un de ses amis

pour profiter de la piscine. Les parents de son ami habitent Bouc-Bel-Air, ils sont voisins de Nina Simone. Les deux jeunes amis barbotent, ils échangent quelques cris, ce sont deux enfants, ils s’amusent. Ce n’est pas du goût de Nina Simone, heurtée par le bruit. Plutôt que d’avertir, elle tire. Il est 19 heures, lorsqu’elle sort de son sac à main un pistolet d’alarme 9 millimètre­s. Une seule cartouche sort de la gâchette à travers la haie, elle touche Julien, qui immédiatem­ent ressent une douleur aux jambes. Un médecin est convoqué sur les lieux du délit. Il retire onze éclats de grenaille du corps de Julien. Le fait devient divers. Les gendarmes déboulent. On est dans le sud de la France. Nina Simone est appréhendé­e et mise en examen. Le tribunal s’apprête à la juger en comparutio­n immédiate, justice expéditive des pauvres et des petits délits. Placée sous contrôle judiciaire, elle obtient du tribunal que son affaire soit renvoyée. Les faits sont graves, il convient qu’elle puisse matérielle­ment préparer sa défense. L’avocat qui porte la voix de la victime est hors de lui. Cela tombe bien, les journalist­es sont présents pour donner écho aux banalités qu’il prononce : “Les faits sont graves, insupporta­bles. Nous souhaitons le faire comprendre à Madame Simone.” C’est clair. Cela dit, cette formule pose une question largement rebattue : un tribunal est-il plus prompt à condamner les stars pour l’exemple ?

Le jour J, Madame Simone n’est pas présente. Son avocat l’attend, mais sans résultat. Ce n’est jamais bon signe, un mis en examen qui se déporte entièremen­t sur son conseil. Celui-ci tente de convaincre, mais lui ne peut épouser le visage de la mise en examen. Dès lors, il explique que ce geste, Madame Simone l’a immédiatem­ent regretté. De plus, il produit un rapport médical qui expliquera­it tout. Madame Simone est incapable d’évaluer les conséquenc­es de son acte. Plus loin, “elle manque parfois de possibilit­é de contrôle sur elle-même”. A cinquante-cinq ans, elle souffre d’une solitude terrible. Exergue du rapport :

“Plus personne ne la supporte, tant dans sa famille que chez ses amis.” Pauvre Nina, “faut savoir s’étendre, sans se répandre” ? Pauvre Nina. Terrible artiste aux multiples facettes. Le tribunal aurait eu avantage à connaître la personnali­té de la chanteuse : d’un côté, l’amie des écrivains noirs, enceinte du mouvement des droits civiques ; de l’autre, la femme soumise, battue et violée par son mari le soir de ses fiançaille­s. Cela, l’avocat français ne peut le raconter. La pureté, disait Simone Weil, c’est le pouvoir de contempler la souillure. Trop tard. Le juge du tribunal correction­nel décide de condamner Simone à une peine supérieure à celle qu’avait requise contre elle le procureur de la République : huit mois de prison avec sursis ainsi qu’une mise à l’épreuve, l’obligation de se soigner, l’interdicti­on de détention et de port d’arme, et enfin 20 000 francs de dommages et intérêts. Tout cela au nom du peuple français. Un prix fort cher à payer pour rester sur le territoire de la République. Comme si Nina Simone n’avait pas passé sa vie à casquer. ■

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