Pauvres Créatures
DE YORGOS LANTHIMOS
L’année 2024 débute à peine et il semble que nous ayons déjà... le film de l’année !
Car comment décrire cette oeuvre tout en bouffonnerie, à la fois respectueuse et irrévérencieuse en hommage au mythique roman “Frankenstein” de Mary Shelley, maintes fois adapté à l’écran de différentes manières : frontalement avec “Frankenstein” de James Whale, ou la version de Kenneth Branagh, en téléfilm (“Frankenstein The True Story”), de façon humoristique (“Deux Nigauds Contre Frankenstein”), voire complètement nanardesque (“Plus Moche Que Frankenstein Tu Meurs” avec Aldo Maccione...). Derrière la caméra de ce long-métrage totalement excentrique, le Grec Yorgos Lanthimos. Repéré en 2009 avec son déjà très étrange “Canine” (une allégorie vicelarde sur le savoir-vivre), Lanthimos a continué son chemin provocateur avec “The Lobster” (des personnes célibataires sont condamnées à se transformer en l’animal de leur choix), “Mise A Mort Du Cerf Sacré” (une vision horrifique et absurde des névroses d’une famille américaine) ou encore “La Favorite” (qui explore l’avidité et autres jeux de manipulation perverse dans la haute aristocratie du XVIIIème siècle). La particularité de ce dernier film ? Il est presque entièrement tourné au grand-angle, donnant ainsi l’impression au spectateur d’errer dans un château gothique tout en ayant les yeux compressés. Avec “Pauvres Créatures”, Lanthimos réussit à la fois son film le plus populaire et exaltant et, en même temps, le plus délirant et extravagant de toute sa carrière. C’est Emma Stone, la midinette charmante de “La La Land”, qui endosse le rôle de ce cadavre ramené à la vie par un docteur peu orthodoxe (Willem Dafoe) qui, avec son visage couturé, semble incarner à la fois le docteur Frankenstein et sa créature. Surnommée Bella, l’actrice ressuscitée n’a aucun souvenir de sa vie antérieure et se déplace comme une marionnette désarticulée façon mime Marceau dans l’immense demeure de son créateur, réapprenant peu à peu à parler et à marcher. Mais cela ne lui suffit pas, elle souhaite aussi en savoir plus sur le monde, la société et tout ce qui va avec : le sexe, la politesse, l’argent et un certain savoir-vivre. Et elle prend plaisir à déconstruire progressivement ces notions en découvrant peu à peu... le féminisme pur et dur. Très rapidement, elle s’émancipe et devient libre de son corps et de son esprit pourtant à peine créés. Emma Stone est absolument stupéfiante. Il est impossible de ne pas lui prédire l’Oscar pour son interprétation à la fois provocante, libre et folle. Yorgos Lanthimos enveloppe son récit de drame et d’ironie, d’horreur et de passion, au sein de décors baroques et chromatiques, comme de la peinture sur verre numérisée. Comme si Georges Méliès, revenant d’entre les morts lui aussi, se mettait à réaliser un film en 2023 en modernisant son style. Tout comme dans ses précédents films, Lanthimos continue à se moquer ouvertement des prétendues bonnes moeurs (du moins, celles de cette société post-victorienne) et du patriarcat qui gangrène encore notre maudit millénaire, tout en mettant en avant le désir sexuel constant de sa Bella, qui comprend rapidement que la véritable vie est bien plus amusante que les artifices du savoir-vivre. Sans oublier quelques moments dignes d’un épisode de “Twilight Zone” (les séquences de repas où Willem Dafoe laisse échapper de sa bouche d’étranges et énormes bulles à chacun de ses rots) et bien sûr, ses plans en grand-angle qui déforment davantage une réalité déjà bien étrange. Avec “Dream Scenario” (voir critique plus loin), “Pauvres Créatures” offre véritablement beaucoup d’espoir pour une nouvelle vague cinématographique onirique et cauchemardesque où l’humain et le social sont vus à travers un prisme résolument punk (en salles le 17 janvier). ■