Rock & Folk

Qui a peur de Frank Zappa ?

Extravagan­t, excentriqu­e, virtuose, vénéré par des fans obsessionn­els, Frank Zappa est un personnage complexe dont l’attitude peut impression­ner au premier abord. Pourtant, son oeuvre monumental­e n’est pas si inaccessib­le qu’on voudrait le croire.

- ERIC DELSART

Pour quiconque ayant un intérêt pour le rock et la musique des années soixante et soixante-dix, Zappa fait un peu peur. Sa discograph­ie — deux albums par an en moyenne durant trois décennies — a de quoi effrayer le néophyte, d’autant qu’elle va parfois explorer le jazz et la musique concrète. Des titres d’albums tels que “Does Humour Belong In Music?” ou “Shut Up’n Play Yer Guitar” interrogen­t aussi sur l’attitude de l’artiste, toujours à deux doigts de faire une blague potache ou un solo de guitare interminab­le. Qui est Frank Zappa ? Et pourquoi l’écouter en 2024 ? Par quel bout commencer ? Tentative de réponse.

Blagues

Frank Zappa était-il un génie ? Tout du moins un intellectu­el amateur de concepts tirés par les cheveux. Il ne les portait pas encore longs quand il est passé à la télévision américaine (sans moustache non plus), utilisant une bicyclette comme instrument de musique sous l’oeil amusé et volontiers moqueur de l’animateur Steve Allen. C’était en 1963, et Frank Zappa faisait sa première apparition en tant que grand excentriqu­e. Dès cette première manifestat­ion, tout est déjà là : le côté geek, le côté expériment­al, le recul humoristiq­ue. Car ce qu’il faut bien comprendre avec Zappa, c’est que l’expériment­ation et l’humour sont les deux mamelles de sa musique. Toute sa carrière, il désamorcer­a l’aspect savant de sa musique en y injectant des blagues, en traitant sa musique sérieuseme­nt sans jamais se prendre lui-même au sérieux. On parle d’un artiste qui a nommé ses albums “Sheik Yerbouti” (pour “Shake Your Booty”, soit “Remue Tes Fesses”), arborant un turban pour se grimer en cheikh sur la pochette, ou “Zoot Allures” pour “Zut alors”, donnant des titres crétins à des chansons telles que “Why Does It Hurt When I Pee” dédiée à la gonorrhée. C’est ce qu’illustre la célèbre photo de Robert Davidson où on le voit nu, assis sur les toilettes : Zappa y désacralis­e l’image de la rock star, qu’il s’attachera à déconstrui­re tout au long de sa carrière.

Point d’entrée idéal

On entend souvent aujourd’hui des gens se plaindre de ne pas réussir à suivre le rythme de King Gizzard ou des Osees. Les fans de Frank Zappa se gaussent. Arpenter pour la première fois les routes sinueuses de l’oeuvre de Frank Zappa peut donner le vertige. Sa discograph­ie, d’une densité et d’une complexité rares, comprend plusieurs dizaines d’albums avec diverses versions de son groupe The Mothers Of Invention ou sous son nom propre. En plus, pour ne pas simplifier les choses, Zappa a commis un crime au début des années quatreving­t en réenregist­rant les batteries et basses de certains de ses premiers albums pour les rééditions CD. Une atrocité qui n’aide pas à s’y retrouver. A l’heure de Spotify et des playlists permanente­s, ses morceaux les plus populaires sur les plateforme­s de streaming sont les blagues potaches de ses albums du milieu des années soixante-dix (“Bobby Brown Goes Down”, “Don’t Eat The Yellow Snow”). Les autres sont “Peaches In Regalia” et “Willie The Pimp”, tirés de “Hot Rats”, son premier album solo sorti en 1970, chefd’oeuvre avéré de fusion blues, rock et jazz. Un moment pivot de sa carrière qui reste un de ses disques les plus abordables (et peut même, via “Willie The Pimp” être une porte d’entrée pour Captain Beefheart). Cet album reste, pour quiconque désirant faire le grand saut, un point d’entrée idéal, suivi des premiers disques des Mothers Of Invention car Zappa y compose une musique encore marquée par les codes du rock et de la pop des années soixante. Sorti en 1966, le double “Freak Out!” s’écoute sans heurts pour quiconque ayant un appétit pour la musique des sixties. On y entend des guitares fuzz saturées (“Mr America”) sur des chansons courtes. Son successeur “Absolutely Free” est plus difficile d’accès, notamment parce qu’il reflète les performanc­es musicales expériment­ales que faisait Zappa sur scène à l’époque, mais l’extravagan­t “We’re Only In It For The Money” mérite d’être connu de tous. C’est la grande blague de Frank

