John Greaves
Le radical tente une nouvelle expérience : composer de charmantes chansonnettes
SI LE JAZZ POINTE LE BOUT DE SON SAXO, LES PURISTES ROCK APPELLENT LES FLICS : LE BINAIRE NE DOIT PAS êTRE SALOPé PAR DES DéMONSTRATIONS TECHNIQUES, DES CROCHES TERNAIRES. Accoupler un dauphin avec un labrador, cuisiner des lasagnes avec du Nutella ? Mieux vaut vanter les mérites de Kim Jong-un à un fan des Ramones que lui parler fusion. Au milieu de cet océan d’oeillères, un barbu échappe au pogrom : Robert Wyatt. Mais quid des autres rêveurs qui eux aussi refusent de délimiter des frontières entre les genres ? John Greaves a régulièrement enregistré avec Wyatt. Sur des disques non-genrés, truffés de jazzmen. Robert a fait appel à la basse de John pour plusieurs de ses morceaux et, inversement, Wyatt a chanté des compositions de Greaves, leurs routes ne cessant de se croiser depuis 1974. D’où John tire-t-il son ouverture d’esprit ? Première étape : dès la fin des années cinquante, son père emmène l’enfant à des concerts de Count Basie, Duke Ellington, Buddy Rich, Stan Kenton… Le jazz, il baigne dedans, il en joue avec son paternel. Deuxième étape : adolescent, il se prend l’explosion Beatles en pleine face, forme son groupe, assure les premières parties de Gerry & The Pacemakers, The Searchers, The Kinks… Et enfin, étudiant à Cambridge fin sixties, Fred Frith et Tim Hodgkinson l’embauchent dans le groupe Henry Cow. “Ils m’ont fait découvrir Frank Zappa, Soft Machine, Berio, Varese, Ligeti, Kurt Weill… Une épiphanie. Ils jouaient une musique avec des signatures temporelles très étranges, je ne comprenais rien à ce qui se passait, c’était merveilleux.” Basse, piano, voix, compositions, Greaves participe de 1973 à 1975 à quatre albums de Henry Cow. Ni jazz-rock, ni prog, ni zeuhl, ni fusion, ces disques ardus semblent n’avoir été enregistrés que pour défier les classificateurs. Rock in Opposition ou Avant-Prog ? Henry Cow se voit finalement collé dans le sous-genre “Scène de Canterbury”, dans le même sac que tous les groupes ayant des attaches supposées avec cette ville — Soft Machine, Matching Mole, Caravan, Hatfield And The North, Gong, Khan, Egg… Très bien, sauf qu’Henry Cow n’a jamais mis les pieds à Canterbury. “On s’écoutait les uns les autres, nous jouions tous dans un collectif appelé Ottawa Music Company, initié par Chris Cutler, mais Henry Cow restait à part, très différent. Hatfield And The North et Caravan faisaient une sorte de jazz-rock un peu fantaisiste, nous, nous n’avions pas les compétences, pas plus que pour faire du prog comme King Crimson.
J’ai participé à Soft Heap et National Health, ils faisaient du jazz-rock, alors que moi, même si ma vie en dépendait, je ne pourrais pas en jouer. Je ne serai probablement jamais invité à un festival de Canterbury, à moins qu’on y fasse entrer ‘Kew. Rhône.’ par la porte de derrière.” Décryptage : John Greaves quitte Henry Cow pour aller enregistrer aux Etats-Unis en 1976 son disque le plus canterburyen et jazz, “Kew. Rhône.”, avec Peter Blegvad, Carla Bley, Lisa Herman et Mike Mantler. “Une des expériences les plus extraordinaires de ma vie, Charles Mingus est passé dans notre studio : c’était comme rencontrer Dieu”. Robert Wyatt adore tellement “Kew. Rhône.” qu’il en achète deux exemplaires, “pour quand le premier sera usé”. Le disque sort en pleine explosion punk, hors de question de s’en excuser : “La musique des Sex Pistols ne représente rien pour moi, celle de The Clash non plus”. En revanche, les télescopages post-punk, Greaves peut se vanter d’en être un précurseur, il s’en va donc naturellement bosser avec David Thomas (Pere Ubu) et David Cunningham (Flying Lizards). Parallèlement, au début des années quatre-vingt, il prépare son premier album solo, “Accident” — pas à Canterbury, mais à Paris. Depuis dix ans, il soumet la musique à toutes les manipulations possibles, sa nouvelle expérience, ce sera de composer des chansons abordables, des pop songs avec couplets, refrains, mélodies. “Milk”, “Irma”, “Sad Emission”, “Silence”, le résultat, qui sort en 1982, est féerique. Ritournelles new wave fragiles avec légères touches jazz, c’est comme une fusion de Robert Wyatt et Colin Newman, Kevin Ayers reprenant les Nits, un “Wrong Way Up” (Eno/ Cale) avec huit ans d’avance. Beaucoup de rescapés seventies ayant frayé avec le jazz et le prog se retrouvent dans les années post-punk complètement aux fraises. Les exceptions s’avèrent passionnantes — la preuve avec les albums du début eighties de Steve Hillage, Robert Calvert, Anthony Moore, Peter Blegvad, Mike Batt, Bill Nelson, Daevid Allen… Canalisé et optimisé par un songwriting étonnant, admirable, Greaves peut se féliciter d’apporter un plus par rapport à la nouvelle vague synthpop qui déferle alors : son passé d’artiste expérimental, ouvert à tous les genres. Pas des lasagnes fourrées au Nutella : “Accident”, c’est caviar et champagne. ★
Première parution : 1982