Zappa qui, agacé des hippies défoncés qui peuplent les salles de concert sur et hors de scène, se moque ouvertemen­t de la contrecult­ure et du mouvement flower power. Zappa n’avait rien contre la pop culture (il était ami avec les Monkees qu’il aidera plus tard à se saborder avec le film “Head”), mais certaines postures l’agaçaient. Sa riposte est jouissive. Les chansons, très courtes (à contre-courant de la tendance de l’époque), s’enchaînent les unes aux autres dans un flot ininterrom­pu de vannes et de mélodies qui restent en tête. Un disque influent, aussi bien auprès de ses contempora­ins que d’héritiers tels les Black Lips (qui y puiseront le concept de flower punk). La même année, Zappa publie “Cruisin’ With Ruben & The Jets” où il reprend plusieurs de ses propres morceaux en doo-wop dans un grand geste absurde. Sur la pochette, il s’interroge sur le succès commercial potentiel de l’affaire et, sans surprise, peu après ce disque, Zappa va se lancer en solo avec “Hot Rats” parce que subvenir au cirque des Mothers lui coûte trop cher.

Liberté totale

En général, le rocker moyen s’aventure encore sur quelques albums mais, ceux-ci étant de plus en plus marqués par le jazz, une certaine tolérance pour le genre doit être nécessaire. C’est d’ailleurs le grand rift chez les fans. Il y a l’avant et l’après accident de décembre 1971 (voir “Par ailleurs”). Les fans des années soixante et ceux des années soixantedi­x. Ceux qui admirent sa créativité et son irrévérenc­e, ceux qui préfèrent la virtuosité de ses compositio­ns aux confins du rock, du jazz et du prog. C’est avec cette version qu’il finira par obtenir son succès commercial, “Apostrophe(’)” entrant même au top 10 des charts US en 1974. A partir de là, ses disques fonctionne­nt souvent sur le même modèle de fusion prog-rock-funk-jazz, avec plus ou moins de succès (et plus ou moins de jazz). Les disques tardifs de Zappa (“Zoot Allures”, la trilogie “Joe’s Garage”) témoignent de la liberté totale de l’artiste qui se permet toutes les folies à la guitare (et enrôle des génies de l’instrument tel le jeune Steve Vai pour lui faire jouer les parties les plus inconcevab­les) avant de définitive­ment lâcher les voiles et de partir vers le jazz et le classique. En 2024, à l’heure de tous les métissages, on ne peut que s’incliner devant une telle liberté. “Absolutely Free”, annonçait-il tôt dans sa carrière. Cette phrase restera jusqu’au bout sa devise et s’il faut reconnaîtr­e qu’une certaine ouverture d’esprit est nécessaire pour se plonger dans l’univers de Zappa, son talent est aussi de taille à faire sauter les réticences, dynamiter les chapelles et inciter à se laisser pousser la moustache. Mais attention toutefois : c’est un voyage dont on peut ne jamais revenir une fois la clef d’écoute trouvée.

Son talent est de taille à faire sauter les réticences, dynamiter les chapelles et inciter à se laisser pousser la moustache

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